lundi 10 février 2014
Sur le terrain
posté à 11h44, par
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Entourée par quatre pays membres de l’Union européenne, la Serbie tient lieu, dans l’espace balkanique, de zone de transit et de rétention pour les migrants en partance pour l’Europe occidentale. De Subotica à la frontière nord, en passant par Šid à l’Est puis par le centre du pays, road trip au sein d’une « zone tampon » où s’illustrent avec violence les effets de l’externalisation de la politique migratoire européenne.
Cet article a été publié dans le numéro 14 de la version papier d’Article11
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Sorti de nulle part, un homme traverse la cour de la briqueterie abandonnée. Il s’approche, hurlant à pleins poumons, un jerricane à la main. Deux bras nus et ridés sortent de son débardeur taché ; une fois le bidon posé, ils moulineront à n’en plus finir. La colère nerve son petit corps. En guise de présentation, il attrape ma main et la serre comme on essore une serpillère, trop longtemps, trop fort, jusqu’à tordre le coude. La détermination de sa maigre poigne, ses soubresauts de rage, sa gestuelle erratique, tout en lui évoque l’artiste-clown. En cette soirée de septembre, le vieux est vraiment fâché, mais il s’applique finalement à mettre un peu de contenu dans ses cris. Réfugié de Croatie, c’est à Subotica, ville du nord de la Serbie, qu’il est venu s’installer pendant la guerre de Yougoslavie. L’usine, c’est chez lui ; il y a travaillé et la protège encore aujourd’hui contre les intrusions. L’an dernier, affirme-t-il, il a été violenté par les étrangers, ceux qui vivent derrière. Il dit en avoir peur.
À quelques centaines de mètres de la fabrique, entre une voie ferrée et une décharge à ciel ouvert, le sentier s’efface dans les herbes hautes. Des bouts de papiers barrés d’itinéraires, de noms de villes et de cartes dessinées à la main jonchent le sol. Ce maquis est un lieu-dit, une jungle, comme il en existe tout au long des voyages sans passeport. Dans le creux du chemin, trois hommes, originaires du Pakistan, partagent un yaourt pour seul repas. L’un dit : « I’m back in Subotica » ; cette jungle l’a déjà vu passer. Alors qu’il avait réussi à traverser clandestinement la frontière entre la Serbie et la Hongrie, on l’a arrêté de l’autre côté, enfermé trois mois en centre de rétention puis expulsé vers l’endroit d’où il venait. Back in Subotica. Le jeune homme montre un papier ; « Date de sortie : le 2 septembre 2013 ». À son retour forcé en Serbie, il a passé cinq jours au mitard. Pour éviter la prison, il aurait fallu être en mesure de payer l’amende correspondant à son « entrée illégale en Serbie ». À la fin, ils l’ont laissé revenir dans la jungle.
À mi-chemin
Les trois hommes viennent à peine de se rencontrer. Alors que le soleil décline, ils racontent leurs périples en quelques mots. Le départ d’Islamabad remonte à quelques années déjà, et cette situation de survie ne laisse que peu de place aux souvenirs. De l’itinéraire, l’un évoque soudain le quartier d’Aksaray à Istanbul, repère de la débrouille, des bons contacts et des appartements communautaires de sans-papiers. Un autre conte ses dix-huit mois de prison en Grèce, d’où il a fallu repartir une fois libéré car l’ambiance n’y est pas à la fête pour les étrangers.
Chacun de leur coté, ils ont gagné la Macédoine, puis la Serbie, ce petit pays frontalier de quatre pays membres de l’Union européenne (UE), dont un seul appartient à l’espace Schengen1, la Hongrie. Le plus jeune des trois mentionne pour destinations l’Espagne, la France, l’Angleterre. Ses compagnons caressent l’idée et décrochent un sourire. À Subotica, ils sont à mi-chemin.
Pour rencontrer les autres habitants de la jungle, il faut s’enfoncer davantage dans les ronces et les orties, jusqu’à se sentir bien loin de la route principale, celle qui s’éloigne des façades baroques du centre-ville et tourne en direction de Belgrade. Là, sous un toit de branches, quinze personnes viennent tout juste de s’installer. Un jeune garçon, Iranien, parle un peu anglais. Il déclare fermement « No problem » ; les autres – femmes, hommes et enfants – viennent d’Afghanistan et n’ont pas pour dessein de s’installer dans le camp plus d’une nuit. Tendus vers la frontière, les passagers n’ont rien d’autre à dire. L’intrusion est un danger. La veille, deux policiers sont venus racketter les occupants de la jungle : c’était le fric ou l’arrestation. Les trois Pakistanais ont été dépouillés.
