mardi 8 juin 2010
Sur le terrain
posté à 19h58, par
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Dans le grand casse-tête identitaire des Balkans, la République de Macédoine est au premier plan. Indépendante depuis 1991 et l’explosion de la Yougoslavie, elle est tiraillée entre différentes identités - slave, grecque, albanaise. Pour renforcer la cohésion nationale, les dirigeants n’hésitent pas à sur-jouer la carte historique, notamment autour de la figure d’Alexandre le Grand. Reportage sur place.
Le train reliant Thessalonique en Grèce à Skopje, la modeste capitale de la Macédoine1, est, selon des dires unanimes, toujours en retard. Embarqué dans ce tranquille convoi d’un autre âge brinqueballant tranquillement sur des rails irréguliers, je n’en sais encore rien. Ni même - ou si peu - sur la valeur symbolique et conflictuelle des montagnes désertes qui m’entourent.
Et puis, à un arrêt improbable, je suis tiré de mon compartiment par quelques passagers tentant de me faire comprendre que je dois aller faire superviser mon passeport par les douaniers grecs. Eux attendent sereinement à l’ombre, dehors. Occupés à plaisanter entre eux, ils jettent un bref regard torve sur mes documents. Les feuillettent tout en poursuivant leur discussion. Et me les rendent rapidement, en me faisant signe de regagner mon compartiment. J’obéis et retourne m’installer consciencieusement à mon siège, attendant le départ du convoi. Qui ne vient pas.
Vingt bonnes minutes plus tard, ces mêmes douaniers reviennent me voir, un passeport américain en main, voulant savoir si ce n’est pas le mien. Puis vont et viennent d’un compartiment à l’autre, s’agitant frénétiquement devant des passagers résignés qui fument leur cigarette aux fenêtres du train. Je rejoins ces derniers. Ils attendent patiemment, le regard fixé sur la bâtisse bétonnée de la gare frontalière grecque qui leur fait face, observant un grand drapeau peint sur le mur avec cette inscription : « Macedonia ». Et en dessous : « Hellas ». Grecque. La Macédoine grecque.
J’entame la discussion, tentant de m’informer sur la raison de cet arrêt interminable à la frontière grecque. « Ils ne nous aiment pas », me répond une femme macédonienne qui travaille en Grèce. « Ils trouvent toujours quelque chose tu sais, juste pour nous faire poireauter ici, à attendre devant leur ‘beau’ drapeau et leur insigne de la Macédoine grecque. Un truc dans le train qui va pas, un bagage suspect, toujours. » Elle baisse la voix soudainement et porte un doigt à sa bouche, en signe de silence : les douaniers repassent pour la seconde fois. À nouveau, ils interrogent du regard - sans grande conviction - chacun d’entre nous, avec le fameux passeport américain à la main : « C’est le tien ? ». Et tous, à tour de rôle, sans surprise, de répondre d’un mouvement de tête par la négative, sachant pertinemment que le mystérieux voyageur américain n’existe pas. Les douaniers, l’air faussement étonnés, reviennent régulièrement vers moi, le seul étranger du convoi. Ma voisine s’allume une nouvelle cigarette et reprend sur une rapide leçon d’histoire : « Tout cela est une question de nom. Après la fin de la Yougoslavie, nous sommes devenus indépendants sous le nom de Macédoine, comme on s’appelait avant, sous Tito. Mais les Grecs ne veulent pas que l’on s’appelle comme ça, ils disent que la Macédoine c’est leur territoire. Eux ils nous appellent FYROM2. D’ailleurs sur les cartes qu’ils ont dans les livres de géographie, on n’est parfois même pas mentionnés. Ma fille m’a montré dans son livre d’écolier : rien. À la place de notre pays, il n’y a rien, un vide, des frontières mais pas de nom dedans. Elle était étonnée et ne comprenait pas pourquoi. » Un de nos voisins nous regarde, méfiant. Elle reprend, plus bas. « C’est fou, hein, tout ça pour une question de nom ! Et d’ailleurs, c’est pour ça que les Macédoniens ne veulent pas changer de nom, parce qu’ils trouvent cela stupide, pensent qu’un nom ça n’appartient à personne. À cause de cela on ne nous reconnaît pas, on nous refuse l’entrée dans l’Europe, dans l’OTAN, partout, à cause du blocage de la Grèce qui veut qu’on en change. »
Sentant peut-être que le jeu a assez duré, les douaniers font alors de grands signes au chef de gare, qui siffle le départ de notre train, direction la Macédoine (ou la FYROM). De l’autre côté de la frontière, tout se passe plus rapidement ; ma voisine me souhaite un bon séjour et descend du train. A Skopje ce soir-là, le train n’aura que trente minutes de retard. Une broutille.
