ARTICLE11
 
 

mercredi 8 avril 2015

Entretiens

posté à 19h49, par JBB
13 commentaires

« L’ego dans son enclos »

Pas de quartiers ! En s’appuyant sur l’exemple emblématique des lotissements, habitat parfaitement cloisonné et auto-centré, Jean-Luc Debry, auteur (entre autres) du Cauchemar pavillonnaire, aligne les classes moyennes pour le compte. En fustigeant leurs étroits horizons et leurs médiocres ambitions, c’est finalement le règne sans partage de la consommation qu’il met à nu.

Cet entretien a été publié dans le numéro 17 de la version papier d’Article11

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C’est une charge à l’arme lourde. Violente et résolue. Au fil des pages du Cauchemar pavillonnaire1, Jean-Luc Debry dégomme tous azimuts. Ses cibles ? L’idéologie des classes moyennes et leur étroit horizon, réduit au conformisme de la seule consommation. L’inanité des zones pavillonnaires et l’enfermement de ceux qui les habitent dans le triste « huit-clos de l’ego ». L’obsession de la sécurité, le culte de la marchandise. Et la duplication des non-lieux (autoroutes, chaînes hôtelières, centres commerciaux, rues piétonnes, etc.), espaces fonctionnels «  sans mémoire, sans passé et sans doute sans futur ».

Mais si Le Cauchemar pavillonnaire a tout du jeu de massacre, petites espérances et grandes médiocrités des classes moyennes en ligne de mire, il ne faut surtout pas le résumer à sa seule brutalité pamphlétaire. L’essai dessine surtout le détaillé et percutant portrait d’une société dans laquelle toute ambition individuelle se réduit à la jouissance du consommateur. Un monde étriqué et corseté, fait de repli sur soi et d’addiction marchande.

Ce constat, Jean-Luc Debry le poursuit avec Départ volontaire2. Un roman (noir) qui prend l’entreprise et ses logiques sacrificielles pour décor, campant de veules employés et de détestables chefs de bureau. Des personnages de fiction qui semblent taillés pour habiter le tableau brossé dans Le Cauchemar pavillonnaire. L’essai et le roman se complètent, comme pour mieux souligner la cohérence d’un univers mesquin aux mécanismes affûtés.

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« C’est vrai : Départ volontaire n’est pas le plus riant des livres. Odile, la figure centrale du roman, est tellement écrasée par le déploiement de l’idéologie managériale qu’elle se retire du monde, s’efface, disparaît. Un jour, elle décide de ne plus jouer le jeu, social et professionnel. Fini, terminé.

C’est quelque chose que j’évoque aussi dans Le Cauchemar pavillonnaire, au long du chapitre ’’La dépression comme subversion’’. J’y avance notamment l’idée que la dépression serait la dernière aventure humaine possible dans notre univers administré, saturé de normes, de procédures, de bureaucratie informatisée et de hiérarchies insidieuses.

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C’est en fait l’un des seuls moments où il est encore possible de s’appartenir vraiment. Dans la douleur, la souffrance, l’abandon – mais de s’appartenir quand même. La personne atteinte de dépression ne marche plus dans le cinéma qui lui est proposé. Elle ne croit plus dans l’idéologie en tant que telle, ni dans ses mises en scène de pacotille. Et elle refuse la performance, la réussite – ces valeurs cardinales du monde de l’entreprise.

Je travaille comme cadre moyen et je suis très souvent sur la route pour des raisons professionnelles. Il y a quatre ans, je me trouvais dans un bled improbable – l’une de ces agglomérations qui ont eu leur heure de gloire il y a six siècles, qui ont arrêté de vivre depuis et qui somnolent, cernées par de mornes zones pavillonnaires et une ou deux petites zones d’activités. Le soir, je me suis rendu, en observateur, dans un café qui retransmettait un match de la Coupe du monde de football de 2010. À l’intérieur, tout le monde était très excité. Sauf une jeune fille de 17-18 ans, qui tirait la tronche. Elle regardait la salle avec dégoût. Et j’ai pensé : super, elle refuse de jouer la comédie du bonheur ! Mais cette ambiance survoltée, le sentiment de jouir ensemble et de partager cette jouissance, l’a finalement emportée. À un moment, elle s’est dressée, suivant le mouvement général en criant : « Qui n’est pas français ne se lève pas ! » Elle a fini par se faire avoir. Triste.