Le lendemain, une pluie d’hiver tombe sur Subotica. Près de la gare routière, un chauffeur de taxi explique que les rackets de migrants sont également fréquents dans les lieux de transport : « Les policiers visent les autobus en provenance de Niš2, susceptibles de transporter des étrangers entrés en Serbie par la Macédoine. » Exaspéré, il ajoute : « La police harcèle aussi les chauffeurs de taxi : on est passible d’une amende dès qu’on transporte un étranger. Ils disent qu’on favorise les passages illégaux. Mais si un étranger me demande de l’amener à la station service la plus proche de la frontière hongroise, j’ai pourtant le droit de le faire ! »
« Quelque part en dehors de la ville »
Au service des urgences de l’hôpital de Subotica, la médecin de garde fête son anniversaire. Concentrée, elle touille dans la crème au beurre pour séparer les parts de forêt noire tout en racontant son salaire à 900 € et son départ prochain pour l’Allemagne3. Sinon oui, elle a soigné quelques migrants – blessés lors de leur arrestation et amenés par la police – avant qu’ils n’intègrent la prison locale. Et non, hormis ceux malmenés par la police, aucun migrant n’est venu consulter. « Les autres sont quelque part en dehors de la ville », dit-elle.
Selon l’Asylum Protection Center (APC), association belgradoise de soutien aux migrants, il y avait en 2012 environ 400 personnes dans la jungle de Subotica. Une estimation rendue possible par le discret travail de veille et de solidarité réalisé par quelques volontaires dont Anja, étudiante. Cette dernière connaît bien le vieux de la briqueterie, avec ses fureurs et sa folie solitaire. Cela fait trois ans qu’elle se rend plusieurs fois par semaine dans la jungle : « On s’assure que les gens vont bien. Ils ont nos numéros de téléphone, ils savent qu’ils peuvent compter sur nous. » Depuis 2013 néanmoins, les arrivées de migrants à Subotica ont chuté, et rares sont ceux qui restent plus d’une semaine dans la jungle. « Cette année, la Hongrie a intensifié ses contrôles frontaliers, cela doit dissuader les gens » explique Anja. Et Trajko, un autre volontaire, renchérit : « La traversée de cette frontière est de plus en plus organisée par des passeurs. La prestation comprend l’hébergement dans des appartements privés : seuls les plus démunis dorment dehors. »
Les histoires passées hantent les lieux et précarisent des vies déjà fragiles. Durant l’hiver 2012, des habitants de la jungle ont allumé des braseros dans des caveaux vides du cimetière, à proximité, pour se protéger d’une chute extrême de la température, bousculant par la même occasion quelques frontières morales. À la fermeture du centre d’hébergement d’urgence ouvert par la municipalité pendant un mois, de nombreux migrants ont été raflés. Et suite à des plaintes, l’accès au cimetière – et donc à l’eau potable – est maintenant réservé aux seules familles des morts.
Détours et contournements
À une centaine de kilomètres à l’ouest de Belgrade, près de la frontière croate, se trouve la petite ville de Šid. Les fermes s’y succèdent, disposées en rangs serrés. Dans les bouches, les accents sont rondement croates. Lors des guerres de Yougoslavie des années 1990, nombreuses sont les maisons qui ont changé de main, troquées entre « retournés » serbes de Croatie et Croates de Serbie. Au mitan de cette journée calme de fin de semaine, trois jeunes garçons, sacs aux dos et visages fatigués, sautent d’un camion sur le parking de la gare. Entre les voitures, ils attendent. L’un dit : « Avant, je suis passé par Subotica. La Hongrie, ça n’a pas fonctionné. » À Šid pourtant, les habitants racontent que les étrangers ont disparu du centre-ville depuis deux mois, au moment où la Croatie, devenue membre de l’UE, a renforcé ses contrôles frontaliers. Selon certaines rumeurs, les migrants présents en Serbie se replieraient maintenant vers la Bosnie pour entrer dans l’UE. Ici comme ailleurs, l’actualité géopolitique s’expérimente au ras du sol, de même que s’inventent les stratégies de contournement, malgré l’explosion des durées de voyage.
