vendredi 28 août 2009
Inactualités
posté à 11h00, par
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Champagne ! Ou plutôt : picon-bière !, tant on n’a pas les moyens de sabrer les bouteilles de roteuse. On s’en fiche : ce qui compte, c’est qu’A11 s’enorgueillisse d’un renfort de poids, celui du romancier Serge Quadruppani qui livrera ici une chronique tous les quinze jours. Coup d’envoi avec un beau coup de projecteur sur Un homme à part, ouvrage de Gilles Perrault revenant sur la vie d’Henri Curiel.
Dans le jargon cybercapitaliste qui envahit le langage, « en temps réel » signifie « sans délai » : ainsi, par une de ces inversion auxquelles nous ont habitué les idéologies de la domination, le temps ne deviendrait réel qu’en échappant à la durée ! On devine ce que ça cache : le fantasme d’une humanité libérée de l’écoulement irréversible, de la mort et de l’histoire, entrée dans l’éternité de la marchandise se contemplant et se clonant elle-même à l’infini. C’est contre la fantasmagorie de ce temps sans temps, contre la dictature de l’instant dénommé « actualité », qu’on écrira ici.
Ce qui précède est une citation à peine détournée de l’introduction à la rubrique Temps réel à l’intérieur de mon site, à distinguer du blog Les contrées magnifiques. La rubrique plus ou moins quinzomadaire qu’on essaiera de tenir ici serait à mi-chemin entre l’austère empilement de textes du premier, et les frivolités du second, où, certes, la brièveté des textes et la quasi-obligation de mettre des photos correspondent dangereusement aux normes des industries de la distraction, mais où s’expriment mieux les humeurs (bref, on y pense peut-être moins profond mais on ne s’y emmerde pas). Exprimer des humeurs, penser : comme on est ici en excellente compagnie, on va essayer de faire les deux.
Samedi dernier, à la Fête des Partisans de Tarnac, en bavardant avec un jeune partisan de la communisation qui avait lu beaucoup de choses, j’ai découvert qu’il ignorait qui était Henri Curiel et qui était Gilles Perrault. Pourtant, je considère la lecture de ce dernier comme aussi utile pour comprendre notre temps que celle d’Agamben ou de Debord. Comme Sans Patrie ni frontière de Jan Valtin (réédition chez Babel/Actes Sud), les Ecrits d’Alexandre Marius Jacob (L’Insomniaque), les bouquins de Victor Serge ou La Catalogne libertaire d’Orwell, bon nombre des ouvrages de Perrault permettent, à travers des récits de vies singulières, de plonger dans la substance charnelle des affrontements de classes, de saisir le délitement de sociétés entières qui ont marqué le siècle précédent, de sentir au plus près le goût de ces époques pour la barbarie autant que pour l’utopie. Ils permettent aussi de vérifier que barbarie et utopie ne sont pas identifiables, contrairement à ce que voudraient nous faire croire les dévots du capitalisme démocratique comme horizon indépassable de tous les temps.
Si, à côté des sommes théoriques ou des ouvrages purement historiques, de tels bouquins sont essentiels, c’est parce qu’ils permettent de saisir une dimension qui échappera toujours aux idéologues : la complexité. Non, ce n’était pas simple de commencer la politique comme Jan Valtin, en participant vers 1918, à même pas vingt ans, aux grandes grèves des marins de Hambourg pour finir au plus noir du siècle par feindre de servir la Gestapo sur ordre des services soviétiques, en restant convaincu de servir toujours l’idéal de l’internationalisme prolétarien. Comme il ne fut pas simple d’obéir au même ordre de double jeu pour le héros (ici le mot n’est pas de trop) du livre de Perrault l’Orchestre Rouge, Leopold Trepper, chef d’une organisation qui renseigna l’URSS contre les nazis pendant toute la Deuxième guerre mondiale. Qui connaît un peu l’histoire ne saurait s’étonner que la calomnie stalinienne se soit après-guerre déversée sur l’un et l’autre (avec l’antisémitisme en plus pour Trepper) comme elle se déversa (avec tentatives de meurtre en prime) sur Guinguoin, le chef maquisard du plateau de Millevaches.
Un homme à part de Perrault raconte la vie d’Henri Curiel, fondateur du parti communiste égyptien, qui fut ensuite membre (puis chef après l’arrestation du fondateur Jeanson), du réseau des « porteurs de valise » pendant la guerre d’Algérie, avant de fonder et diriger un réseau de soutien aux luttes anticolonialistes jusque dans les années 70. Il a été assassiné en 1978, sans doute par une joint-venture des services secrets sud-africain et israélien avec la complicité d’au moins un service français. Je me flatte d’avoir été ami avec deux des complices de Curiel, Georges Mattéi, amateur de cigares, de littérature et de tous les plaisirs de la vie, et Roger Rey, détenteur à la fois de la Légion d’honneur à titre militaire pour sa guerre contre les nazis et contre le viet-minh puis de la médaille des Moudjahidin pour son soutien au FLN. Ces deux hommes présentaient au moins un point commun avec Gilles, c’est d’avoir commencé une vie qui serait au service de l’émancipation des peuples en s’engageant dans l’armée colonialiste. Il faut toute la bêtise paranoïaque et la mauvaise foi en béton armée d’un Didier Dénonce pour voir une apologie des soudards et de la torture dans Les Parachutistes (1963), le livre où Perrault racontait son passage dans cette unité. Il montrait en fait que la torture était consubstantielle des guerres coloniales, et que la seule solution à la guerre d’Algérie ne pourrait être que politique. Surtout, ce livre éclaire la manière subtile dont les officiers instructeurs fabriquaient la mystique « para » qui intègre les plus réfractaires, à travers une formation dont Perrault montre les similitudes avec celle des SS.