Reste que ce décalage m’intéresse. Celui des gens qui ne jouent pas le jeu. Ou plutôt : qui ne peuvent plus le jouer. Ils se placent en recul, et se trouvent donc en capacité de porter un discours critique. Ce n’est qu’une première étape, bien sûr, celle du regard : tu mets une distance entre le monde et toi. Tu te places hors-scène. C’est un préalable à la prise de conscience. »

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« Cela recoupe ma position personnelle, mon rapport au monde de l’entreprise. Je suis à la fois dedans et dehors. J’essaie de survivre à l’intérieur en jouant avec les codes, rites et usages, toutes choses que je maîtrise parfaitement. Et dans le même temps, je m’efforce de les considérer de l’extérieur. Ce n’est pas évident. Mais j’y parviens parce que j’ai adopté un parti-pris d’observateur : je regarde le monde du travail dans lequel j’évolue en anthropologue, avec curiosité mais sans sympathie. Ce qui me fait tenir ? L’écriture, tout simplement.

Je me fais l’effet d’être un athée au milieu de croyants plus ou moins fanatiques et subtils. Tu dois connaître ce sentiment. Disons que tu rencontres quelqu’un de profondément religieux – socialement, politiquement et idéologiquement. Tu te rendra vite compte que tu ne peux rien faire d’autre que lui demander comment le monde existe à travers ses yeux. Tu pourras l’écouter, parfois comprendre sa mentalité, mais tu ne réussira pas réellement à discuter avec lui. Il y a là une espèce de barrière infranchissable. Parce que tôt ou tard, il te demandera de donner des gages à ’’sa vérité’’. »

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« Ce qui est fascinant dans le monde de l’entreprise, c’est que quasiment tout le monde y croit. Cette profonde adhésion à la fiction professionnelle va de pair avec ce mal contemporain qu’est la disparition de l’esprit critique. Un lent délitement collectif de la capacité à construire un discours critique qui est vraiment le propre de nos sociétés post-modernes. Je le constate quotidiennement : personne ne prend de distance, ni ne remet en cause ce qui est vu comme un état de nature indépassable.

Comme si c’était évident. Évident qu’il faille être performant, efficient. Que la fin justifie les moyens. Que l’intérêt de la direction et des actionnaires est plus important que celui des salariés. J’y vois une forme d’injonction paradoxale. Parce que par ailleurs, et de mille manières, dans le spectacle permanent du narcissisme et de l’égotisme, tout concourt à la conviction que mon intérêt individuel doit l’emporter, quoi qu’il en coûte ’’aux autres’’. »

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« Après la parution du Cauchemar pavillonnaire, certains m’ont reproché ce qu’ils voyaient comme du mépris. Sur le mode : si les gens sont heureux ainsi, tu n’as pas le droit de gâcher leur bonheur. Comme si le bonheur était une catégorie intouchable, et qu’il était interdit d’y porter atteinte.

