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mercredi 15 octobre 2008

Littérature

posté à 01h25, par Lémi
6 commentaires

Quand l’Amérique était (déjà) hystérique. Howard Fast : « Mémoires d’un Rouge »
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Pendant des années, ce fut une des personnalités les plus détestées des États-Unis. Le bouc émissaire parfait, l’ennemi à abattre, le chancre répugnant. L’écrivain et militant communiste Howard Fast a vécu aux premières loges la « Chasse aux sorcières », cette vague d’hystérie anti-communiste qui s’empara des USA au début de la guerre froide. Il en a fait un grand livre.

« Je ne pourrais en aucun cas raconter l’histoire de la curieuse existence qu’il m’a été donné de vivre sans aborder cette longue période pendant laquelle j’ai été ce que cette vieille brute de sénateur Joseph Mc Carthy se délectait à appeler « un porteur de la carte du parti communiste. » Il prononçait ces mots comme s’il s’agissait d’une incantation pour faire apparaître le diable lui-même, évoquant Satan avec une telle volupté méchante que c’est tout juste si on ne sentait pas l’odeur du soufre. »

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A la fin de la guerre, c’était un héros, un type admiré tout du moins. Certes, il ne s’était pas battu au front, on avait trop besoin de lui à l’arrière. Mais c’était lui la plume de la BBC américaine, celle qui rédigeait les textes de Voice of America, décrivait aux peuples insurgés d’Europe et du monde les avancées de l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale. Le messager de la liberté, en quelque sorte.
Et puis, c’était un écrivain reconnu, admiré. Ses premiers livres, The Last Frontier, Freedom Road, Citizen Tom Paine, se vendaient à des millions d’exemplaire, étaient lu partout dans le monde.

Howard Fast, donc, était un homme respecté. Un patriote fier de son pays, un démocrate convaincu, un type qui, même s’il penchait à gauche, du côté des oppressés, croyait aux valeurs que la démocratie américaine symbolisait aux yeux du monde. En somme, rien ne prédestinait ce jeune écrivain talentueux dont les journaux ne cessaient de chanter les louanges à devenir un des hommes les plus haïs des États-Unis.
Cinq ans plus tard, il sera emprisonné durant plusieurs mois, ses livres seront retirés de la vente, les journaux lui consacreront de longues diatribes enflammées bourrées d’épithètes peu flatteuses et l’administration américaine fera tout son possible (beaucoup) pour lui pourrir la vie. Pourquoi tant de haine ? Simple. Fast était membre du Parti Communiste américain.

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On ne sait généralement pas grand-chose sur la chasse aux sorcières, cette période où les États-Unis devinrent fous et où la démocratie modèle se transforma en régime autoritaire flirtant avec les pratiques totalitaires. On en connaît quelques poncifs : l’hystérie anti-rouges du sénateur Mc-Carthy, alcoolique pathologie aux diatribes de dément, les listes noires d’Hollywood, l’exécution des Rosenberg (1953), l’exil forcé de personnalités aussi admirables que Berthold Brecht, Orson Welles ou Charlie Chaplin, la folie collective d’une nation qui a peur. Mais, dans l’ensemble, on ignore la manière dont les choses se mirent en place et l’intensité que la « chasse aux rouges » put atteindre. Le livre d’Howard Fast1, récit sincère et détaillé de son engagement au sein du Parti Communiste américain, permet de saisir la chose dans son ensemble, d’appréhender le phénomène sur un temps long. C’est ce qui fait sa force.