Quelques jours plus tard, je me trouve à Bitola, la ville la plus importante du Sud du pays, proche de la frontière grecque. C’est ici que les Grecs viennent faire leurs courses et le plein d’essence. Tout y est jusqu’à deux fois moins cher que de l’autre côté de la frontière, surtout en ces temps de crise. Bitola est une petite bourgade agréable, surtout par ce temps printanier. Pourtant, ce qui attire plus particulièrement mon attention, dénotant avec le paisible style pastel des bâtisses, est une place clinquante, d’un niveau de kitsch remarquable3. Des jets d’eau sortant d’un massif bouclier au symbole d’Alexandre le Grand - le soleil de Vergina - , entourés de bancs dorés, de quelques haut parleurs crachant de la musique traditionnelle et bien sûr des drapeaux de la discorde4, ceux qui désignent le jeune État. Je m’installe sur un bancs écaillé et entame la discussion avec un habitant sympathique. Fier, il m’explique que la construction du lieu n’est pas achevée, qu’il reste à ériger une grande statue équestre de Philippe II, le père d’Alexandre le Grand et de la Macédoine, ainsi qu’une installation vidéo présentant sa vie. Exprimant maladroitement une fausse admiration, je lui demande la raison de pareilles dépenses pour quelque chose de si excentrique dans un pays où le salaire moyen mensuel atteint péniblement les 200 €. Et lui de me répondre : « C’est normal. C’est important, tu sais. C’est pour que les Grecs venant ici voient bien que c’est notre histoire. Qu’ils comprennent que nous, les Macédoniens, sommes les descendant de Philippe II, d’Alexandre, né en territoire occupé. » En territoire occupé, comprenez en Grèce. Fin de la deuxième manche. Un partout.
Retour à Skopje. Ville ravagée par un tremblement de terre en 1964, reconstruite à la va-vite, à coup de béton, déchirée par d’interminables avenues grises et délavées qu’occupent des taxis rageurs. Ici, même les Églises sont transformées en constructions surnaturelles, bétonnées et fluorescentes. Tout semble encore en chantier. Tout, et surtout l’histoire. Archéologue, Dane est très remonté contre les dirigeants politiques du pays, ceux du très populiste parti VMRO. Selon lui, les fonds débloqués dans sa profession ne le sont que pour servir les intérêts identitaires de la jeune République, à savoir s’affilier avec la Macédoine d’Alexandre le Grand. Le but affiché est clair : se défaire de ses embarrassants et envahissants voisins et grands frères slaves, les Serbes et Bulgares5. Alors, depuis quelques années, tout ce qui fleurit dans ce petit pays montagneux sent bon l’Antiquité. Les livres d’histoire réécrits au son de « nos ancêtre les Macédoniens » ; les historiens, linguistes et archéologues commissionnés pour trouver des traces de filiation avec cette période glorieuse ; la langue macédonienne - langue slave - analysée, soupesée, décortiquée, afin d’y dénicher des similitudes avec la langue parlée sous Alexandre le Grand, une des trois langues figurant sur la pierre de Rosette.
Comme toujours lorsque ce que l’on cherche est déjà tout trouvé, les conclusions ne sont jamais bien éloignées de ce que les bailleurs de fond attendent. Et Dane de reprendre : « C’est très certainement en réaction à la politique intransigeante de la Grèce que notre État s’est engagé là-dedans. Il s’agit de provocations réciproques successives. Pourquoi eux, d’ailleurs, ne veulent-ils pas nous voir exister ? Et leur volonté de présenter la Macédoine comme grecque est risible, alors que tous les documents historiques montrent bien que les Macédoniens étaient considérés par les Grecs comme de primitifs barbares. Exactement ce qu’ils pensent de nous aujourd’hui ! »
La rhétorique symbolique s’installe. L’aéroport international est rebaptisé Alexandre le Grand. Ce dernier est lui-même rebaptisé Alexandre le Macédonien, et érigé héros national. Et ces populations du Sud de la Yougoslavie, souvent vues comme bâtardes, vivant sur des territoires revendiqués par leurs voisins, se retrouvent érigées en héritières directes d’un des plus « glorieux » personnage historique (et cinématographique). Depuis quelques temps, les drapeaux colorés poussent à tout va. Même si la démarche est bancale et loufoque, cela fonctionne, crée du consensus, du collant identitaire, du « nous ». Mais aussi du « eux ». Forcément.
