samedi 21 novembre 2015
Textes et traductions
posté à 14h15, par
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« Du haut des murailles, le vieux Drago contemple tristement l’horizon. Engoncé dans son uniforme, la poitrine couverte de clinquantes médailles, il fume une cigarette dans le froid de la nuit, les yeux fixés sur les quelques lumières qui empiètent sur le désert. Ce n’est pas l’ennemi, mais cela y ressemble. »
« À un certain moment, un lourd portail se ferme derrière nous, il se ferme et est verrouillé avec la rapidité de l’éclair, et l’on n’a pas le temps de revenir en arrière. » (Dino Buzzati, Le Désert des tartares)
« Et l’ennemi est là / Je ne serai pas héros. » (Jacques Brel, « Zangra »)
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Cela fait plusieurs siècles que le Fort domine la plaine, aux frontières Sud du pays. Massif et élancé, c’est un lieu éminemment stratégique. Sous les remparts, des kilomètres d’aride désert – des pierres, des scorpions et de la terre desséchée.
Depuis le chemin de ronde, on voit l’espace s’étendre à l’horizon. Nulle aspérité. Pas le moindre refuge pour les assaillants. Pas d’arbres, pas de grottes, encore moins de bunkers ou de tranchées. Cet ingrat territoire est d’ailleurs rigoureusement cartographié, chaque parcelle de terrain vue et revue, maîtrisée, analysée sur de longues pages dans ces traités stratégiques que potassent les généraux. Pour être à l’abri, il convient de ne rien laisser au hasard. Les murs ne suffisent pas.
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Penché sur les remparts, Drago scrute l’horizon en savourant une cigarette. Il est arrivé il y a quelques jours, animé d’une belle flamme guerrière. C’est un jeune homme robuste et franc, décidé à défendre sa patrie. Quand il a appris que l’ennemi envahissait la plaine, il n’a pas hésité un instant. Le clairon sonne ? Il rapplique. Voilà sa ligne de conduite.
Au Fort, personne ne s’ennuie. La guerre est une activité prenante, qui mobilise corps et affects. L’ennemi est certes difficile à localiser, presque invisible. Mais il y a toujours un ou deux imprudents qui s’approchent suffisamment pour se trouver à portée de tir, petites fourmis dérisoires qu’il convient de dégommer à travers la lunette de visée.
Drago est en veine. Dès son troisième tour de garde, il parvient à accrocher un ennemi à son tableau de chasse. La chance du débutant, assurent ses plus jeunes camarades, jaloux. Ce frisson d’excitation qu’ils ne connaissent pas encore, ils s’y habitueront vite. Mais pour l’instant, c’est lui le héros.
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Au fil des ans, Drago se coule dans le moule du Fort. Il s’y sent bien, utile. Rien n’y brise la guerrière routine. La nourriture, les viriles amitiés, le claquement des fusils, les virées au bordel : tout est réglé comme du papier à musique. Une vie simple et valeureuse, martiale. Mais quand Drago lit dans les journaux le compte-rendu d’attaques menées contre le Fort, il ne peut s’empêcher de les trouver un peu étranges. Presque erronés. Ils parlent de « hordes cruelles arrêtées en plein élan » ou de « magnifique contre-attaque des valeureux guerriers du Fort », quand lui n’a vu qu’une dizaine de fourmis se faire cribler de balles. Ce trouble ne dure jamais trop longtemps - Drago reprend vite ses esprits. Il comprend fort bien les raisons de ce travestissement sans conséquences. Après tout, il est normal que les journaux embellissent les faits. En temps de guerre, la nation se doit d’être soudée.
Si Drago n’est pas d’un naturel violent, il ne rechigne pas à prendre sa place sur les remparts, derrière le fusil. Il aime ces moments de tension, quand l’ennemi s’annonce à l’horizon et qu’il faut le frapper dans sa course avant qu’il ne s’approche trop. C’est étrange à dire, mais ça fait passer le temps. Et même : ça l’épice. Le parfum du danger sans la puanteur de la mort. Les cadavres sont bien trop loin pour qu’ils se manifestent aux narines. Sans odeurs, sans visages, sans voix, ils pourraient tout aussi bien être des chiens errants.
