lundi 4 novembre 2013
Littérature
posté à 10h25, par
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Que le best-seller de l’été dernier, Inferno, soit une bouse soporifique, c’est dans l’ordre des choses. Mais qu’il milite, l’air de pas y toucher, pour la stérilisation forcée d’un tiers de l’humanité (à la louche) est un tantinet plus dérangeant.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 13 de la version papier d’Article11, imprimé en juillet dernier. (Aux impatients du numéro 14 : patience, il arrive incessamment sous cette semaine ; plus d’infos mercredi)
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« ’’J’aimerais bien savoir ce qu’on est censé chercher’’, murmura [Robert]. ’’Ça nous permettrait d’y voir plus clair’’. » (Dan Brown, Inferno)
Dan Brown est une andouille finie. Un niveleur par le bas. Il suffit d’ailleurs de scruter un peu attentivement le portrait ornant la quatrième de couverture de son dernier livre de plage, Inferno, pour savoir à quoi s’en tenir : sourire niais, élégance compassée tirant vers le british, blondeur bien lissée1... Le genre de type qui suinte l’ennui par hectolitres, entre prof de fac rasoir et commercial faux-jeton. Évidemment, ses bouquins sont à la mesure du personnage : de mornes plaines que le lecteur traverse comme on s’inflige le télé-achat. Derrick mâtiné de Bernard Werber.
Dan Brown est partout. Il squatte les médias, les murs des métros et le sac à main de ta tante Hortense2. Ce n’est plus un écrivain mais une industrie, un empire éditorial. Son Da Vinci Code, salmigondis ésotérique s’est vendu à plus de 85 millions d’exemplaires et a été adapté par Hollywood pour un film aussi neuneu que rentable. Quant à son dernier ouvrage, Inferno, il caracolait [en juillet] en tête des ventes françaises et [a été] le grand tube « littéraire » de l’été. De Palavas à Marbella (il est traduit en 52 langues), Dan Fucking Brown [a squatté] les serviettes de plage. Chouette.
Les entrailles de la bête
« [Robert] fut pris à nouveau d’une empathie irrésistible. Il voulait l’aider, elle…et tous les autres. ’’Qui êtes-vous ?’’, lui cria t-il, affolé. ’’Je suis la vie’’, répondit-elle. » (Inferno)
Inferno démarre au quart de tour, grosse ficelle scénaristique en bandoulière : Robert Langdon, un professeur d’histoire de l’art ricain bôgosse se réveille dans une chambre d’hôpital à Florence, mémoire envolée. À peine le temps de faire la connaissance de la « souple et élégante » Dr. Sienna Brooks « au teint de pêche » que des tueurs débarquent. Ni une ni deux, Langdon s’échappe avec la sexy-doctoresse, découvre qu’une organisation est à leurs trousses, que l’humanité est en danger, et qu’un milliardaire biogénéticien suisse chelou veut régler le problème de surpopulation mondiale de manière assez radicale (un super-virus balancé dans des égouts antiques). Diantre.
Bon prince, ledit milliardaire a parsemé son projet apocalyptique d’indices et énigmes divers, avec compte à rebours avant destruction. Robert se lance alors dans l’aventure en mode Indiana Jones, comme tout prof d’histoire de l’art qui se respecte. Rien ne l’arrête. Il traverse Florence comme une furie, puis Venise comme une furie, puis Istanbul (comme une furie), sans oublier d’arroser le lecteur de fumeuses considérations touristiques. Sa spécialité ? Trouver des passages secrets pile-poil quand les « méchants » vont l’agrafer (c’était moins une...). C’est aussi un ténor des énigmes, qu’il résout comme à la parade, sans jamais perdre sa dimension über-flegmatique – entre Fort Boyard et James Bond.