Tale est une des seules personnes que j’ai rencontrées qui manifeste régulièrement contre cette politique démagogue du gouvernement, folie identitaire et invention d’une tradition, couplée à une religiosité omniprésente. Le grand projet de reconstruction de la place principale de Skopje, la place Macédoine, est un parfait exemple de ce mélange douteux. « Ils vont y faire la même chose qu’à Bitola en taille XXL, un grand chantier coûteux et démagogue6. Il y a déjà une quantité impressionnante de statues dorées des héros macédoniens, Alexandre en tête, ainsi qu’une imposante église orthodoxe, ceci pour réaffirmer aux Albanais vivant ici que la religion d’État n’est certainement pas l’Islam7. » Mais c’est aussi, de-ci de-là, en ville, quelques autres monuments symboliques, en style néo-antique : un arc de triomphe, des bâtiments rappelant étrangement des temples de la Grèce antique, pluie de colonnes corinthiennes, ou comment recréer de l’ancien avec du neuf, du clinquant-neuf même.
Tale continue : « Et le pire, c’est que tout le monde soutient cette politique et y croit. C’est ahurissant, presque surréaliste. Les gens sont convaincus d’être dans le vrai, certains qu’Alexandre est leur père, que les Albanais sont de dangereux envahisseurs. Cela s’est fait en quelques années… Comme si avoir une glorieuse histoire pouvait être le seul remède à leurs maux, à la crise économique, à leur sentiment d’enfermement, leur impression d’être abandonnés par les instances européennes, leur peur de disparaître devant la menace albanaise. »
Comme si - aussi - les politiques avaient besoin de cette menace étrangère pour apporter des réponses en instrumentalisant l’histoire. Ces mêmes réponses ne font d’ailleurs qu’accentuer la force symbolique de cette menace, et par là-même, leur statut de sauveurs indiscutables. Si bien qu’au final, à observer cette construction identitaire maladroite et agressive, il est difficile d’échapper à un triste sentiment de déjà-vu.
2 Former Yugoslavian Republic of Macedonia.
3 Pour avoir un aperçu visuel (Timothée ayant rencontré quelques problèmes avec son appareil photo), une vidéo de la place est visible ici.
Le drapeau macédonien reste l’un des nombreux points de tension entre la Macédoine et son voisin grec. Alors que le jeune État, à son indépendance en 1992 avait tout d’abord opté pour le symbole exact du drapeau d’Alexandre le Grand, le soleil de Vergina, la Grèce avait obtenu de son voisin de le faire changer, arguant de violation de la propriété intellectuelle. La Macédoine a donc été contrainte de le modifier pour un drapeau rappelant ce soleil, mais non identique. Tous en Macédoine expliquent cependant que leur drapeau descend en droite ligne de celui d’ « Alexandre le Macédonien ».
5 La construction identitaire dans les Balkans a très souvent une visée double : si elle s’adresse aux siens, elle est aussi bien souvent dirigée vers l’autre, le voisin, l’ennemi duquel on cherche à se dissocier. Dans le cas macédonien, ce « filon antique » intervient à point nommé dans le processus de différenciation des deux voisins slaves, Bulgares et Serbes, qui n’ont jamais totalement renoncé à laisser filer ces populations hétérogènes et ethniquement proches de leurs rêves de Grand État-Nation. Ce processus se heurte cependant de plein fouet avec les positions historiques et identitaires grecques.
6 À ce sujet, voir cette vidéo montrant les projets de développement de Skopje à l’horizon 2014.
7 Outre l’intransigeance grecque, les visées expansionnistes serbes et bulgares, qui souvent contestent la souveraineté macédonienne et sa création artificielle par Tito, la plus grande menace ou crainte semble venir du voisin albanais, ou plutôt des populations albanaises qui représentent 30% de la population du pays. Le traumatisme de la courte guerre civile de 2001 et les tensions et divisions identitaires religieuses et spatiales entre les deux communautés font toujours craindre la résurgence d’un conflit et la partition du pays à l’image du Kosovo. Les Macédoniens reprochent aux Albanais une (prétendue) inquiétante progression démographique, un (prétendu) refus de s’intégrer et les (prétendus) avantages dont ils bénéficieraient.