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On ne fera pas ici le résumé des péripéties qui s’abattirent sur la vie d’Howard Fast comme le mildiou sur les récoltes dès lors qu’il prit sa carte du PC (1943). Trop long à énumérer, on renvoie les personnes intéressées à la lecture du livre. Ceci dit, quelques épisodes particulièrement représentatifs surnagent dans notre mémoire au moment où ces lignes sont écrites. Comme ces gamins lobotomisés qui attaquent les manifestations du PC à coup de barres de fer en braillant « Kill a communist for Jesus ». Comme cet épisode effrayant où les milices patriotes lapident les spectateurs d’un concert sous le regard bienveillant des sbires du FBI. Comme cette hystérie bornée des juges de la tristement célèbre Commission des Activités Anti-américaines (crée en 1937), envoyant Fast et ses amis en prison pour avoir refusé de dénoncer leurs camarades. Comme l’anti-consitutionnalité des lois mises en place, apparentant pendant un temps la démocratie américaine à un régime proto-fasciste et autoritaire, s’octroyant le droit d’emprisonner quiconque ne partage pas ses opinions.

A la lecture de Mémoires d’un rouge, on comprend comment, dans une logique de guerre, les autorités gouvernementales surent jouer de la peur, du pseudo péril intérieur, pour souder le peuple dans une union propice à toutes les manipulations3. Terrifiés par l’hydre russe et les menaces de la guerre froide, la population américaine se jeta comme un seul homme dans la détestation collective du militant rouge, personnification de toutes les infamies, bouc émissaire idéal en temps de guerre.
Fast était un citoyen modèle et un écrivain admiré, il devint un monstre mythique, un vampire qui veut saigner l’Amérique. Le PC était fêté, admiré pour sa participation à la guerre d’Espagne (les fameuses Brigades Lincoln) et pour les victoires de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondial, il devint le péril absolu, l’incarnation du mal œuvrant dans l’ombre à la destruction de la nation.

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Pourtant, les membres du PC américain étaient tout sauf des Makhno sanguinaires. Et leurs moyens, humains comme matériels, étaient simplement ridicules au regard de ce dont on les accusait. Aucun complot ne fut jamais fomenté, aucun attentat préparé. Disproportion entre réalité des faits et perception collective que Fast ne cesse de souligner : « La terreur continua. De nouveau, 21 dirigeants communistes furent inculpés de tentative de renversement armé du gouvernement, ce qui était aussi éloigné de la réalité que de les accuser de comploter pour aller sur la lune. »

Et puis, s’il faut lire le récit de Fast, outre qu’il retrace avec brio un épisode fondamental de l’histoire américaine, c’est qu’il montre toute la sincérité d’un engagement personnel admirable. Jamais Fast ne céde à ceux qui rêvent de le voir se coucher. Jamais il n’abdique ses convictions sociales et pacifistes. Et quand, finalement, la réalité de la situation soviétique, l’horreur stalinienne, apparait au grand jour, il rompt immédiatement avec le PC ricain : en 1956, Fast parcoure avec horreur les révélations du rapport Khrouchtchev, celui qui met à nu la monstruosité du communisme à la soviétique. Et quitte illico le navire coco, traumatisé.

Howard Fast ne cherche pas à régler ses comptes, à solder son engagement. Il l’affirme d’ailleurs : «  Celui qui médit de ses anciens compagnons de lutte ne vaut pas grand-chose. » Mais il cherche à comprendre comment il a pu sacrifier tant de choses à une cause finalement désastreuse.

Finalement, renvoyant les deux camps dos à dos, il conclut son récit en citant une réplique que lui fit en 1956 l’ambassadeur russe à New-York, s’étonnant de sa naïveté : « Fast, me dit-il, qu’est-ce qui vous fait penser que les gens qui dirigent mon pays sont moins stupides que ceux qui gouvernent le vôtre ? »

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1 Publié par les éditions Rivages.

2 Ethel et Julius Rosenberg, exécutés pour haute trahison.

3 Nul besoin de souligner combien cette leçon est plus que jamais d’actualité. Créer un ennemi, en faire le réceptacle de toutes les peurs et de tous les fantasmes, on a jamais fait mieux pour gouverner les coudées libres. L’oncle Sam a retenu la leçon. Il n’est pas le seul...