C’est quelque chose qui ne signifie rien pour moi – il y a des tortionnaires très heureux, et des tueurs en série qui s’éclatent. Ça ne veut rien dire. Je ne vois qu’une chose : nous sommes englués dans une idéologie, et la justification de cette idéologie est portée par l’image du bonheur. Il s’agit simplement d’un artefact. Je comprends que ceux qui le vivent se persuadent qu’il s’agit du bonheur. Mais qu’on ne me demande pas de croire que le fait de devenir propriétaire d’un pavillon, d’une voiture de marque et d’enfants promis à un avenir d’ingénieurs soit la marque d’une vie réussie. »

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« Au fur et à mesure de mes déplacements professionnels, j’ai vu les zones pavillonnaires et commerciales s’étendre. En moins de dix ans, elles se sont très nettement développées. Et on en arrive aujourd’hui à de pitoyables extrémités, à l’image de ce que j’appelle le ’’pavillon sauvage’’. Il s’agit de maisons qui ont toutes les caractéristiques du pavillon, sinon qu’elles se situent à la sortie d’un village et non dans un lotissement. Comme si le fait d’habiter dans une telle boîte à chaussures n’était plus le résultat d’une nécessité mais d’un choix.

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Photographie de Jürgen Nefzger, Marne-La-Vallée, 2000

Attention : je suis tout à fait conscient que, pour des familles à petits revenus, un habitat de ce type – disons une maison à 130 000 € – offre un certain confort. Mais c’est un marché de dupes : pour paraphraser Coluche, une fois que tu l’as payée, la ruine est à toi... Parce qu’il s’agit d’un bâtiment de mauvaise facture, conçu de manière industrielle, avec des matériaux peu nobles, des intervenants et sous-traitants mal payés et qui, vu leurs conditions de travail et la pression subie, travaillent mal. Souvent, la maison aura besoin d’importants travaux de rénovation au bout de dix à quinze ans.

Dans la culture petite-bourgeoise la plus classique, tu acquières un bien immobilier, tu capitalises et tu le transmets à tes descendants. Mais ça ne fonctionne plus avec un pavillon, puisque sa valeur se délite lentement. Ne reste que l’illusion d’être chez soi, propriétaire, et de se sentir valorisé socialement. Je crois que ce besoin affiché d’un pré carré renvoie à l’état actuel de la société. Ne rien partager, ne rien mettre en commun, se protéger de tout - l’ego dans son enclos. L’habitat est le symptôme d’une époque, c’est un fait social.

Devenir propriétaire d’un pavillon en lotissement revient en réalité à payer un loyer à une banque. La maison n’appartient pas à ceux qui l’occupent, au moins tant que le prêt l’ayant financée n’est pas arrivé à terme. Au moindre pépin (chômage, divorce, etc.), les banques l’hypothèquent. Et dans tous les cas, le pavillon perd tellement de valeur au fil du temps que le vendre n’a vite plus d’intérêt. Une triste arnaque. Sauf qu’au lieu de retourner leur agressivité contre les responsables, les victimes de cette duperie la retournent contre eux-mêmes. C’est l’essence même de la servitude volontaire. »

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« Pour revenir sur les fondements historiques de cette fiction propriétaire, il faut remonter à la Commune. Et notamment à la grande peur qu’elle a inspirée à la bourgeoisie. Cette dernière a d’abord réagi sur un mode ultra-répressif. Mais un pan de la bourgeoisie, inspiré par le catholicisme dit social, a également pris conscience de la nécessité de faire émerger une classe intermédiaire, entre un prolétariat de masse qui ne se laisse pas domestiquer et les possédants.

La constitution de cette classe intermédiaire s’est fondée sur deux axes. D’’un côté, l’accès à l’habitat individuel, selon une logique assez évidente : qui achète un bien immobilier s’identifiera aux autres propriétaires. Peu importe qu’il s’agisse d’un château à Neuilly-sur-Seine ou d’une masure à Choisy-le-Roi : l’acquéreur a des traites à payer, il est tenu et va peu à peu se replier sur ce que j’appelle ’’le huis-clos de l’ego’’.
Mais la fabrique de cette classe intermédiaire est aussi passée par l’instauration d’un minimum de justice salariale. La bourgeoisie a dû consentir quelques concessions pour que naisse une ’’aristocratie ouvrière’’, mieux payée et dont les intérêts sont fantasmés, c’est-à-dire qu’ils sont perçus et vécus comme identiques à ceux de la classe possédante. Voilà comment on obtient la paix sociale, en intéressant le prolétariat aux développements du capitalisme.