Le soir, quand il n’est pas de garde ou de biture et qu’il paresse dans sa chambrée, Drago songe parfois à la destinée de son grand-père, Giovanni Drogo. Lui n’a pas eu la chance de connaître la guerre, cantonné sa vie durant à un minable rôle de sentinelle obsédée par le temps qui passe. Inutile jusqu’au bout, l’ancêtre. Drago a un peu honte de cette ascendance. Il refuse même d’en parler au mess, quand les bouteilles se couchent et que des compagnons l’interrogent. Un soldat sans combat, voilà qui est singulièrement minable. « Jamais, de par-là, n’était venu l’ennemi, jamais on n’y avait combattu, jamais rien n’y était arrivé », avait coutume de geindre Drogo, pathétique et inutile. C’était jadis, quand on ne savait pas d’où l’ennemi viendrait. Triste époque.
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Des décennies ont passé. Sans gloire. Drago s’est fait plus amer. Il a grossi. Ne rit plus beaucoup. Et il affiche le teint jaune de ceux qui boivent tristement, en solitaire. À mesure qu’il perdait ses cheveux, son enthousiasme s’est effiloché. Malgré tout, il reste un remarquable tireur. Il a depuis longtemps perdu le compte des hommes qu’il a abattus, ces assaillants privés de visages. Sans passé, sans histoire, les fourmis tombent dans le désert et retournent à la poussière. Ce sont des silhouettes, des ombres fugitives désintégrées avant de se matérialiser.
La mort est toujours laide, mais c’est un juste châtiment pour ceux qui lorgnent sur les richesses de son pays. Qui menacent sa famille, ses rares femmes, et surtout son fils Zangro. La mère de ce dernier, la belle Consuela, l’a certes quitté il y a dix ans en emportant l’enfant, la chair de sa chair. Mais peu importe, il tient à les protéger. C’est sa mission suprême. Les barbares veulent attaquer ce qu’il a de plus cher ? Imposer leurs mœurs dégénérées ? Il saura les repousser.
Au début, du temps de sa belle vigueur moustachue, quand il plaisait encore aux jolies jeunes femmes qui fondaient en troupeaux devant ses rouflaquettes, il lui arrivait parfois de s’émouvoir à la vue des rares ennemis parvenant à s’approcher suffisamment près pour être presque détaillés. Le nez plongé dans sa lunette de visée, il s’étonnait : ces envahisseurs n’avaient pas vraiment l’air de combattants. Pas d’armement visible, pas d’uniforme, pas de drapeau – de bien étranges guerriers. Plus perturbant, encore : il lui semblait discerner des affaires de voyage au bout de leurs bras trop maigres. Certains portaient ce qui ressemblait à de dérisoires sacs plastiques. D’autres de vieilles valises en carton bouilli. Il lui est même arrivé d’avoir l’impression qu’il y avait des femmes et des enfants parmi eux. Mais il tirait quand même. Le devoir.
Un temps, ses nuits s’en sont ressenties. Il cauchemardait à répétition, suait d’angoisse dans ses draps rêches. Ce n’était pas tenable. Il lui a fallu se faire une raison : pour être à la hauteur de sa mission, il devait évacuer les scrupules. Tuer les yeux fermés, en quelque sorte. En bon soldat, il a donc refoulé ces pensées et visions improductives. Les a enfouies au plus profond de son être, préférant lustrer son arme. Ainsi, il s’apaise. Droit dans ses bottes.
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Drago sait qu’il y a d’autres forts comme le sien disséminés à la frontière. Il paraît même que de nouveaux surgissent à intervalles réguliers en territoire ennemi. Il s’en réjouit. Ainsi que le proclament les généraux, ce type d’occupation est la première étape sur la voie de la paix. Le début d’un cercle vertueux : rapidement, les bénéfices commerciaux sont réinjectés dans le matériel militaire et les fortifications. Ceux qui y voient un cercle vicieux sont des imbéciles. En apportant la civilisation dans leurs bagages, les troupes d’occupation gagnent peu à peu le cœur de l’ennemi. Si la guerre dure depuis si longtemps, c’est simplement parce que les envahis mettent du temps à comprendre où sont leurs intérêts. Ils sont bornés.
De toute manière, les généraux savent ce qu’ils font. Qui aurait intérêt à mener des guerres inutiles ? Si on combat, c’est bien qu’il y a une raison. Voilà comment raisonne Drago, qui de toute manière n’aime pas faire de vagues. Du haut de sa désormais très longue expérience martiale, il fait simplement confiance à ceux qui le dirigent. Ils ont toutes les cartes en main, pas lui.
