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jeudi 16 octobre 2014

Chroniques portuaires

posté à 13h10, par Julia Zortea
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« Le travail de docker est très poussiéreux » / Drame en un acte

Cette courte pièce est tirée d’une situation réelle – un colloque sur les cancers professionnels dans le milieu portuaire. Les propos, ré-agencés pour l’écriture, ont tous été rigoureusement tenus et retranscrits. « Les conclusions ? En gros, tout le monde a été exposé. »

Cette chronique a été publiée dans le numéro 16 de la version papier d’Article11

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Au rez-de-chaussée d’un bâtiment neuf, une pièce aveugle, neutre, en amphithéâtre. La lumière artificielle contraste avec celle du jour, claire et grise. Sur la scène, une estrade. Sur l’estrade, une table avec quatre orateurs : Colin (ancien docker, président de l’ Association zéro maladie sur les docks – AZMD), Lee, Cloé et Garrett (trois représentants de l’université). La salle est à moitié pleine ; un des orateurs s’adresse déjà au public. Alors que la lumière diminue, les marmottements deviennent soudainement distincts.

***

COLIN, haranguant la salle en bras de chemise – … plus que la normale ! Une espérance de vie réduite de dix ans. Voilà pour la première enquête. En 2010, 140 dockers ont pu être contactés sur les 190 qui travaillaient dans le port en 1992. Sur ces 140, 87 ont développé des maladies, dont 61 cancers.

UN HOMME EN RETARD, il déplie son strapontin en s’adressant, essoufflé, à son voisin – Pardon, mais elles ont bloqué les trains. (Il fait un geste de la main, comme si « elles » avaient scié les rails.) Les sages-femmes. Elles sont en colère. (L’autre le fixe en silence, et pose à nouveau les yeux sur l’orateur.)

COLIN – ... bois tropical avec des fongicides, ammonitrate, fruits et légumes avec des pesticides, coke de pétrole, amiante etc. (Un temps.) Nous n’avons pas créé l’AZMD pour désigner des responsables. Nous voulons développer notre connaissance pour préserver nos compétences et vivre pleinement notre retraite.

UN DOCKER DANS LA SALLE, il demande le micro – Moi, si j’avais pas eu l’asso, je serais amianté sans le savoir.

PLUSIEURS VOIX – Bien dit, Henry !

CLOÉ – Et donc, c’est pour ça que nous avons lancé cette recherche-action. Pour aller plus loin dans les constats de l’association. Faire utile et efficace. Une recherchacchion

LEE, un peu trop vite – Quand les objectifs précèdent les buts, quoi…

CLOÉ, un sourcil levé – … pour aider les dockers à effectuer leur procédure de reconnaissance des maladies professionnelles, mettre des outils à disposition des syndicats et informer l’ensemble des acteurs portuaires.

LEE, triturant son ordinateur, puis levant la tête vers le public – Je tiens à rappeler la méthode : on a fait des entretiens individuels avec une quarantaine de personnes. On voulait obtenir un descriptif très détaillé des parcours professionnels. Connaître, par exemple, les différents postes occupés par le docker, les outils, les produits utilisés ainsi que les marchandises transportées. La recherche biographique a parfois posé des problèmes de mémoire. Il s’agissait de retracer des périodes pouvant aller jusqu’à quarante années d’activité, avec des dizaines d’employeurs, pour les intérimaires. Heureusement qu’il y avait les carnets, pour recouper les informations.

CLOÉ – Lee veut parler des carnets journaliers de dockers. Avant la mensualisation des salaires, en 1992, certains dockers notaient tout pour éviter les problèmes de calcul du salaire, avec le contremaître – l’heure d’arrivée et le nom du bateau, la nature de la marchandise et de la tâche effectuée, etc.

UN DOCKER RETRAITÉ, sans attendre le micro – On était payés en fonction du tonnage déchargé.