Ce processus s’est également construit via le discours hygiéniste. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la question de l’hygiène a en effet pris une place centrale : il s’agissait de combattre les maladies qui pullulaient, de pallier l’absence d’eau courante, de trouver des solutions pour évacuer les eaux usées, etc... Ce discours prétendant que le capitalisme améliore les conditions de vie en prenant en charge une dimension sociale est toujours d’actualité – les Trente glorieuses en constituent une parfaite illustration. »

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« Aujourd’hui, parler de logement revient à parler d’économie, de porte-monnaie, de subventions, d’impôts. Mais on ne se demande jamais quel type de relations on veut, ni quel modèle de société on choisit. Il est devenu évident que le crédit réalise ’’le bonheur’’ de l’humanité. Le prix à payer est évacué, alors qu’il est faramineux : prêts sur trente ans, boulots qu’il faut accepter et qu’on déteste, licenciements, départs volontaires, compressions de personnel, etc. Nous sommes passés d’une société de la domination à une société de l’aliénation. Il n’est plus besoin de dominer la population, puisqu’elle s’aliène d’elle-même.

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L’économie a envahi tous les champs de la société et de l’intime. Chacun se résume à un bilan d’entreprise, se souciant d’abord d’équilibrer ses dépenses et recettes. Et pour cela, il faut faire le dos rond. Par exemple, se taire si un responsable hiérarchique se comporte comme un salaud. »

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« Ce n’est pas de haine dont il est question. Mais de désespoir. J’enrage de voir combien cette aliénation est désirée. Et combien il n’existe plus de contre-poids, de contre-pouvoir. Ou si peu, marginaux, inaudibles. C’est une victoire totale de la Valeur comme forme abstraite de domination. Son emprise s’impose dans tous les champs - le symbolique, l’imaginaire et le social.

À ses débuts, le capitalisme aurait pourtant pu être renversé. Ça ne s’est pas joué à grand-chose au XIXe siècle, notamment en 1848 et 1870. Mais l’ambition marxiste, cette vision du prolétariat comme porteur de la transformation sociale, a finalement échoué. Cet échec est désormais consommé et le capitalisme peut savourer son triomphe – plus rien ne s’oppose à la marchandisation du monde.

Ce système a détruit l’homme. Et si révolution il y a un jour, elle sera anthropologique. Il faudra se défaire de la mainmise totale de l’économie dans la relation à soi et aux autres. Mettre à bas de cette domination abstraite et désirée. Cela demandera du temps. »

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« Jusqu’à présent, j’avais signé des ouvrages historiques qui ne dérangeaient pas grand-monde – quand tu es à gauche et que tu parles de la Commune, tu ratisses large... Il en va différemment avec Le Cauchemar pavillonnaire. Et je pense que si certaines personnes de mon entourage ont été heurtées par sa lecture, c’est parce que ce livre touche à l’intime, à quelque chose d’inscrit dans la moelle. Dans notre moelle : nous sommes très nombreux à partager un mode de vie petit-bourgeois. Mes amis. Moi. Toi. Etc. Je crois que ces gens choqués me voient comme un traître ou comme un accusateur qui met le doigt là où ils n’ont pas envie qu’on gratte.

Les classes moyennes relèvent avant tout d’un fait idéologique. Dit autrement : à partir du moment où quelqu’un se rêve membre des classes moyennes, il y appartient. Cela fonctionne aussi bien avec un ouvrier payé 1 500 € par mois qu’avec un cadre moyen gagnant bien sa vie. Parce que tous deux partagent les mêmes valeurs et croyances. Cette idéologie, celle du spectacle, du jeunisme, de la consommation, de la performance dans tous les champs, du sexuel au professionnel, a contaminé toute la société.