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Il s’ennuie souvent, Drago. Il déprime même un peu, s’étiole lentement. La vieillesse est bien un naufrage, mais il n’est pas instantané. Son bateau coule si lentement que c’en est presque désespérant. Seul lui importe désormais de ne pas faillir à la tâche. Malgré ses rides et son foie douloureux, il ne perd pas de vue la grande mission qui est sienne. Quand le moral n’est pas bon et que les doutes s’accumulent, il a d’ailleurs une solution toute trouvée : aller au bourg, boire avec Don Pedro. Un bon camarade, parfois un peu à côté de ses bottes. Ensemble, ils ont tant de fois refait le monde, évoquant jusqu’au petit matin la paix à venir et les trahisons féminines, qu’ils n’ont plus guère de secret l’un pour l’autre.
Mais voilà qu’un de ces soirs de boisson, leur belle amitié s’écroule. Ivre et larmoyant, Pedro lui fait part de convictions défaitistes. Il a appris, dit-il en bafouillant, que les généraux vendent depuis longtemps des armes au camp d’en face. Il aurait même la preuve, ajoute-t-il, que d’autres magouillent dans l’ombre, passant des alliances qu’ils s’empressent de bafouer pour motifs financiers. De piètres stratèges préparant un triste avenir, conclut-il. Drago ne répond rien, se contente de lever les yeux au ciel devant tant d’inepties.
Le lendemain, après une nuit blanche passée à peser le pour et le contre, il dénonce Don Pedro au général en charge. Lors de la fouille de sa chambre, la police militaire trouve des écrits subversifs – pacifistes, voire terroristes. Drago ne s’est pas trompé : c’est bien un ennemi. Trois jours plus tard, Don Pedro est pendu pour haute trahison. Une bonne chose de faite, songe Drago, qui verse tout de même une larme lorsque le corps de son ami est balancé par-dessus les murailles. Il n’est pas de bois.
C’est ainsi que Drago monte une dernière fois en grade. Le voilà colonel. Il est un peu triste, mais n’a pas de remords. Ou en tout cas, il essaye de s’en persuader. La traîtrise est un poison mortel, il l’a toujours professé. Laisser prospérer des individus divergents, c’est ouvrir la porte à la gangrène morale. Et quand bien même la situation s’avère prometteuse. Certains généraux parlent carrément d’ « horizon radieux ». Drago peut en témoigner : l’ennemi continue à encaisser défaite sur défaite. Et au Fort, tout se passe bien. La vie y est confortable, la sécurité assurée, la prospérité au rendez-vous. N’est-ce pas la preuve que les généraux mènent leur barque avec aisance ?
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Au fil des années, Drago a vu le Fort grandir, s’étendre démesurément. De simple garnison défensive, il s’est fait village, puis ville, et enfin métropole. Des populations arrivent sans cesse de l’intérieur même du pays. Il faut dire que la situation économique n’est pas reluisante dans certaines contrées – la guerre coûte cher. Pour les plus démunis, les environs du Fort semblent porteurs d’espoir : on peut s’enrôler comme soldat ou policier, ou bien se prostituer si on est une femme. Le Fort est ainsi fait qu’il laisse des chances à ses enfants méritants. Drago en est l’exemple même, lui qui parti de rien est devenu colonel.
Malgré tout, la gestion de ces populations n’est pas toujours aisée. Certains perturbent la tranquillité publique. Ce ne sont pas des ennemis à proprement parler, mais il arrive qu’ils sèment la zizanie. Depuis quelques années, la décision a donc été prise de faire le tri entre personnes utiles et inutiles. Celles qui ont le laisser-passer idoine peuvent rester dans la forteresse étendue, les autres sont expulsés hors des murs manu militari. On ne peut pas accueillir toute la misère du pays.
Sous les murs immaculés du Fort s’étalent désormais de grandes forêts de baraquements grisâtres. Si les pauvres hères qui y survivent tentent de s’approcher de la porte d’accès, le colonel Drago a ordre de faire tirer la troupe. Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’il obtempère, mais il n’a pas le choix. Le maintien de l’ordre n’est pas un dîner de gala. Il lui arrive bien d’avoir quelques doutes, mais il les refoule facilement. Comme le chante ce vieil artiste à l’accent étrange et à la longue mine triste qui se produit parfois au mess des officiers : « On n’oublie rien de rien / On s’habitue, c’est tout. »
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Du haut des murailles, le vieux Drago contemple tristement l’horizon. Engoncé dans son uniforme, la poitrine couverte de clinquantes médailles, il fume une cigarette dans le froid de la nuit, les yeux fixés sur les quelques lumières qui empiètent sur le désert. Ce n’est pas l’ennemi, mais cela y ressemble.