LEE – Bref, on a soumis ces fiches retraçant les parcours professionnels à des experts, qui ont identifié les expositions à des agents cancérigènes sur des périodes précises. Les conclusions ? En gros, tout le monde a été exposé. (Un temps.) Particulièrement à l’amiante, aux fumées de soudage de la construction navale, aux boulets de chardon, au gaz d’échappement diesel, aux pesticides. ..

LE DOCKER RETRAITÉ – Boulets de chardon… (Il rit, tout bas.)

LEE, dans son élan – Grains, sable, poussières…

LE DOCKER RETRAITÉ – Veaux, vaches, cochons… (Il rit. Puis, à son voisin) Alors, t’es allé chez l’urologue ?

LEE – Le travail de docker est très poussiéreux. Résultat : les travailleurs sont poly-exposés. Et encore, on n’a pas pu tout contrôler. On suppose l’existence d’ expositions à l’amiante lors des déchargements des frigo-russes1, sans pouvoir le vérifier.

UN HOMME INCONNU – Si, c’est certain ! La Russie ignore la toxicité de l’amiante !

LE DOCKER RETRAITÉ – Quand les bateaux arrivent, on ne sait pas toujours ce qu’il y a dedans.

LEE – Le tribunal des affaires de sécurité sociale ne prend pas en compte la poly-exposition pour la reconnaissance des cancers professionnels. Cette fois, on pourra avancer les conclusions de l’enquête lors du procès d’Hervé, malheureusement.

COLIN – Paix à son âme.

LE DOCKER RETRAITÉ – C’est quand même drôle. Être docker, c’était toute une identité. On valorisait le risque physique, on l’intégrait. Aujourd’hui, avec la maladie, le risque apparaît là où on ne l’attendait pas. T’es un docker et t’as le cancer : c’est plus écrasant qu’une charge, ça.

GARRETT, trépignant d’impatience à la tribune – La loi sur la réforme des retraites de 2010 oblige les entreprises à présenter un plan relatif à la pénibilité. Contrairement à d’autres secteurs, les négociations ont abouti dans la sphère portuaire : si un travailleur justifie de quinze années dans un métier pénible, il peut obtenir une cessation anticipée d’activité. On en revient toujours à la même question de base : compenser la perte de l’espérance de vie par un retrait du marché du travail, ou prévenir le risque ?

L’INSPECTEUR DU TRAVAIL – Ouais, le problème, c’est que les entreprises de manutention utilisent cet accord pour éviter de s’engager sur la prévention.

LE SYNDICALISTE NOTOIRE, rouge de colère, s’adressant à Garrett depuis la salle – Nan, mais l’autre ! Il a fallu un long conflit, avec des sacrifices, pour parvenir à cet accord de pénibilité ! Nous ne souhaitons pas être comparés à d’autres. Nous sommes avant tout des travailleurs portuaires. Le reclassement est impossible.

GARRETT, soufflé – Oui, non, mais oui… En fait, je présentais juste l’état du droit, par rapport à la question de la pénibilité. (Se reprenant.) D’ailleurs, il y a aussi cette histoire de création d’un compte personnel de prévention de la pénibilité, prévu pour 2015 : le C3P. En gros, en fonction de la pénibilité, on accumule des points. Puis, avec les points, on peut obtenir des congés-formations. Le tout payé par des cotisations de l’employeur. (Il quitte rapidement la tribune, remplacé par un autre orateur, un médecin.)

LE SYNDICALISTE NOTOIRE, s’étranglant – Nan, mais il comprend rien, lui. (Il suit Garrett des yeux.) On ne peut, à aucun moment, mettre en avant l’aspect salvateur du reclassement. Il ne faut pas oublier qu’être docker, c’est un statut fragile. Il ne faut jamais perdre cette réalité de vue quand on pense à la prévention de la pénibilité. Faut pas non plus faciliter le travail des patrons.

GARRETT, boudeur – C’est vous qui le dites.