L’idéologie petite-bourgeoise vise ainsi à diluer toute conscience de classe dans l’illusion qu’il n’y aurait plus qu’une classe unique, partagée en catégories sociales. Cette croyance s’est très largement imposée. Il ne sert donc plus à rien, aujourd’hui, de plaquer sur notre réalité un discours de lutte des classes à la mode XIXe siècle. »

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« Je disais que ce n’est pas de haine dont il est question. Mais j’éprouve en vérité un profond mépris pour cette classe moyenne à laquelle j’appartiens. Davantage qu’envers la grande bourgeoisie, finalement cohérente avec elle-même – je pense à cette célèbre phrase du milliardaire Warren Buffet : ’’Il y a une lutte des classes aux États-Unis, et c’est ma classe, la classe des riches, qui [est] en train de la gagner.’’ Face à un tel discours, on sait à quoi s’en tenir. Il suffit juste de choisir son camp. C’est beaucoup plus difficile avec les classes moyennes, qui mobilisent quelque chose de plus vague, poisseux et hypocrite. Leur médiocrité n’a d’ailleurs cessé d’inspirer une nausée salutaire aux écrivains, de Maupassant à Meckert, en passant par Brecht, Flaubert et Aymé. Elles se gargarisent de leur rôle, de leur position, et elles constituent le ciment de l’ordre en place, de la prison sociale.

Si je peux me permettre d’être si rude, c’est que je vis avec ces codes. Ils sont aussi miens. En fait, je suis comme ces paroissiens qui, du temps de la domination de l’Église sur le social, se sentaient athées au plus profond d’eux-mêmes, mais n’avaient d’autre choix que d’aller à la messe ou de se confesser. Je pense notamment au curé Meslier, ce prêtre qui, au début du XVIIIe siècle, a rédigé en secret un virulent traité d’athéisme3. De nuit, il prônait un communisme agraire radical et fustigeait l’Église et la religion. De jour, il jouait le rôle qu’on attendait de lui. Aujourd’hui, combien sommes-nous de curé Meslier ? »



1 Éditions L’échappée, 2012.

2 Éditions Noir et Rouge, 2014. Jean-Luc Debry a publié plusieurs autres ouvrages, dont Pierre Pirotte ou le destin d’un communard (éditions CNT-RP, 2005), Le Soldat françaoui, de Sotteville à Sétif (L’Insomniaque, 2007) et Tous propriétaires ! Du triomphe des classes moyennes (Homnisphères, 2008).

3 Il s’agit de Mémoires des pensées et sentiments de Jean Meslier.


COMMENTAIRES

 


  • jeudi 9 avril 2015 à 12h55, par El mexicano

    Analyse que je partage à 100 % ! Hélas, le cauchemar pavillonnaire atteint aussi l’Amérique latine... Au Mexique, on voit se multiplier autour des villes les lotissements : certes, ce ne sont pas des pavillons individuels, les maisons étant toutes mitoyennes, mais c’est conçu selon le modèle de la « gathed community », en rupture avec tout tissu urbain préexistant, de vastes dortoirs sans le moindre espace commun. Les salariés s’endettent pour acheter une des ces cages à poules, qui rendent obligatoire d’avoir un véhicule privé etc. le crime est presque parfait.



