lundi 5 janvier 2015
Entretiens
posté à 09h50, par
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Cela peut paraître étrange. Voire contre-nature. Il n’empêche : Jean-Pierre Minaudier dévore les grammaires de langues « exotiques » comme d’autres les récits de voyage. Il les accumule, les chérit, les potasse amoureusement. Il en a même tiré un livre fascinant : « Poésie du gérondif ». Entretien avec un chasseur-cueilleur de merveilles linguistiques
Cet entretien a été publié dans le numéro 17 d’Article11
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Poésie du gérondif1 est un livre rare. De ceux qui t’immergent dans un univers dont tu ne soupçonnais pas l’intérêt. Et dont tu ressors un peu éberlué, riche de connaissances aussi absurdes que réjouissantes. La faute à Jean-Pierre Minaudier, linguiste autodidacte et collectionneur forcené de grammaires piochées autour du monde (sa bibliothèque vient de passer la barre des 1 200 ouvrages)2. L’homme, qui voue un culte au gérondif3 et aux langues biscornues, parle de sa passion avec un enthousiasme communicatif. Presque vaudou.
J’ai beau l’avoir déjà lu, il me suffit d’ouvrir son livre au hasard pour que la magie opère. Jugez plutôt : « Voici comment on dit ’’j’ai vu un animal de ce type’’ en kalam, une langue papoue de la Nouvelle-Guinée orientale : ’’Knm nb njnk.’’ Toute personne capable de prononcer cette phrase gagnera une chaussette d’archiduchesse séchée sur une souche sèche. »
Mais Poésie du gérondif, sous-titré Vagabondage linguistique d’un passionné de peuples et de mots, n’est pas une simple recension d’anecdotes grammaticales enfilées au petit bonheur la chance. Un fil le traverse, l’anime, bouscule le lecteur. Au vrai, l’ouvrage est surtout un vibrant manifeste débordant d’humour et de connaissances. Une ode à la variété des mots et des grammaires qui « renvoie à leur profonde inexistence intellectuelle tous les cornichons persuadés que la seule manière digne d’intérêt de penser et d’exprimer est celle en vigueur dans leur village natal ».
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Ta bibliothèque compte 1 200 ouvrages de linguistique - il y a un côté un peu absurde à cette accumulation...
« Tout collectionneur manifeste une compulsion proche de la névrose. Avec ce livre, j’ai d’une certaine manière rendu publique ma névrose, qui a pour point de départ la lecture d’un ouvrage de Robert Malcolm Ward Dixon consacré à un dialecte de la langue fidjienne – A Grammar of Boumaa Fijian4. Ce livre, acheté par hasard, m’a tellement fasciné que je n’ai ensuite lu que des grammaires pendant cinq ans.
Mais j’avais en réalité commencé bien avant à accumuler des livres de linguistique. Au cours de mon adolescence, je les volais souvent – j’ai le vif souvenir d’une grammaire d’albanais que j’avais dissimulée dans mon slip... Mais il a fallu que j’attende mes quarante ans et la révélation Dixon pour vraiment me plonger dans ces ouvrages. C’est alors devenu obsessionnel.
J’ai tellement accumulé de livres que j’ai de plus en plus de mal à en découvrir de nouveaux. Je crois avoir éclusé tout ce qui existe dans les librairies hexagonales, si bien que j’enrichis désormais ma bibliothèque en achetant des grammaires étrangères via Internet. C’est moins excitant, mais je n’ai pas les moyens de financer des voyages à Tokyo ou Oulan-Bator dans l’unique but d’écumer les librairies locales. »
Tu ne t’intéresses pas aux méthodes, mais aux grammaires. Quelle est la différence entre les deux ?
« Les méthodes servent à apprendre, elles partent du plus simple pour aller au plus compliqué. Tandis que les grammaires se veulent une mise à plat du système linguistique, expliquant en détail comment fonctionne une langue, depuis l’ordre des mots jusqu’aux déclinaisons. »
La grammaire est une matière plutôt aride. Et pourtant, tu la fais si bien vivre dans ton livre qu’elle se révèle aussi passionnante qu’un roman d’aventure...
« J’ai construit Poésie du gérondif sur le thème de la chasse au trésor. Avec cette conviction : les grammaires peuvent paraître rébarbatives, mais on y trouve des pépites. Exactement comme un paysage moche et plat dans lequel surgit soudain une merveille architecturale.