4 Le sénateur McCarthy, manipulateur hystérique, en pleine démonstration paranoïaque.

5 Howard Fast.


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 15 octobre 2008 à 10h50, par Grizzly

    Que veut dire « ...des lois mises en place, apparentant pendant un temps la démocratie américaine à un régime proto-fasciste et autoritaire, s’octroyant le droit d’emprisonner quiconque ne partage pas ses opinions ».

    Cet « apparentement » n’a en fait rien de temporaire, puisqu’il est susceptible de reprendre effet à tout moment, comme on l’a vu après le 11 septembre 2001. Tout au plus est-il maintenu en léthargie quand il n’a pas d’utilité immédiate, mais les mécanismes qui permettent de le réactiver font l’objet d’une maintenance attentive et permanente.

    Quant à qualifier de « démocratie » le système qui prévaut entre deux crise d’hystérie aigue, c’est aussi discutable. Un système dans lequel l’argent achète le pouvoir et où le pouvoir permet d’amasser l’argent mérite-t-il d’être ainsi qualifié, surtout quand on sait que des millions de citoyens (en majorité noirs) sont de facto privés du droit de vote.

    • mercredi 15 octobre 2008 à 12h53, par Lémi

      Je suis plutôt d’accord avec votre première remarques. La plupart des lois votées pendant cette période, si elles sont en sommeil, n’en restent pas moins toujours présentes dans l’arsenal législatif américain. Et les nouvelles lois du Patriot Act sont venues renforcer cet arsenal législatif (c’est ce que je dis en filigrane en note de bas de page). Cependant, je pense que la coercition étatique et le contrôle des opinions n’a jamais été aussi fort que durant la Chasse aux Sorcières.
      Concernant votre avis sur la (non)démocratie américaine, j’aurais tendance à penser que, si elle est largement imparfaite (cf. mascarade de la réélection de Bush et pantalonnade électorale en Floride), elle n’en reste pas moins démocratie. Ce que vous dénoncez ici, c’est plus l’emprise du capitalisme et du fric roi sur le jeu politique (ce en quoi je vous suis totalement), pas la configuration des institutions.

      • mercredi 15 octobre 2008 à 15h14, par wuwei

        Voici ce que disait Roosevelt devant le congrès américain en janvier 1941 :

        « La liberté, dans une démocratie, n’est pas assurée si le peuple tolère que la puissance privée grandisse au point qu’elle devienne plus forte que l’État démocratique lui-même, ce qui est fondamentalement le fascisme. »

        Pour ma part je pense qu’à de nombreuses reprises au cour de leur brève histoire les USA n’ont plus été véritablement une démocratie, et certainement pas depuis la seconde guerre mondiale où leur stratégie impérialiste est notoire.

        • jeudi 16 octobre 2008 à 00h31, par Lémi

          C’est ce qui m’intéressait dans ce sujet : la chasse aux sorcières a finalement été une grande répétition de toutes les entorses démocratiques à venir. Dans l’hystérie de McCarthy, on peut déjà voir poindre celles des Rumsfeld, Cheney & co. Avec la Chasse aux sorcières, l’Amérique a expérimenté la démocratie dévoyée. Comme ça marchait, les dirigeants ont pris note...



  • Il y en a des Howard sympathiques :

     × Howard Fast, bien sûr

     × Howard Zinn (lire notamment « Une histoire populaire des États-Unis » et « Nous, le Peuple des États-Unis… » Essais sur la liberté d’expression et l’anticommunisme, le gouvernement représentatif et la justice économique, les guerres justes, la violence et la nature humaine", chez Agone »

     × Howard Philip Lovecraft, Iä, Iä, Chtulhu fhtagn

     × Howard le canard

    Ah non, pas Howard le canard ...
    Quoique...

    Arf !

    Zgur

    Voir en ligne : http://zgur.20minutes-blogs.fr/

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