  • jeudi 9 avril 2015 à 17h53, par Navarro

    Ma zone pavillonnaire à moi date des années 80. Contrairement aux cages à poules construites en série aujourd’hui, les baraques tiennent le coup et on y respire aisément dans des allées assez larges. Depuis 8 ans, j’y loue un château avec trois piaules à l’étage. Un vrai bonheur de sépulture : le printemps venu, les tourterelles roucoulent et la vigne vierge bourgeonne. Réduits à l’état de locataires, on n’a jamais été adoubés par la caste des proprios qui nous entourent. Faut dire qu’on a toujours boudé les repas de quartier à 15 €. J’imagine qu’on doit passer pour des snobs ou des misanthropes velus. Tandis que ma bicoque s’émiette au fil des ans (ma proprio est une branleuse qui se fout de son bien), les voisins downloadent les dernières mises à jour de leur bâtis : il y a 4 – 5 ans, ils ont rehaussé leurs murs de clôture pour atteindre des enceintes de deux mètres. Résultat des courses, plus aucun vis-à-vis dans les jardins. L’année d’après, ils se sont tous dotés d’un portail électrique avec télécommande. Résultat des courses bis : plus besoin de descendre de bagnole et fouler à pied la rue pour rentrer chez soi, des fois qu’on y rencontre un voisin en rade de sel ou d’œuf… La dernière touche au bunker est arrivée le mois dernier. Alors qu’on s’apprêtait à monter dans la bagnole, une voisine a bondi vers nous, à la fois excitée et gênée. Elle venait nous annoncer que le quartier avait contractualisé avec la poulaille et la mairie la fameuse charte des voisins vigilants et que si on voulait… Avec mon amie, on est restés comme deux ronds de flanc. Et les milices de quartier, c’est pour le prochain quinquennat ?
    C’est une règle, que j’imagine universelle : à mesure que le village répand sa ceinture périurbaine, son centre-ville s’assèche. Le béton, à l’instar de plaques d’athérome, nécrose le cœur. Il ne reste plus qu’un bar, miteux, planqué derrière l’église. Quand on sait le rôle en termes de socialisation et de nid à contestation qu’ont joué les rades, on en chialerait pour moins que ça. Le village ne vit plus qu’au rythme calendaire des fêtes institutionnalisées par la mairie : vide-grenier, fête du village, carnaval, 11 novembre… Toute autonomie ou spontanéité populaire est devenue impensable.
    Faut s’y balader dans ses mouroirs pavillonnaires. Le dimanche après-midi c’est pas mal. Choisissez une belle journée écrasée par le soleil, vers 15 h 00 : on y entendrait un vieux râler ses derniers soupirs caniculaires. Baraques aux volets clos, bagnoles fossilisées sur les trottoirs, rues désertes. On pense aux mioches calfeutrés là-dedans, les yeux vitrifiés sur un écran. Maman, on peut appeler un copain ? La mère (ou le daron) : Ah non, ça ne se fait pas de déranger les gens ! Un dimanche en plus ! L’individualisme se cultive ainsi : à la faveur de longs emmerdements débilitants où le monde du dehors n’est plus perceptible que par le chiendent numérique.
    Ces réagencements urbains ne sont pas à prendre à la légère, ils participent à leur juste mesure à la flambée de brun de ces dernières années. Même si l’école est proche, les marmots sont véhiculés jusque devant le portail de l’école. D’ailleurs dans la cour, ils se traitent de pédophile. Ils ont déjà compris la leçon. Dans les prochaines dictées, on trouvera « peine plancher » et « récidiviste ». Pendant ce temps, les dernières terres cultivables continueront à disparaître et une rumeur frétillante annonce que la Metro Goldwyn Mayer est prête à remplacer son lion légendaire par une bétonnière rugissante. In concrete we trust.

    • vendredi 10 avril 2015 à 11h14, par el mexicano

      Un pur film d’horreur ! pour avoir du loger une fois -quinze jours- dans une zone pavillonnaire, je sais combien cette description est terriblement réaliste... et en effet, cette obsession de l’enfermement se traduit aussi sur le plan électoral...



