mardi 24 mars 2009
Entretiens
posté à 12h25, par
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Ce pauvre de Robien doit en faire des cauchemars… Début 2008, le maire d’Amiens s’est pris une déculottée aux municipales. Une défaite surprise qui doit beaucoup à l’équipe de Fakir, journal ayant conduit une vive « contre-campagne » contre lui. Décidé à remettre ça pour les européennes, Fakir relance une « contre-campagne », nationale et sous forme d’un magazine. J’en suis, mais vous propose quand même cet entretien avec François Ruffin.
Fakir, ils n’aiment pas.
Ils détestent, même.
Il faut les comprendre : ce journal alternatif régional, lancé en 1999 à Amiens par le journaliste François Ruffin, n’a pas été conçu pour complaire aux notables ronflants et aux édiles pompeux.
Et il est finalement normal que ceux-ci voient dans cette publication un « torchon de petits bourgeois », assimilant ses rédacteurs à « des talibans de l’information, des terroristes du journalisme, des parasites sociaux qui n’ont jamais rien fait de leur vie ».
Deux maximes expéditives1 comme un joli résumé du parcours de Fakir.
Journal poil-à-gratter qui n’a cessé - il n’y a pas d’autre mot - d’emmerder tout le monde à Amiens, dénonçant les petites baronnies, les compromissions des élites locales, le journalisme dévoyé du Courrier Picard, la politique droitière d’une municipalité échue comme de droit divin à Gilles de Robien2, entre autres cibles de choix.
Oui : de quoi se faire des amis…
Au rang des ennemis éternels de la publication, Fakir peut donc s’enorgueillir de la détestation du seigneur local, le sieur de Robien.
Edile qui n’a cessé d’avoir les fouineurs du journal dans les pattes, plumitifs acharnés à dire la réalité de sa politique municipale et les errements de ses prises de position ministérielles4
Et qui peut mettre en partie au crédit de François Ruffin et de sa bande sa défaite surprise aux municipales de 2008, favori se retrouvant bec dans l’eau après une épique « contre-campagne » conduite par Fakir
Autant dire que l’ancien maire d’Amiens ne devrait pas être très heureux d’apprendre que le journaliste, qui exerce depuis un moment son mauvais esprit au Monde Diplomatique et à Là-bas si j’y suis, a finalement mis le conseil qu’il lui avait amicalement donné en 2000, « Aller exercer (son) métier ailleurs », à exécution.
Délocalisant Fakir de Picardie pour en faire une édition nationale.
Et le transformant en un magazine de 44 pages, qui sera tiré à 40 000 exemplaires à l’occasion des élections européennes et qui affiche pour chouette ambition de s’en prendre à ces dévoyés de la fausse gauche et à ces salauds de la vraie droite qui se sont mis au service de l’Union.
Fakir prend un nouvel envol, donc.
Rebondit sur les élections européenne.
Revient sur la profonde fracture opposant tenants de l’ordre néo-libéral européen et partisans d’une autre Europe, celle du référendum sur le Traité constitutionnel en 2005.
Et affiche pour principal objectif de « punir » - ainsi que l’affirme son édito du 15 mars - ces « médias aux ordres, qui jetaient du ’populiste’ à la figure des opposants », ces « patrons, avec leur ’appel des cent’ », ces « partis comme il faut, socialistes, Verts, Modem, UMP, qui nous vendaient leur ’concurrence libre et non faussée’ aujourd’hui contre des promesses d’ ’Europe sociale’ pour demain », bref tous ces tartuffes qui prétendent nous dicter ce qu’on doit penser de l’Europe des marchés qu’ils ont patiemment créée.
Au fond, Fakir va faire du Fakir, mais à l’échelle du pays.
Et je suis mal placé pour en parler puisque je fais (modestement, mais quand même…) partie de l’équipe qui a préparé ce numéro.
Basta !
Au temps pour la déontologie et l’éthique journalistique, voici une interview de François Ruffin. L’occasion pour l’auteur des Petits Soldats du journalisme, de Quartier Nord et de La Guerre des classes6 de revenir sur l’anti-campagne conduite par Fakir en 2008 contre de Robien, d’annoncer celle qui va être menée lors des élections européennes et de faire part de la naissance d’une nouvelle version de Fakir, mensuel national qui poursuivra - si tout va bien - son petit bonhomme de chemin après le rendez-vous électoral.
D’où vient cette idée d’ « anti-campagne » ?
Elle est née en 2008, une année particulièrement pourrie pour Fakir. On n’avait plus de salarié, notre équipe s’était réduite à un petit noyau. En plus je me coltinais un procès, de Robien témoignait contre moi, et lors de l’audience, l’avocat de la partie adverse, également adjoint à la mairie d’Amiens, avait lancé aux juges : « Il faut taper Monsieur Ruffin au portefeuille. Pour l’empêcher d’écrire. » On se sentait cernés. Donc, on s’est dit : soit on ferme la boutique, soit on mène un baroud d’honneur. On a choisi la seconde option : contre la chronique de notre mort annoncée, on s’est cabrés, un sursaut d’orgueil.