L’HOMME INCONNU, depuis la salle – Les organisations n’ont pas de mémoire, à l’inverse des personnes. Dans mon port, nous sommes en train d’établir le cadastre du risque avéré, en fonction des pathologies, sur chaque poste. L’intention : faire reconnaître les maladies, et améliorer les conditions de travail. Mais, alors qu’on dresse la liste des victimes, qui établit la liste des coupables ?

COLIN – Pffff… La filière maritime, c’est une nébuleuse. Pendant un temps, on avait imaginé demander une contribution financière en fonction de la responsabilité dans la chaîne de production. Mais bon… Moi, je pense que l’on pourrait jouer sur un autre aspect : davantage de droit à la santé pour les travailleurs n’améliorerait-il pas l’image d’un port ? Ne pourrait-on pas faire de la santé des travailleurs un argument d’attractivité pour les armateurs ? Je vous laisse méditer là-dessus…

LE MEDECIN, la voix blanche – Euh, ben, nous, les médecins, on revient de loin, il faut nous laisser le temps de revenir dans le social. Notre passé conservateur, c’est presque un handicap anthropologique. (Sa voix faiblit) Mais ce que je veux dire, c’est… attention au biopouvoir, au contrôle biologique et social, attention à trop de culpabili…

LE DOCKER RETRAITÉ, intempestif – Si on vous demande un CMI2, docteur, répondez-moi en votre âme et conscience, que faites-vous ?

LE MEDECIN – Oh moi, vous savez, j’ai le CMI facile. Après, pour faire le lien entre un cancer de la prostate et le milieu professionnel, c’est moins évident.

L’HOMME INCONNU – Quand on voit arriver des bateaux de plus de trente mètres de profondeur de cale… À ce stade, le risque zéro est un mythe. Tenez, peut-être que l’on devrait tout simplement supprimer les bateaux ?

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Radiation hazard - Allan Sekula - Série « Methane for all », 2007
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Maiden Voyage of the Sestao Knusten, Allan Sekula, Série « Methane for all », 2007
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Gas terminal, Barcelona, Allan Sekula, Série « Methane for all », 2007
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Détail de « Volunteer watching, volunteer smiling (Isla de Ons, 12-19-02) », Allan Sekula

« Après un passage par la performance, Allan Sekula interroge depuis les années 70 les conditions politiques, économiques et sociales du capitalisme avancé en associant la photographie, le texte et le film. Sekula s’est depuis toujours affronté aux déficits de représentation frappant certains mondes, celui du travail, des flux économiques, de l’éducation... La réflexion sur les rapports de pouvoir dans la société contemporaine nécessite à ses yeux un dispositif de mise à l’épreuve des faits et de leur apparition auquel le spectateur puisse avoir accès. »

Extrait de la présentation de « La photographie au travail », colloque organisé sur Allan Sekula en 2013 au centre Pompidou.

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Pour en apprendre plus sur les enjeux de santé liés aux métiers portuaires, on pourra lire « Être docker, à l’heure de la mondialisation des produits toxiques », un article de Nolwenn Weiler sur Bastamag, suivre les évolutions de la recherche-action Escale, et s’intéresser aux activités du Giscop 93 - Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle - et de ses chercheurs.

Pour une réflexion plus poussée sur la manière dont les risques professionnels et leur prévention ont été abordés depuis un siècle, on pourra se reporter, parmi une abondante littérature, à l’ouvrage collectif Cultures du risque au travail et pratiques de prévention, aux travaux de la sociologue et historienne Laure Pitti (et notamment son article sur la lutte pour la reconnaissance d’un droit à la santé dans l’usine de Pennaroya), et encourager la lecture du dernier numéro de la revue Z, et de son dossier « Travail, chimie, subversion ».



1 Navires frigorifiques russes.

2 Certificat médical initial, nécessaire pour entamer une procédure de reconnaissance des maladies professionnelles auprès de la CPAM.


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