  • jeudi 9 avril 2015 à 20h51, par De Passage

    Dans Individualism in suburbia William H. Whyte dit que « même si des rangées et des rangées de maisons identiques offrent un spectacle déprimant », ces constructions« constituent le prix à payer pour le logement à coût modique.Et ce prix n’est pas très élevé ; à moins de croire que la pauvreté ennoblit, le logement neuf est beaucoup moins contraire au développement de la personne que les rangées après rangées d’immeubles décrépits qu’il contribue à remplacer. »
    Donc entre réduire la pauvreté et réduire le conformisme le choix est vite fait, surtout si on tient compte des incitations économiques (impôts, placements, etc...) qu’il y a derrière ces choix.
    Pour la vie en entreprise, cela fait bien longtemps que l’on sait que au moins la moitié-notamment des cadres, y compris de direction- fait semblant de jouer le le jeu , là encore ce sont des nécessités économiques (il faut bien « gagner sa vie »)qui les conduit à le faire. Ils ne tombent pas en dépression pour autant : il leur suffit juste de savoir ce qu’ils veulent et d’être déterminés. Curieusement les cas de dépression arrivent surtout chez ceux et celles qui y ont cru.
    Au contraire, il serait intéressant de faire un reportage sur le niveau de recul et de cynisme qui est atteint depuis longtemps dans les entreprises, et le relier à ce que les économistes appellent les performances économiques : on s’apercevra qu’entre le fait de traîner des pieds et le faux zèle on n’est pas loin du sabotage. Comme disait Pouget : « à mauvaise paye, mauvais travail » et ce pays (et d’autres) est en train de payer sa spécialité, qui explique beaucoup plus de choses que la psychologisation : les salaires minables.

    • jeudi 9 avril 2015 à 21h27, par Navarro

      De passage, on l’est tous sur cette goûte de boue appelée, de moins en moins à propos, Terre vu que l’humus justement se fait de plus en plus denrée rare. Dans le département où je crèche, la flambée immobilière ne rend pas du tout le neuf à portée de bourse. Les crédits partent sur 20 ou 30 ans. Un vrai délire qui fait le délice des banquiers. Mais qui ne connaît pas la chanson. Le problème avec l’accession à la propriété est le discours brodé autour : celui d’une sécurité (fantoche) dans un environnement où tout n’est qu’anxiogène : le voisin, la bouffe, les courbes chômagesques, etc. Une collègue à moi a passé peut-être cinq ans à courir les banques, les annonces sur le boncoin, les agences pour finalement arriver à dénicher sa moitié de pavillon : ses maigres revenus ne permettaient à son couple que de s’offrir le 1er étage d’une villa. Aujourd’hui propriétaire, elle est aussi déprimée et tristounette que locataire, avec l’angoisse en plus que si jamais elle se fait lourder de son taf ou que son couple vole en éclats, faudra revendre le bazar. Tu parles d’une sécurité... Tu parles d’un bonheur.

      • vendredi 10 avril 2015 à 12h23, par Scarfanti

        Salut Navarro ! Nous nous connaissons. Je suis R. le défenseur de l’agrippeur Herman Fuster, au sujet duquel il y a eu un papier dans CQFD.
        Oui tu as entièrement raison l’environnement est anxiogène et l’insécurité est avant tout sociale, humaine et écologique. C’est d’ailleurs une des plus grandes victoires, sinon la plus grande du totalitarisme, d’avoir renversé la perspective de la sécurité dans le sécuritaire. J’espère que tu vas bien... :)