Au fond, une grammaire est comme un planisphère : on la regarde en rêvant d’ailleurs. Les grammaires de langues exotiques sont d’ailleurs très proches de l’ethnologie. Sauf qu’elles ne cèdent jamais à la tentation du ’’bon sauvage’’. Les traités d’ethnologie tombent parfois dans ce travers, en s’enthousiasmant pour ces ethnies forcément écologistes, pacifistes et/ou féministes qui auraient gardé un contact pur avec la nature, etc... À l’inverse, les linguistes ne se sentent pas obligés d’en faire des tonnes. Certains d’entre eux ont une relative renommée médiatique, à l’image de Claude Hagège, mais ils ne tombent jamais dans le fantasme à la Danse avec les loups.
J’ai absolument besoin d’un ancrage dans le concret. C’est pourquoi je lis des grammaires de langues particulières au lieu d’ouvrages généraux de linguistique. Même s’il existe des synthèses remarquables, je préfère toujours rêver en me plongeant dans la grammaire d’une langue singulière. Parce qu’un tel ouvrage ouvre la porte à une foule d’anecdotes. Il permet de comprendre certains traits de la vie de l’ethnie en question, une partie de son rapport à la nature ou à ses voisins. Je pense par exemple à cette grammaire d’une langue d’Amazonie qui donne beaucoup d’exemples portant sur le kinkajou, un mammifère poilu et étrange5 vivant dans les arbres de la forêt vierge. À l’évidence, l’ethnie concernée entretient un lien particulier avec cet animal.
Une grammaire, aussi abstraite soit-elle, est une forme de reportage. Parfois, elle relève même de la poésie. Ainsi de la plus belle langue du monde à mes yeux, le kayardild, qui n’a jamais été parlé par plus de quelques centaines de chasseurs-cueilleurs du nord de l’Australie. Je l’aime pour son absurdité et le caractère très bizarre de son organisation, ainsi que pour l’importance extrême et démesurée attachée aux accords6. »
Contrairement à l’image d’Épinal qu’on pourrait en avoir, le linguiste n’a rien d’un rat de bibliothèque...
« Pour mener à bien leurs recherches, certains linguistes amazoniens ou papous doivent parfois séjourner longtemps dans des régions méconnues, hostiles ou qui sortent d’une guerre civile. Ils crapahutent pour de vrai. En Papouasie-Nouvelle Guinée, l’un d’eux a même disparu dans les années 1970 – on n’a jamais retrouvé son corps et on pense qu’il a été mangé par l’une des tribus dont il a croisé la route.
Le cas le plus extrême est celui des Sentinelles, un peuple chasseur-cueilleur basé sur l’île de North Sentinel, dans l’océan Indien. Il vit en autarcie depuis des milliers d’années et a toujours repoussé violemment toute forme d’intrusion. À partir des années 1970, l’État indien, à qui l’île est rattachée administrativement, a décidé de le protéger de tout contact extérieur, notamment pour lui éviter un éventuel choc microbien. Personne ne peut se rendre sur cette île – c’est à la fois interdit et extrêmement dangereux. Et quand un hélicoptère la survole, il a droit à une volée de flèches7. Corollaire : la langue parlée par ce peuple reste totalement inconnue. Pour un linguiste, elle constitue une forme de Graal.
De façon plus banale, il est parfois très difficile de pousser les personnes concernées à collaborer. Dans le livre, je cite l’exemple d’Iyanuik, dernier locuteur du limilngan australien. Il est réellement le ’’dernier’’ - ça signifie qu’il n’a plus personne avec qui parler cette langue. Quand des linguistes s’y sont intéressés, ils se sont rendus compte que ça faisait trente ans qu’il n’avait pas parlé le limilngan. Ils ont aussi découvert qu’il était surtout motivé par l’idée de se faire payer des coups, qu’il était farceur et qu’il leur racontait souvent n’importe quoi. Chaque nouveau linguiste représentait pour lui une source d’alcool à exploiter, pendant plus ou moins longtemps.
Cela renvoie à un phénomène classique : quand une langue est en train de mourir, les dernières personnes à l’utiliser ne la parlent plus très bien. Elles ont oublié. Le linguiste doit alors relever un enjeu particulier : réveiller la langue. Pour cela, il existe toute une série très technique de stratégies, d’exercices, destinés à faire retrouver à ces gens des traits grammaticaux ou du vocabulaire dont ils ne se souviennent plus. »
Dans ton livre, tu critiques les approches universalistes en matière de linguistique, et notamment celle de Noam Chomsky. De quoi s’agit-il ?
« Chomsky pose comme hypothèse que réside dans l’esprit humain, préexistante aux différents langages, une grammaire qui vaudrait pour toutes les langues du monde. Il y aurait des ’’universels’’, des règles très générales s’appliquant partout. Sauf que cette idée est contestée par les linguistes travaillant sur des langues isolées. Ils reprochent à Chomsky de ne s’intéresser qu’aux grandes langues occidentales, africaines et asiatiques. L’ancien missionnaire Daniel Everett8 a ainsi contesté l’existence de l’un de ces universels chomskiens en prenant l’exemple d’une langue qu’il a étudiée – il s’agit du pirahã, parlé par cinq cents personnes en Amazonie.