En sandwich entre l’Union européenne et le reste
À partir de 2004, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie puis (plus récemment) la Croatie ont successivement accompli leurs procédures d’adhésion à l’UE, agrandissant ainsi l’étendue des frontières entre l’espace communautaire et le reste, dont les Balkans. Lesquels présentent, de l’avis de l’Agence européenne de surveillance des frontières extérieures (Frontex), un « haut risque migratoire ». Centrale, la zone est traversée par les multiples itinéraires empruntés par les migrants depuis la Turquie. Dès le début des années 2000, le durcissement des politiques migratoires aux frontières espagnoles et italiennes a poussé de nombreux candidats à l’exil, venus du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, à contourner la Méditerranée par les frontières orientales (la Turquie, la Bulgarie) pour se rendre en Europe de l’Ouest. Et plus récemment, comme le racontent les trois Pakistanais de Subotica, c’est la crise en Grèce qui a motivé la reprise du voyage. Une édifiante série de reportages, réalisée en 2012 par le site du Courrier des Balkans avec Mediapart, revient sur les « nouvelles routes migratoires » passant dans la région4. Celles-ci entraînent dans leurs sillages l’émergence de dispositifs de contrôle (centres de rétention pour sans-papiers et d’hébergement pour demandeurs d’asile, lois répressives, jungles) : de la Macédoine à la Serbie, en passant par le Kosovo, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la filature a largement commencé. Prise en sandwich entre l’UE et le reste, la Serbie s’est vue affublée du qualificatif de « zone tampon » par la sphère communautaire.
La rançon de la soumission
Désormais porte de l’UE, la Serbie se plait elle aussi à s’imaginer européenne. Retenue candidate potentielle à l’adhésion avec cinq autres pays balkaniques en 2003, elle négocie d’arrache-pied depuis 2005 son droit à devenir candidate officielle. En récompense des efforts fournis pour niveler ses « normes et valeurs » à celles d’un espace dignement européen, la chose lui fut finalement accordée en 2012. En sus d’offrir les têtes de criminels de guerre notoires au TPIY5, et de faire preuve de velléités pacificatrices à l’égard du Kosovo, la campagne d’harmonisation de la Serbie aux standards européens s’est en partie traduite par l’adoption d’une politique migratoire qui lui permettrait de jouer auprès de l’UE le rôle du bon voisin, le temps de sa carrière de « zone tampon ». Aussi la Serbie a-t-elle accepté en 2007 la signature d’un accord global de réadmission avec l’UE, autorisant les États membres (dont la Hongrie) à lui renvoyer toute personne en situation irrégulière ayant transité par la Serbie, ou en étant originaire. Elle a ensuite adopté en 2008 un système d’asile et un Code des étrangers régulant l’entrée, la circulation et le séjour de ces derniers. Et pour dernière adaptation notoire, elle a mis en place en 2009 une Stratégie de gestion migratoire pour, entre autres, travailler à la réintégration des Serbes renvoyés par l’UE, et lutter activement contre l’immigration irrégulière dans le pays. En contrepartie, le régime de visa, jusqu’alors obligatoire pour tout citoyen serbe entrant dans un pays de l’UE, a été levé en 2009.
En l’espace de trois ans, et au moyen de dotations financières de l’UE, la Serbie s’est construite l’image d’une zone de rétention pour les migrants en partance pour l’Union européenne. Dans un rapport saturé de cartes et de diagrammes6, Frontex souligne les performances des Polices aux frontières (PAF) serbe et macédonienne pour l’année 2012. Selon ces dernières, 8 471 personnes auraient été arrêtées en situation irrégulière à la frontière entre la Macédoine et la Serbie, 5 887 à la frontière entre la Serbie et la Croatie et 4 576 à la frontière entre la Serbie et la Hongrie. Le tableau Top ten nationalities [des personnes interceptées] positionne en première place l’Afghanistan, puis viennent l’Albanie, le Pakistan, l’Algérie, la Somalie, la Syrie, le Maroc et le Kosovo.
Retours forcés, et à la chaîne
« La Serbie, un « pays tiers sûr » pour les réfugiés ? » Des associatifs belgradois rient jaune en évoquant ce concept juridique utilisé par la Hongrie pour justifier le bien-fondé des quelque 3 500 expulsions de migrants réalisées par ses services de polices en 20117, malgré leur intention de demander l’asile politique. Selon ce pays, la Serbie est largement capable d’accueillir les demandes et les réfugiés « n’ont pas à y craindre pour leur vie et pour leur liberté ».