      • vendredi 10 avril 2015 à 14h00, par De Passage

        @Navarro : je suis au courant de cet aspect des choses, et je n’ai pas parlé de bonheur ni de sécurité : il ne s’agit pas de ça. Il n’y a pas de doute qu’il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade ou avoir un grand loft en plein Paris par exemple (ou à Montréal comme Naomi Klein).
        On parle d’une population qui est de toutes façons mal barrée et qui fait des choix qui sont le résultat de ses intérêts économiques, de son instinct de conservation et du moindre mal.
        C’est comme les dépressions dans les entreprises, si je m’en fie à ma petite expérience, elle n’a pas de valeur subversive : ce sont celles et ceux qui se méfient le moins et qui adhèrent le plus aux « valeurs » de l’entreprise qui les font, en général.
        C’est une erreur, à mon humble opinion, de prendre ces problèmes comme ça :
        -cela fait longtemps que « les gens » ont appris à décoder ce que sont les valeurs de l’entreprise et qu’ils jouent avec ces codes.
         × L’achat de pavillon est le résultat d’un calcul économique de la part de gens qui n’ont pas vraiment le choix. C’est le calcul (qui peut être mauvais)du moindre mal.
         × on connait la typologie de la petite bourgeoisie (ou des « classes moyennes ») et sûrement que ça joue un peu dans ce qui est décrit dans cet article.
        Mais justement, il me semble que dans le cas présent on applique cette typologie à ce qu’est aujourd’hui le prolétariat : celles et ceux dont la vie est réduite à la survie par leur force de travail. On parle bien d’une population qui n’a aucun pouvoir sur sa propre vie et qui en est consciente, une population qui n’a pas le choix.
        Et donc, je me demande si on ne confond pas ici les conditions de leur vie aliénée avec l’aliénation (au sens psychiatrique du terme) des gens eux-mêmes, ce qui est dur à admettre de la part d’une population qui fait des calculs d’intérêts économiques très logiques et qui, à sa manière, résiste depuis bien longtemps.



  • vendredi 10 avril 2015 à 11h30, par Scarfanti

    Juste une question sur un « détail » : « Départ volontaire » est publié par une maison qui s’appelle Noir/rouge. C’est bien ça ? Peut-on en savoir plus sur cette maison d’édition ? Merci d’avance



  • vendredi 10 avril 2015 à 16h11, par Karib

    Ca se trouve ici : http://editionsnoiretrouge.com/



  • mardi 14 avril 2015 à 19h14, par Antisocial

    Avoir été n’est pas un soucis mais continuer à être alors que l’on sait pertinemment que l’on est dans un merdier extrême (désolé mais je n’arrive pas à qualifier le monde de l’entreprise),ça me dépasse... C’est comme Levaray avec sa putain d’usine .
    Comment peut on est opposant et être dedans ?
    Il y a comme des relents de servitude volontaire ,pire un côté collaborateur...ou alors un truc qui touche à la schizophrénie .
    Oui je sais bien qu’il y a des résistants cachés dans les institutions qui le grand soir venu nous ouvrirons les portes de l’intérieur et ensemble nous triompherons au mieux,comme en Grèce en ce moment ...
    Et puis la petite bourgeoisie serait pire que la grande ?
    Et les prolos seraient mieux que les bourgeois ,eux qui aspirent à devenir riches pour CON-sommer comme tout le monde quoi !
    Combien sommes nous de « peu ou prou décroissant » ?
    Moi aussi je consomme ...du rosé bio rapport qualité prix INCOMPARABLE !
    Mais merde je refuse au maximum le neuf,le dernier cri,la dernière merde à la mode ,tendance comme ils disent
    Faire autrement autant que possible...
    Il a quand même des trucs que je ne referai pas comme être à la CFDT !
    Ca me rappelle cette couverture : C’est l’été ,brulons tout !
    Au fait vous savez qu’il envisage 4000 hommes de troupes pour virer les habitants de la ZAD de NDDL ?
    Je suis et resterai un homme révolté !
    Merci à Albert au passage !
    Les lotissement sont un élément de la politique de la peur



  • mercredi 27 mai 2015 à 03h10, par stravinsky

    je n’ai pas lu cet article (je précise) en revanche les commentaires sentent leur citadin bon ton, celui à qui on ne la fait pas, de préférence affilié à la cgt, ou à sud, fonctionnaire évidemment , de préférence ds l’éducation nationale, qui croit pertinemment faire l’histoire (non, tout cela n’est pas contradictoire...)
    et oui, ces petites banlieues « médiocres » consomment et travaillent,et payent les impôts qui serviront aux fainéants de l’éducation nationale à pondre ce genre d’article nauséabond...effectivement, « l’homme médiocre a remplacé l’homme ordinaire », CQFD ?

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