Il est certain que le projet de Chomsky porte une part de générosité. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Au fond, ce qui me dérange, c’est l’aspiration à l’unité qui se dessine en filigrane. Chomsky recherche ce qui ressemble, et non ce qui diverge. Un même système pour tous ! Cette volonté unificatrice me déplaît profondément. Ce qui m’intéresse n’est pas ce qui s’ordonne en un seul schéma applicable à toute l’humanité, mais au contraire ce qui résiste au schéma. Voilà pourquoi je suis également loin d’être un partisan de l’espéranto, cette langue à vocation universelle qui en plus d’un siècle n’a abouti qu’à un résultat sec et peu enrichissant. »
Cela rejoint tes critiques à propos de la grammaire normative française, dont tu écris qu’elle est « l’une des plus académiques, raides et intolérantes d’Occident »...
« Le français écrit et officiel est irrémédiablement corseté. Et sa grammaire est très répressive, elle punit toute forme de fantaisie. C’est aussi une organisation qui remonte au minimum au XIXe siècle, et qui se révèle particulièrement archaïque par rapport à ce que la linguistique moderne a inventé depuis cinquante ans.
Pour tout écolier ou lycéen, la grammaire se résume à ’’Il faut !’’ ou ’’Il ne faut pas !’’. Cela n’a rien à voir avec les grammaires que je lis, qui sont purement descriptives et multiplient les ’’On peut’’ - la différence est de taille. Quand j’écris dans Poésie du gérondif qu’une grammaire est ’’avant tout du rêve et de la poésie’’, je fais évidemment référence à cette deuxième catégorie.
Travailler sur des langues exotiques permet de s’extraire de ce genre de grammaire très normée, d’inventer de nouvelles règles et de nouveaux outils de description d’une langue. C’est aussi refuser l’idée que la grammaire est quelque chose qu’on impose aux gens pour leur apprendre à bien parler. Je crois que la vraie grammaire consiste à se pencher sur la façon dont les gens parlent réellement. D’autant que le français oral est beaucoup plus riche que le français écrit des grands auteurs – il compte bien davantage de tournures, de variétés, de niveaux de langage. »
Tu tempères aussi cette idée très répandue qu’une bonne partie des langues seraient aujourd’hui en voie d’extinction...
« Il est indéniable qu’un mouvement massif de raréfaction des langues est actuellement en cours – c’est particulièrement vrai en Amérique. Mais celles qui disparaissent ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt de toutes les petites langues qui se maintiennent. Les deux tiers des langues du monde ne sont pas en danger, à court et à moyen terme. Sur un total de 6 000 langues parlées aujourd’hui, cela représente donc 4 000 langues qui sont relativement à l’abri pour les 150 ans à venir. Ce n’est pas rien.
J’essaye toujours de voir la bouteille à moitié pleine plutôt que l’inverse. Mais cela ne signifie pas que je plaide pour l’immobilisme. Je crois plutôt qu’il faut se battre pour les langues qui peuvent être sauvées, et non pour celles qui sont aujourd’hui parlées par vingt vieillards – pour elles, c’est trop tard. Une langue comme le basque mérite qu’un combat soit mené pour la faire vivre, parce qu’elle est encore viable.
De toute manière, on ne pourra pas sauver toutes les langues : dans certains cas, des impératifs de communication vont emporter le morceau. Le bilinguisme, qui se développe dans une partie du monde, n’est pas une solution, parce qu’il y a forcément un déséquilibre sur la longueur, une langue qui prend l’avantage. Il est par exemple clair que l’anglais va s’imposer comme moyen de communication dans certaines régions de Papouasie. On n’arrêtera pas ce genre de processus.
Je pense aussi qu’il faut batailler pour que les langues encore viables mais parfois délaissées ne soient pas méprisées. Par exemple, à chaque fois qu’un de mes élèves d’origine africaine me parle de la langue de ses parents en l’appelant ’’dialecte’’, je l’engueule. Parce qu’il s’agit bien d’une langue, elle a la même valeur que le français. Tandis que le mot ’’dialecte’’ porte un certain mépris, comme s’il était question d’une sous-langue. »
On ne parle jamais de nouvelles langues – il n’y en a pas qui naissent ?
« Les langues qui naissent sont beaucoup moins nombreuses que celles qui meurent. Mais il y en a quand même. Le portugais est par exemple en train de se scinder en deux, entre celui parlé au Portugal et celui utilisé au Brésil. Ils se ressemblent de moins en moins, à tel point que les méthodes Assimil sont désormais différentes. Et il est tout à fait possible que cela donne deux langues distinctes dans quelques siècles.