Il y a dans Un homme à part des pages magnifiques sur le « clan des Égyptiens », ces fils de la bourgeoisie juive venue de tout l’empire Ottoman s’enrichir sur les bords du Nil au contact des Anglais, il y a des pages lyriques sur leurs parcours cosmopolites au carrefour des cultures orientales et européennes et dans l’admiration pour la France de Hugo et de Zola. Il y a aussi à travers mille récits singuliers, l’histoire de leur découverte de la misère atroce du prolétariat égyptien. L’un raconte : « Mon père possédait une usine d’égrenage de coton. (…) Les ouvriers étaient pour la plupart des fils de paysans âgés de sept à treize ans. Ils travaillaient au minimum seize heures par jour. Lorsque je suis allé à l’usine, j’ai vu les contre-maîtres, armés de fouets, circuler entre les machines et frapper les enfants pour les faire travailler plus vite. Ces contremaîtres, d’origine européenne, portaient des masques pour se protéger de la poussière suffocante. Les enfants n’en avaient pas. Quand j’ai demandé pourquoi, on m’a répondu : « ce sont des Arabes » (…) C’est à partir de cette usine, à cause d’elle, que je suis allé vers le communisme. » Un autre résume : « Une fois qu’on avait ouvert l’œil sur l’invraisemblable, l’innommable misère des gens, il n’y avait que deux attitudes possibles : ou bien accepter le système, les affaires, l’argent ; ou bien devenir révolutionnaire. » Ceux qui choisirent de devenir révolutionnaire se regroupèrent autour d’un grand diable très maigre, toujours en short, très séducteur et le suivirent partout jusque dans les prisons et les camps de Farouk. Jusque dans l’exil. Ce qui frappe au récit de la vie de Curiel et de tous ceux qui l’ont accompagné, outre son combat incessant contre le colonialisme, c’est combien sa vie tourna toujours autour de deux attachements indéfectibles : sa terre natale, cette Egype cosmopolite et misérable dont il fut expulsé et qui n’existe plus (seule la misère y prospère encore), et le communisme le plus orthodoxe. Amours malheureuses puisque les gouvernements égyptiens successifs n’ont jamais voulu annuler la mesure par laquelle on le condamnait à la condition de juif apatride et que les communistes orthodoxes, la centrale russe et ses marionnettes françaises, n’ont jamais cessé de le calomnier.
En une douzaine d’années d’activités, Solidarité, l’organisation de Curiel, a fourni en faux papiers, en techniques de clandestinité, en finances et matériels divers des dizaines d’organisations anticolonialistes comme l’ANC sud-africaine, antifascistes (Portugal, Espagne, Grèce) ou luttant contre les dictatures sud-américaines. En 1976, bien de ceux que Curiel et ses amis avaient aidé étaient morts au combat, ou avaient emporté la victoire, le monde changeait, on parlait moins des luttes anticolonialistes, le discours de la guerre au terrorisme prenait son essor. Alors que Curiel déployait tous ses efforts pour se faire rencontrer des partisans israéliens et palestiniens d’une paix juste au Moyen-Orient, une campagne de calomnie était lancée dans le Point par Georges Suffert contre Curiel, présenté en chef d’orchestre de la terreur au service de l’empire du Mal, cette URSS qui n’a jamais cessé de l’insulter.
En 2008, raconte Daniel Schneidermann dans une chronique à Libération, une équipe de Canal + est retournée voir Suffert pour l’interroger sur ses dénonciations : « On devise. « Ce n’était pas votre spécialité, l’investigation », rappelle le journaliste de Canal+. Et pourtant, vous aviez écrit que Curiel était un agent du KGB. Alors Suffert, en riant : « C’était gonflé, d’écrire ça. Je n’en savais rien ». Le Point n’a jamais rectifié, souligne l’enquête de Canal+. »
Les amis de Curiel et les amis de ses amis (dont je suis) considèrent que Suffert a armé le bras des assassins. La chose est considérée comme une calomnie par la justice. On peut au moins dire, et cela devrait nous servir aussi de leçon aujourd’hui, qu’on voit à l’œuvre les Bauer, Raufer et consorts dans l’affaire tarnacoise comme pour les événements banlieusards, que l’intervention de « spécialistes » serviteurs de la pensée dominante prépare souvent d’autres d’interventions plus directes par d’autres spécialistes : dans cet Empire du Bien qu’est le capitalisme démocratique, où toute forme d’opposition radicale est forcément du côté du mal, la diabolisation médiatique annonce très souvent l’élimination juridico-policière, si ce n’est l’élimination tout court.
A lire, donc : Gilles Perrault, Un homme à part, première édition Benard Barrault, 1984, rééd. Fayard, 2006.
Sur Georges Mattéi, on peut lire : Jean-Luc Einaudi, Franc-tireur. Georges Mattei. De la guerre d’Algérie à la guérilla, Éditions du Sextant/Danger public, 2004, 250 p., 17,50 €.