jeudi 28 mai 2009
La France-des-Cavernes
posté à 15h47, par
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Éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne, il met sur papier le quotidien de ses journées, les scènes de vie tristes et/ou joyeuses. Mômes en rupture, paumés ou joyeusement révoltés, parents dépassés ou absents, administrations et associations où - de l’intérieur - quelques un-e-s essaient de résister… Aujourd’hui, on revient de l’enfer de la prison.
« Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures antidrogues multiplient l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la garde à vue. On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée ? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée ? Peu d’informations se publient sur les prisons : c’est une des régions cachées de notre système social, une des cases noires de notre vie. Nous avons le droit de savoir, nous voulons savoir. »
Michel Foucault, 1969
Savoir le quartier disciplinaire, le mitard du quatrième étage, les murs fracassés, troués, sanglants, le maton ou l’infirmier ganté d’un plastique maculé de merde, au quatrième étage des cercles de Dante, le cliquetis des portes qui s’ouvrent et surtout se referment, et les cris des détenus peinent à frayer l’air du quatrième.
Le samedi exceptionnellement, pour aller au parloir, comme d’habitude. Le-maton-qu-est-sympa (ie : celui qui précède toujours le nom du détenu par Monsieur) me dit que ce ne sera pas possible aujourd’hui parce que Monsieur est au quartier disciplinaire. Seuls les avocats, pas les éducateurs.
« Effectivement, Monsieur, je comprends bien ; seulement j’ai une autorisation de parloir avocat et je suis donc considéré comme tel… »
Je remarque opportunément le nom du lieutenant de permanence du week-end sur une affiche et, après cinq minutes de discussion stérile, demande à parler au supérieur de faction. Trop heureux de se décharger d’une quelconque responsabilité, le maton s’exécute (au sens figuré, hélas).
C’est qu’il a l’air joyeux de bosser le week-end, le lieutenant. Je lui ressors le même discours.
« - Non, pas possible.
- Très bien Monsieur, dans ce cas j’exige un courrier de notification expliquant les raisons motivées de votre refus, courrier que vous voudrez bien signer, et contrefaire signer par la personne m’ayant délivré le permis de visite, à savoir Monsieur le Directeur. »
Je me cale dès lors dans la posture du gars qui attend que l’Administration Pénitentiaire lui remette un courrier un samedi matin de novembre.
Un quart d’heure plus tard, le sas central s’ouvre. Allez-y, qu’il m’a dit. Et démerdez-vous.
Le cœur se met à tambouriner, les mains moitissent. Série de portes qui s’ouvrent et se referment. Quelques matons me regardent avec dédain et ignorent mes questions. Pas le choix que d’aller plus avant dans les entrailles de la taule. Les portes s’ouvrent toujours.
Une bande de dix gars qui tchatche violemment.
« - Wesh, m’sieur, vous êtes qui, vous êtes avocat ?
- Bonjour messieurs. Je cherche le quartier disciplinaire.
- Ouais, mais vous avez pas une tête d’avocat. Vous faites quoi là ?
- Je suis éducateur et je dois absolument voir un jeune.
- Educ de quoi, éduc où ? »
Je raconte un peu le quartier, on discute des gens qu’on connaît, en commun par la bande, ceux qui sont encore dehors, ceux qui sont encore ici. Un des gars se propose de m’accompagner jusqu’à l’escalier qui monte au quatrième.
« - Au revoir messieurs, merci pour tout, et bon courage.
- Au revoir monsieur. Au fait, on vous a pas demandé… Vous venez voir qui ?
- Ah ça par contre, ça ne vous regarde pas, les gars. »
Un temps. Silence de gêne. Les gars se resserrent, position de défense. Échangent quelques mots. Je tremble un peu plus.
« Oui, monsieur, vous avez raison. Et puis on le saura bien assez vite. »
Chez Dante, on descend. En taule, on monte.
La porte du quatrième s’ouvre. Deux matons surarmés m’accueillent.
« - Bonjour monsieur, vous êtes qui ? Parce qu’il n’y a jamais personne qui monte, là, normalement…
- Ben, c’est monsieur l’officier de permanence qui…
- Pfffff, de toute façon, ceux d’en bas, ils nous tiennent jamais au courant. Allez attendre là-bas, on va extraire le détenu. »
Les matons partent en gueulant contre la hiérarchie, que c’est des incapables. Qu’ils ont jamais vu un avocat au mitard en dix ans de carrière, et en plus un samedi.
Je suis dans la guitoune des matons. Je respire un grand coup. Seul, un samedi matin, je suis au mitard pour voir un môme et c’était pas trop prévu au programme. Et ça n’a pas l’air d’être non plus dans les habitudes de la boutique. Sur les murs, les informations relatives à la sécurité, à l’usage des matons. Le cahier de passation de consignes auquel je jette un œil sans oser tourner les pages. La vue panoptique sur les deux couloirs avec la vingtaine de cellules, les tâches de sang mal lavées sur une peinture qui n’a même plus de couleur.
Mélange entre angoisse et rêverie. Est-ce que je vais redescendre… Au mitard, putain.
Un des matons revient. Me dit qu’il n’y a pas de salle d’entretiens prévue, et que du coup, on sera obligés de se poser dans la « salle du jugement ». J’opine.
« Salle du jugement ». Deux chaises, un bureau surélevé, une fenêtre grillagée, un rond vert peint sur le sol à deux mètres du bureau. Une affiche, celle de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dans sa version livre d’histoire, l’éternelle, celle de 1789 avec la pique et le bonnet phrygien, les tablettes et l’œil de la Justice qui irradie au-dessus.
Najib arrive.
« Ben, Ubi, qu’est-ce que tu fais là ? »
Rester sobre, ne pas lui dire que je me le demande bien, ce que je fous là, que je suis mort de trouille et que je me demande si je vais pouvoir redescendre un jour.
« - Ben je viens te voir, des trucs un peu importants à t’annoncer, et j’ai dû faire un peu le forcing pour pouvoir arriver jusqu’ici.
- Ah ouais ? Ben vazy, raconte…
- Attends un peu bonhomme, déjà, toi tu me racontes ce que tu fous là. T’as fait quoi comme connerie ?
- Oh, je me suis battu avec un surveillant qui m’a annoncé que ma date de remise en liberté était repoussée d’un mois… »
Et il m’explique que le rond vert, c’est là où doit se tenir le détenu qui est jugé par le directeur de la prison, lequel décide de la durée d’emprisonnement au mitard. Y a un procureur aussi, forcément, et le surveillant qui a posé la plainte. Et personne pour la défense, sinon le détenu lui-même. Sous l’œil des idéaux de 1789.
En bas, l’officier de permanence m’ouvre le sas qui me ramène au dehors. Il se marre. Un peu de vent, une fine pluie. J’aspire l’air à grandes goulées. Je reviens de l’enfer. Surtout, ne pas se retourner. Vivant. Et libre.