Il y a quelques mois, le haut commandement a décidé que le bidonville qui s’étendait au pied des remparts devait être relogé plus loin, en plein désert. Les notables du Fort étaient agacés par les nuisances sonores et olfactives – le bruit et l’odeur. Pour convaincre les récalcitrants, il a fallu tirer dans le tas. C’est Drago qui a donné l’ordre. Un moment désagréable.
Désormais, tout est sous contrôle. Sur l’emplacement de l’ancien bidonville, il a été décidé d’aménager un golf et de construire quelques résidences au luxe tapageur, entourées de murailles sophistiquées. Ainsi tout est plus clair. Il y a les vrais habitants du Fort, qui bénéficient de toutes ses infrastructures, et les autres, confinés vers le désert, dans le no man’s land. Aucun risque d’infiltration.
Les spécialistes assurent qu’ils ne vivent pas si mal, là-bas, derrière les barbelés. Qu’ils ont tout le confort nécessaire. Chaque semaine, un convoi humanitaire leur distribue même de quoi survivre. Il se murmure pourtant que certains de ces relégués rejoindraient le camp ennemi à la nuit tombée. Drago n’y croit pas. Quel homme ou femme digne de ce nom répudierait sa patrie, ses belles valeurs, sa culture ? C’est impossible. Tirant sur sa cigarette, il maudit ces temps nouveaux qu’il ne comprend plus.
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La guerre a changé, elle aussi. Il y a désormais des possibilités inouïes d’atteindre l’ennemi où qu’il se trouve. Depuis les salles de contrôle, on multiplie les traques lointaines, les invasions à distance, les pilonnages téléguidés. Il ne faut pas les lâcher d’une semelle. C’est ainsi que leur nombre va décroître, que la guerre sera gagnée.
Vieillard sénile et fatigué, Drago n’a pas perdu la foi. S’il n’entend pas grand-chose aux évolutions du vaste monde, il sait qu’il est du bon côté. D’autant que l’ennemi est de plus en plus cruel, menant une intense propagande contre le monde civilisé. Lui ne comprend pas pourquoi son courroux semble enfler, mais c’est un fait avéré et documenté. D’horribles récits de massacres parsèment désormais l’histoire des territoires lointains. Il paraît que certains visiteurs venus de l’extérieur sont abattus à vue, que l’ennemi laisse leurs cadavres pourrir en plein désert. Des animaux.
En réaction à la barbarie, les généraux ont décidé d’étendre le Fort à tout le pays réel. En seront exclus les diverses zones de non-droit. Drago est heureux de cette décision. Les nouvelles de l’extérieur sont tellement mauvaises qu’il faut bien faire quelque chose.
Seul dans sa chambrée, attablé devant un triste potage, Drago regarde les actualités. « Plus le mur est grand et étendu, plus le danger s’éloigne, explique le général en chef. Ne craignez rien, nous veillons sur vous. » Rassuré, il éteint la télévision, rejoint sa couche et s’endort comme un bébé. Cette nuit-là, il fait un rêve étrange. Il parcourt le désert avec son grand-père, l’inutile Drogo, qui lui tient un absurde discours : « Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais. »
Puis le rêve vire au cauchemar.
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Crépuscule. Le colonel Drago est sur son lit de mort. Il a combattu, tant combattu, il n’en peut plus. Il estime qu’il a le droit de partir en paix, de mourir tranquillement dans son lit. Hélas, ce n’est pas au programme.
Car l’ennemi est là.
Entré par on ne sait quel tour de passe-passe, plus fourbe que jamais, il est dans le Fort. Il sillonne les couloirs, massacre les habitants. Entre deux quintes de toux tuberculeuses, Drago l’entend hurler d’étranges imprécations, il perçoit les rafales métalliques, les explosions, les râles des blessés, l’horreur sans nom qui approche.
Alors que la mort fracasse sa porte et se rue à son chevet, il ne comprend toujours pas ce qui a pu se passer, motiver cette haine aveugle. Quelque chose a cloché, mais quoi ? Il n’en sait rien.
Mais il sait qu’il n’aimerait pas être à la place de son fils.
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Ce texte est très librement inspiré du Désert des tartares de Dino Buzzati, dont Jacques Brel a tiré la chanson « Zangra ». Les citations de Drogo proviennent du livre.
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Illustration de vignette : détail de « La Tour rouge », Giorgio de Chirico, 1913