Plus généralement, la porte-parole du Commissariat aux réfugiés et aux migrants estimait, en avril 2013, le nombre total de retours forcés en Serbie à 8 824 depuis sept ans, dont de nombreux Serbes ayant quitté leur pays d’origine voilà plus de trente ans8. En un article publié dans la revue Plein droit9 au cours de l’hiver 2013, Ela Meh - ancienne correspondante du réseau Migreurop – évoquait à son tour les risques de déportation en chaîne pour les retournés non-serbes, la Serbie ayant également signé des accords de réadmission avec la Macédoine, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. À Subotica, les volontaires de l’APC acquiescent : « L’an dernier, deux cars ont été remplis et affrétés vers la Macédoine ». Et d’ajouter : « La Serbie n’est pas assez riche pour expulser systématiquement. Dans la plupart des cas, les migrants sont libérés après un passage en prison, pour la forme.10 » Il faut soigner les statistiques de Frontex.
Rendre acceptable un système bancal
Ça sent comme à la cantine. Une odeur épaisse de purée mousseline mêlée à celle du jus de viande envahit doucement la pièce et, sur les tables, les verres Duralex sont blancs de trop avoir été lavés. Assis dans le réfectoire du centre d’hébergement pour demandeurs d’asile de Bogovadja, au sud de Belgrade, Ivan raconte comment il emploie ses journées à rendre acceptable un système bancal. Avec quelques cuisinières et des gardiens de sécurité, il gère presque seul cette jeune structure de 120 places, ouverte par le gouvernement pour satisfaire les attentes de l’UE11. « Quelquefois, souffle-t-il, je craque ».
Si les demandeurs peuvent rester dans le centre pendant la durée de la procédure d’asile (six mois), rares sont ceux qui y séjournent plus de deux semaines. Depuis 2008, année d’introduction d’un système d’asile serbe, seules trois personnes se sont vues offrir un statut de réfugié. « Développer l’asile n’est pas la priorité du gouvernement », indique une responsable du Haut Commissariat des Réfugiés pour les Nations Unies. Et l’obtenir en Serbie n’est pas non plus, semble-t-il, la priorité des réfugiés qui, une fois reposés, reprennent la route pour l’Espagne, la France, l’Angleterre.
Cela fait deux ans que des jungles permanentes se sont enracinées à Bogovadja. Dans les forêts attenantes, une centaine de migrants. Tenaillés par la faim, contraints à la belle étoile, ils attendent qu’une place se libère pour être intégré au centre. De jeunes mecs surtout, et un plus âgé, Algérien, expulsé vers son pays d’origine après trente ans de Belgique.
Article rédigé suite à une enquête réalisée en septembre 2013 par J. Z., D. S. et M. J.
[Illustrations : Egon Schiele]
1 Espace territorial exempt de contrôles frontaliers, comprenant 26 États européens.
2 Grande ville du sud-est de la Serbie.
3 En février 2013, l’Agence nationale pour l’emploi a diffusé en Serbie une annonce concernant 250 emplois dans des hôpitaux allemands, pour un salaire de 1 900 € bruts par mois. Selon le FMI, le taux de chômage atteindrait actuellement 25 % en Serbie.
4 « Balkans, sur les routes des migrants » (six épisodes), par P. Bertinchamps, J.-A. Dérens, L. Geslin, B. Kamberi et R. Toè, Le Courrier des Balkans et Mediapart, 2012.
5 Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.
6 « Western Balkans Annual risk Analysis », rapport de l’agence Frontex, 2013.
7 « Serbia as a safe third country, a wrong presumption », rapport du Helsinki Committee for human rights, 2012.
8 Ces expulsés viennent principalement d’Allemagne, de Suède, de Suisse et du Danemark. Voir « Accords de réadmission en Serbie : 9 000 retours forcés en sept ans », B92, 15/04/2013, trad. Le Courrier des Balkans.
9 « La Serbie, antichambre de l’Union européenne », Plein droit, 2013/1, n° 96.
10 En 2012, 3 000 personnes ont purgé une peine de prison allant de 2 à 30 jours pour « séjour illégal » en Serbie et 1 849 personnes ont été placées dans le centre de rétention administrative de Padinska Skela.
11 Un second centre a également été ouvert à Banja Koviljaca.