Mauvais ? Très mauvais. Et écrit à la truelle. Mais pas pire qu’un SAS ou qu’un Cinquante nuances de Grey, voire un chouïa moins con. Rien de neuf sous le soleil poussif de l’industrie éditoriale neuneu, donc. Mais c’est vers la fin du livre que l’aspect véritablement dérangeant (parce que pleinement politique) du bouquin de Brown émerge en pleine lumière. Et que ce pavé merdique prête moins à rire.
Sous la bouse, la propagande
« ’’Robert’’, répliqua Sienna. ’’Le génie génétique ne constitue pas une accélération de l’évolution. C’est le cours normal des choses ! Vous oubliez un détail d’importance : c’est justement l’évolution qui a créé Bertrand Zobrist. […]’’
Langdon resta muet devant la démonstration. » (Inferno)
Inferno met un certain temps avant de dévoiler son message. Oui, il faut s’accrocher pour décrocher la timbale idéologique, mêlant délire malthusien3 et envolée transhumaniste. Et c’est en fait la personnalité de celui qui au départ est posé comme le méchant, soit le « biochimiste » Bertrand Zobrist, qui finit par donner la tonalité morale du roman.
De manière assez étrange pour ce type de littérature, Robert, le héros attendu, rate lamentablement son coup. Il ne parvient pas à contrecarrer le plan machiavélique de Zobrist. Et le virus se répand de par le monde, inexorablement. La cata ? Bah non. Car ce cher Robert avait mal interprété les indices du jeu de piste : Zobrist ne visait pas la destruction physique de l’humanité, juste la stérilisation forcée d’un tiers d’icelle (via un bio-virus fulgurant qui traficote certains codes ADN). Du coup, c’est pas trop grave. C’est même plutôt cool. Comme l’énonce benoîtement Robert : « Je désapprouve évidemment les méthodes de Bertrand Zobrist, mais il dit vrai quant à l’état du monde. Cette planète doit régler son problème de surpopulation. » Un point de vue que partage sa pote Elizabeth Sinskey, la patronne de l’OMS : « C’est par amour pour l’homme qu’il en a été réduit à ces extrémités. » Quand à la « souple » Sienna Brooks, elle enfonce le clou, évoquant « les visionnaires comme Bertrand [qui vient de stériliser sans barguigner un tiers de l’humanité, rappelons-le], ces esprits brillants, aux convictions si fortes qu’ils s’attellent tout seuls aux problèmes de ce monde ». Au final, si tous s’accordent à trouver la méthode un chouïa « limite », ils applaudissent le résultat. On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, mon pote.
Dans le livre, Zobrist est défini comme un transhumaniste, soit un adepte de ce courant qui considère que la technologie doit accélérer l’évolution physique du genre humain. Un darwinisme à marche forcée, que Dan Brown encourage clairement dans la vraie vie. En un récent entretien au Matin4, le maître des plages et des points Relay déclarait ainsi : « Prenons l’exemple d’un singe qui apprend à utiliser un bâton pour attraper les fourmis. [...] Si nous décidons de ne pas utiliser l’ingénierie génétique pour notre évolution, c’est selon moi comme si le singe renonçait à se servir de son bâton. »
En mêlant recherche génétique et obsession malthusienne, Brown conçoit (et salue) mine de rien l’un des pires projets scientifiques imaginables, celui de l’eugénisme sélectif de type Meilleur des mondes. Qu’il enrobe tout ça d’un patchwork de références artistico-historiques ne fait que rendre le propos plus dangereux, hypocrite. En exergue d’Inferno, Brown a d’ailleurs placé cette citation de Dante : « Les endroits les plus sombres de l’enfer sont réservés aux indécis qui restent neutres en temps de crise morale. » Une phrase que Robert médite longuement dans l’épilogue, pour bien asséner le message. Lequel a le mérite d’être clair : si tu ne veux pas pourrir en enfer, il est temps de joyeusement sabrer ces populations qui encombrent la planète de leurs codes génétiques pourraves. Par pur humanisme, évidemment.
- Portrait de Dante par Domenico di Michelino, 1465