mercredi 5 novembre 2008
Le Charançon Libéré
posté à 10h13, par
18 commentaires
Il faut que ça brille ! Que rien ne trouble le regard ni ne gêne la conscience. Que les pauvres, mal-logés et autres inadaptés aient disparu. Bref : pas de tache dans le paysage. L’impératrice Catherine II avait déjà droit à des villages de carton-pâte et à des rangées de figurants enthousiastes quand elle se piquait d’arpenter ses terres. Ce sera la même recette pour le tsar Nicolas, voilà tout.
C’était le crépuscule de son règne, et celui du XVIIIe siècle.
Et cette brave vieille Catherine II, sans doute un brin gâteuse sur la fin, aimait à être baladée sur ses terres, de l’Oural à la Sibérie, de Moscou à Saint-Pétersbourg.
Confortablement installée en son carrosse, l’impératrice se faisait promener, soucieuse de vérifier si les ambitions de modernisation qu’elle nourrissait pour la sainte Russie avaient payé.
Tandis qu’à ses côtés, ne la quittant pas d’une semelle, ce cher Grigori Aleksandrovitch Potemkine, amant de toujours de la tsarine et commandant en chef des forces armées, lui tapotait doucement la main.
L’embrassait même dans le cou.
Et parfois…
Parfois, Catherine II jetait un regard vers l’extérieur.
Occasion pour l’impératrice de savourer la vision de villages en bon état, de rues bien entretenues, de maisons prospères, de paysans affairés et en bonne santé.
Et la tsarine de penser in petto : « Quand même, comme je te l’ai bien balancée sur la voie du XIXe siècle, la Sainte Russie. »
__3__
Le truc, c’est que l’impératrice Catherine II de Russie ne se faisait pas seulement balader au sens littéral du terme : au sens figuré aussi.
Tant les villages bien ordonnés n’étaient que de toc
Les maisons prospères des façades de carton-pâte.
Et les paysans débordant de vitalité des figurants, payés pour faire comme si.
En clair : c’était du flan.
Décors bidons pour cacher la misère et faire accroire le développement.
Et mises en scène imaginées par l’amant Potemkine (qui laissera son nom, en sus du cuirassé, à ces villages en toc) et par les gouverneurs des provinces où l’impératrice avait décidé de se rendre.
__3__
Mutatis mutandis ?
Bof… pas tellement.
Et s’il ne s’agit plus d’exhiber des paysans en bonne santé au passage de l’impératrice Catherine, il importe de virer les manants et les gens de rien à l’arrivée du tsar Nicolas.
Comme ces gens du voyage qui ont été invités par « la police, la préfecture et la mairie » à quitter la commune de Vaujours dimanche soir, pour laisser place nette avant une visite présidentielle, prévue deux jours plus tard.
Au motif que leur présence donnerait « une mauvaise image de marque » à la commune.
Et qu’ils feraient tache dans le paysage.
Hop, remballez : allez voir ailleurs si les aires de parking n’y sont pas plus grises !
__3__
Les seuls ?
Même pas.
L’association Droit au Logement comparaissait lundi au tribunal.
Pour y répondre d’un campement de 200 tentes organisé pendant deux mois, rue de la Banque à la fin de l’année 2007.2
Le motif ?
Tenez-vous bien : « Avoir embarrassé la voie publique en y laissant des objets sans nécessité. »
(Si, si…)
La justice française a une bien curieuse vision de la nécessité.
Qui considère que l’hébergement de 200 sans-logis, hommes, femmes et enfants, ne rentre pas dans la définition de l’urgence.
A moins que… les gens ne soient ces « objets » qui « embarrassent la voie publique ».
De ceux qu’on déplace à l’envie pour les cacher, les camoufler et les éloigner quand ils dérangent.
Histoire qu’ils ne tombent ni sous le regard du monarque, ni sous celui de ses courtisans.
Puisqu’il faut faire place nette, pour l’impératrice Catherine ou le tsar Nicolas.
__0__
Edit, 10 h 50 : je découvre à l’instant sur Plume de Presse que je ne suis pas le seul à avoir pensé à Catherine II et ses villages Potemkine. Rendons à César ce qui est à César, le maire communiste de Sevran, Stéphane Gatignon, a été plus rapide que moi.
Voici donc ce qu’il déclarait hier : « Voici plus de 200 ans, en 1787, le Feld Maréchal Potemkine, favori de la Tsarine Catherine II, ne craignait pas de faire construire des villages factices en Crimée pour faire la preuve de l’excellence de l’administration impériale et cacher la misère qui régnait dans les campagnes. En 2008, il est des responsables politiques français pour agir de même. Ainsi, émules de pratiques d’un autre âge, ils n’hésitent pas à conseiller le déplacement de familles de gens du voyage qui avaient installé leur campement à Vaujours, parce que cette présence pourrait indisposer le chef de l’Etat en visite dans cette ville ce mardi 4 novembre. Pour eux il faudrait cacher les conditions de vie de ces familles à Monsieur le Président. »
1 Cette fausse enfilade de façades est une oeuvre de l’artiste Emilio Lopez-Menchero, réalisée à Bruxelles en 2007.
2 Je n’ai pas trouvé d’autres infos sur la question que dans cet article du Post. Il y a bien un article consacré à la question dans Le Parisien, mais il faut payer 1,50 € pour le consulter…