Autre exemple, les créoles, qui sont des langues apparues il y a moins de cinq cents ans, par contact entre des Africains et des Européens. Certaines d’entre elles sont aujourd’hui utilisées de façon massive – le créole haïtien compte ainsi cinq millions de locuteurs et a développé une littérature propre. Pour une langue jeune, c’est très encourageant. »
Beaucoup des langues que tu cites dans ton livre sont parlées par un nombre très réduit de personnes. Comment peuvent-elles survivre ?
« En Mélanésie, au Vanuatu ou aux ÃŽles Salomon, des langues parlées par quelques centaines de personnes sont viables, notamment parce que les enfants les parlent réellement. Il faut bien comprendre ceci : ce qui rend une langue viable n’a pas grand-chose à voir avec le nombre de personnes qui s’en servent. Pour preuve, certaines langues très largement parlées se trouvent en danger – c’est le cas de langages utilisés en Inde par des millions de personnes.
Tout dépend en réalité du contexte culturel, de la politique linguistique menée par l’État et de l’image que les peuples ont de leur propre langue. Une partie d’entre eux, à l’exemple des Basques aujourd’hui, en ont une vision extrêmement valorisante. D’autres, au contraire, en ressentent de la honte. Ça a notamment été le cas des Flamands : leurs voisins francophones leur disaient qu’ils parlaient une langue de chiens, qu’ils aboyaient au lieu de parler. Beaucoup de langues ont subi cette dévalorisation. Voire pire : les locuteurs basques étaient carrément persécutés sous le régime franquiste. »
Le basque est justement un exemple encourageant de résistance d’une langue un temps moribonde...
« La pugnacité du Pays basque en la matière est un exemple isolé. Parce que la population s’est largement mobilisée pour faire vivre cette langue – beaucoup plus qu’en Bretagne. Même les gens qui ne le parlent plus veulent que leurs enfants l’apprennent. Mieux : il y a davantage de jeunes capables de le parler que de vieux. C’est peut-être unique au monde. Et ça explique que cette langue revive aujourd’hui alors qu’elle déclinait il y a une trentaine d’années.
Cela fait désormais cinq ans que j’apprends le basque ; j’en ai eu envie parce que c’est la langue à la construction la plus bizarre de toute l’Europe occidentale. C’est dur, très dur. Et je n’arrive toujours pas à tenir une conversation. Mais je ne regrette vraiment pas mon choix : cette langue est magnifique, pleine de poésie. Et le fait qu’on ne sache toujours pas à quelle famille linguistique l’apparenter9 accroît encore mon attirance pour elle. »
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Bonus : quelques pépites linguistiques10
« Ke mahal onerdecos s’ch proporos rabarokh ! »
Moules à gaufres ! Marchands de tapis !, en arumbaya.
« Sian warihini wübü, darugua lau gúmulali. »
Les montagnes sont invisibles, elles sont embrumées, en garifuna.
« Ngiyimpungushe, kusho impunugushe. »
Je suis un renard, dit le renard, en xhosa.
« Äb do’n áqtala binbabed ük dóndil isbedesan. »
Mon couteau est meilleur que le tien pour travailler le poisson, en ket.
« Cux tun tu yax kin, ban ta betah ? »
Et qu’avez-vous fait pendant la sécheresse ?, en yucatèque.
1 Le Tripode, 2014.
2 Outre son activité de professeur d’histoire, il est traducteur et professeur d’estonien (on lui doit la récente traduction de L’Homme qui savait parler la langue des serpents, d’Andrus Kivirähk, aux éditions Attila).
3 Mode formé du participe présent précédé de « en ». Exemple : « En lisant cet entretien, je mangeais un sandwich banane-beurre de cacahuète. »
4 University of Chicago Press, 1988.
5 Il est notamment doté d’une langue d’une taille démesurée.
6 « À force de s’accorder frénétiquement avec tout ce qui bouge, un nom peut porter jusqu’à quatre suffixes de cas », écrit Jean-Pierre Minaudier dans Poésie du gérondif. Et d’ajouter : « Surtout, le temps et le mode sont marqués sur tous les groupes nominaux de la proposition, sauf le sujet. »
8 Mister Everett :
9 Le basque est un isolat, soit une langue sans famille, orpheline (il en existe environ 74 dans le monde). Diverses tentatives de rapprochement (notamment avec les langues du Caucase, le berbère ou l’étrusque) ont échoué, raconte Jean-Pierre Minaudier dans Poésie du gérondif.
10 Ces citations sont extraites de Poésie du gérondif. Ce sont des exemples de grammaires sélectionnés par Jean-Pierre Minaudier.