Les municipales approchaient : puisque de Robien voulait notre peau, on lui ferait la sienne. On essaierait, du moins. Au départ, on n’y croyait pas. Dégagé le ministre Robien, installé à Amiens depuis 89, alors qu’y avait que des mous en face, personne n’y croyait. On a lancé notre « anti-campagne » plus comme un geste de bravoure que comme un acte politique, au fond.
Et c’est ça qui est beau : on sait ce qu’on sème, on ignore ce qu’on va récolter.
Le point de départ, c’était donc le 12 janvier 2008, avec un débat qui réunissait Gérard Filoche et Serge Halimi. La soirée s’est déroulée dans une super ambiance, 400 personnes dans la salle, une fanfare, le meilleur punch de Picardie, il y avait vraiment quelque chose dans l’air… Alors, à la fin, on a demandé des volontaires pour tracter contre de Robien.
Il y a des gens qui attendaient ça : non pas se mobiliser pour la gauche gestionnaire - ou pour la gauche révolutionnaire -, mais juste « contre ». Contre la droite. D’ailleurs, lors de cette anti-campagne, on a écrit des articles intitulés « Gauche, la victoire en ronflant » ou « La mollesse tranquille », et bien sûr une charge contre Vincent Peillon – notre bête noire préférée (au passage, maintenant qu’il a fui hors de Picardie, on est prêts à aider les camarades du Rhône-Alpes qui voudraient le chasser plus loin encore avant les catastrophes électorales : l’Île d’Elbe me paraît, dans un premier temps, une sage destination).
Mais la cible principale restait de Robien ?
Evidemment. On a sorti en février 2008 un numéro spécial, Le Livre noir du robiénisme, qui revenait sur ses vingt ans de règne, sur son bilan comme maire et comme ministre. C’était un travail sérieux, fouillé, détaillé. Et en même temps, on a édité une lettre d’information, beaucoup plus courte, quatre pages A4, dans un style moins ironique, accessible à tous.
Dans ce mini-journal, on se présentait comme des journalistes indépendants et des citoyens ordinaires – ce que nous sommes. Nous apportions tout bêtement de l’information. Un tableau a particulièrement fait mouche : d’un côté, nous listions toutes les dépenses de Robien pour ses grands travaux : 4,5 millions d’euros, par exemple, pour la réfection de l’Hôtel de Ville. Et de l’autre, nous indiquions combien il dépensait pour le social : 450 000 € pour les HLM, dix fois moins. Il n’y avait même pas besoin de commentaires : les chiffres suffisaient.
Ce document, on l’a tiré à 40 000 exemplaires. Amiens compte 60 000 foyers, donc avec 40 000 tracts, on a couvert la ville aux deux tiers. On s’est répartis les quartiers. Il faudrait citer ici Violaine, Jérôme, Jicé, Fabian, Pierre, Antoine, Liévin, Aline, Séb, et une cinquantaine d’autres volontaires. Des étudiants de l’Unef et des policiers municipaux ont distribué le même tract ! Réunis dans la même salle ! Autant de gens à la marge des partis de gauche, des citoyens de bonne volonté, de l’énergie disponible, que notre initiative est venue canaliser à un moment.
Ça a marché ?
Tu sais, on est habitués à diffuser des tracts dans l’indifférence, voire l’hostilité des passants. Eh bien là, sur la place Gambetta, au centre d’Amiens, on s’arrachait nos documents : « Ah, si c’est Fakir, j’en veux bien. » L’impact de cette anti-campagne, comme moteur, ne faisait aucun doute.
Pourtant, quand, au soir du premier tour, Gilles de Robien s’est retrouvé en ballottage défavorable, je n’y croyais toujours pas. Je suis d’un naturel pessimiste. D’autant que, dans l’entre-deux tours, il a durci sa campagne. Il s’en prenait sans arrêt à Fakir dans des débats, presque plus qu’au candidat PS. Son équipe a même fabriqué un faux Fakir – qui s’intitulait « Ça f’ra pire ». Dans des courriers aux habitants, il prétendait que je deviendrais directeur de cabinet du maire socialiste – ce qui constitue une insulte à ma personne, je pense… Dans la rue, bien sûr, des sbires à lui nous empêchaient de diffuser.
Vous ne vous êtes pas laissé faire ?
Bien sûr que non. On a réagi en faisant ce qu’on maîtrise le mieux : un nouveau tract. Imprimé cette fois à 30 000 exemplaires, on en a diffusé 28 000 en vingt quatre heures. Punaise, quand la volonté collective se réveille, on peut vraiment soulever des montagnes. Ça été une belle performance sportive…
Et le vendredi soir, à la fin de la campagne, à deux jours du deuxième tour, on a tracté dans les boîtes à lettres jusqu’à minuit, quatre voitures tournaient dans la nuit. Et puis on a picolé un peu beaucoup, avec le sentiment d’avoir mené une belle bataille - quel que soit le résultat de l’élection.
Même si elle profitait au PS ?
Oui, même si… Mais, dès le samedi, veille du scrutin, le lendemain de notre picole, nous avons immédiatement préparé un nouveau tract, histoire de prévenir le PS qu’on le tenait à l’œil. Le soir de la victoire de Gilles Demailly, le candidat socialiste, et alors que toute son équipe nous accueillait en héros, nous l’avons distribué au milieu des fonflons et des flûtes de champagne. En voici un extrait :
Les méchants ont perdu. Pour autant, avons-nous gagné ? Quel électeur ferait encore, aujourd’hui, une confiance aveugle dans le Parti Socialiste ? On se souvient de 1981, avec un François Mitterrand élu pour « changer la vie » et qui deux ans plus tard justifiait la casse sociale. On se souvient de Lionel Jospin, qui allait rompre avec le libéralisme, et qui finalement privatisa à un rythme deux fois plus élevé que les gouvernements Balladur ou Juppé. On se souvient, plus près de nous, du Traité Constitutionnel Européen – que les Français ont rejeté à 54 %, mais dont les parlementaires PS ont finalement accepté le retour masqué. Sans faire injure aux militants socialistes, nous vivons tous avec cette histoire dans nos têtes.
Nous félicitons donc chaleureusement Gilles Demailly et ses colistiers pour leur victoire. Mais il faut veiller, dès maintenant, à ce que cette victoire soit aussi la nôtre, et qu’elle le reste. Il nous faut maintenir un contre-pouvoir, pour que les promesses ne soient pas oubliées, pour que demain le clientélisme de la gauche ne remplace pas le népotisme de la droite.
Evidemment, dès le lendemain, on essayait de nous effacer de la photo. D’occulter les troublions de cette petite page d’histoire.
Ça, c’était donc l’anti-campagne amiénoise de Fakir. Quel rapport avec l’Europe ?
Tout bête. Je pense qu’on a trouvé là un mode d’intervention efficace, qu’on peut d’ailleurs recommander à tous ceux qui ont en marre de leurs édiles : jouer les francs-tireurs pour virer son maire, ça marche ! Faudrait éditer un manuel, tiens.
Surtout, l’opération « anti-campagne » peut être reproduite. C’est malheureux, mais on en est là : on n’est pas d’accord sur le « pour » (pour Mélenchon, ou pour le NPA, pour changer l’Europe, ou pour en sortir, etc.), on reste juste d’accord sur le « contre ». Contre les médias, patrons, partis qui, il y a quatre ans, nous vendaient « la libre circulation des capitaux » comme panacée universelle. Sur ce « contre »-là, y a de l’énergie disponible.
En gros, il s’agit de proposer une anti-campagne européenne ?
Entre une ville de 130 000 âmes et un pays de 60 millions d’habitants, l’impact sera légèrement différent...
Au départ, l’équipe de Fakir voulait juste sortir un document, qu’on diffuserait dans notre coin, de l’information que les autres groupes, ailleurs, pourraient télécharger, reprendre, diffuser, etc. Histoire, quand même, de punir un peu les partisans du Traité de Lisbonne, qui croient que la démocratie c’est pour faire joli. Et puis, nous est venu de l’appétit. L’envie d’un vrai gros journal. Parce que la « crise » économique, il faut la transformer, avant tout, en crise intellectuelle. C’est-à-dire en une remise à plat du libéralisme, en une remise en cause de ses fondements. Dont l’Europe est un pilier.
Si on ne profite pas de cette occasion pour ça, on aura perdu sur toute la ligne : pas seulement des emplois, mais aussi une bataille idéologique. Notre canard, modestement, parmi d’autres initiatives, doit œuvrer au réarmement des esprits.
Et Fakir s’arrêtera là ?
Non. On casse notre tirelire, là. Si on ne boit pas la tasse, il y aura d’autres numéros nationaux : depuis le temps que ça nous démange, on ne va pas attendre d’avoir 80 ans pour sortir « Fakir hebdo »… L’idée – mais la marque est peut-être déposée, donc je vais me faire enguirlander par Daniel [Mermet] – l’idée, c’est de faire un « Là-bas si j’y suis » version papier, avec un reportage social, et derrière un portrait marrant, et plus loin un entretien avec un intello, et puis une nouvelle érotique – parce qu’y a tout ça dans la vie, et souvent tout ça qui se mêle, même. Bref, de l’information militante, mais pas chiante. Enfin, le moins possible…
Le journal sortira le 20 avril.
Mais il est déjà possible de commander des numéros à l’avance, un exemplaire au prix de 2,80 € ou dix pour 20 € (en envoyant un chèque à l’ordre de Fakir, 21, rue Eloi Morel, 80000 Amiens). Soyons fous, il est même possible de s’abonner : abonnement simple pour 25 € ou de soutien pour 40 €.
1 La première est de Roger Mézin, premier adjoint d’Amiens, la seconde de Pascal Pouillot, avocat du précédent.
2 Gilles de Robien a été maire d’Amiens pendant 14 ans et adjoint au maire (quand il était ministre) pendant cinq années
3 Dessin de Fabian.
4 Gilles de Robien a été ministre de l’Équipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer de 2002 à 2005, puis ministre de l’Education de 2005 à 2007.
5 Dessin de Mathieu Colloghan, de même que celui qui suit.