jeudi 25 octobre 2012
Entretiens
posté à 14h53, par
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Nicolas Lambert est un homme méthodique. Lorsqu’il s’attaque à un sujet en vue d’en faire un pièce, il commence par mener un impressionnant travail de documentation. Pas question de simplement effleurer un sujet : il faut le maîtriser parfaitement. C’était le cas pour « Elf, la pompe Afrique », ça l’est également pour « Avenir radieux », pièce consacrée au nucléaire et aujourd’hui publiée en livre.
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Le théâtre ? Pour être franc, ce n’est pas vraiment mon truc. Pis : je nourris un certain nombre d’idées reçues sur ce monde que je ne connais guère. À mon goût, trop de coteries, de réseaux, d’apparences, de compromissions, de branchouillades diverses et d’élitisme « cultureux ». C’est ainsi.
Je ne suis pas homme à facilement changer d’avis ; mes préjugés, je les conserve, voire les chéris. Mais force de reconnaître que Nicolas Lambert et son travail ne correspondaient en rien aux préventions que je nourrissais. Il y a plus d’un an, j’ai vu son dernier spectacle, « Avenir Radieux, une fission française » ; j’en suis sorti emballé - par la représentation elle-même autant que par l’immense travail préparatoire qui l’avait précédée. Si enthousiaste que j’ai revu le comédien quelques jours plus tard, pour un entretien paru dans le numéro 4 de la version papier. Il y revenait sur sa démarche, cette idée d’un triptyque théâtral pour dire les maux de la Ve République (« Avenir Radieux » en constituant le deuxième volume, après une pièce unanimement saluée sur le procès Elf et avant le dernier volet, qui portera sur l’armement).
Histoire de mettre définitivement un terme à mes préjugés théâtraux, j’ai encore revu Nicolas Lambert par la suite. Et même plusieurs fois, puisqu’il m’a proposé de participer, sous la direction de Jean-Luc Porquet et en compagnie d’Erwan Temple et du dessinateur Otto T., à la rédaction d’un ouvrage collectif autour d’ « Avenir Radieux ». Tout juste sorti aux éditions L’Échappée, ce joli livre reprend le texte de la pièce, agrémenté d’une préface, de dessins, d’un long entretien avec le comédien et de multiples éclairages thématiques. Chouette.
Dans l’avant-propos, Jean-Luc Porquet écrit : « Voilà des années qu’il mijotait sa pièce dans son coin et à sa manière, têtu, opiniâtre, pas le moins du monde impressionné par l’énormité du sujet, ni sa technicité, et patatras : Fukushima !
Soudain, le boulot que venait d’abattre Nicolas Lambert tombait à pic. Il avait vu juste, et ceux qui lui disaient, tu sais, le nucléaire, ça n’intéresse plus personne, les Français ont bien d’autres soucis, et de toute façon même les écolos ne le mettent plus au centre de leurs préoccupations, ceux-là prenaient un air gêné. En ce mois de mai 2011, sortant de la première représentation d’’’Avenir Radieux’’, on en restait soufflé : quel exploit ! Résumer un demi-siècle de folie nucléaire française en deux heures et 23 personnages à soi tout seul ! User de toutes les armes du spectacle vivant pour aborder de front pareil sujet ! Ça, c’était enfin du vrai théâtre politique ! »
Oui, pour un journaliste, le travail de Nicolas Lambert est fascinant. Parce qu’il creuse un sujet comme personne, passant des années à se documenter, à fouiller et à enquêter avant de se décider à rendre public le résultat. Et parce qu’il se joue habilement des habituelles contraintes formelles de l’exercice, restituant sur scène et de façon si vivante ce qu’il a exhumé au gré de longues recherches. L’homme se joue ainsi des étiquettes, sans que l’on sache laquelle lui accoler. Journaliste ? Sans doute. Documentariste ? Aussi. Comédien ? Plutôt deux fois qu’une, tant sa capacité à endosser de multiples personnages (il sont 23 dans « Avenir Radieux ») et à leur donner corps sur scène est impressionnante. Metteur en scène ? Il l’est également. Et militant, aussi. Non pas à la triste et ennuyeuse manière de ceux qui croient qu’agiter une carte d’un quelconque parti suffit à donner corps à une quelconque vision politique. Mais à la façon d’un témoin désolé du monde, qui sait que conter précisément ses travers et décrire exactement ses errements est sans doute le meilleur moyen de l’améliorer un peu.
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Avis aux Parisiens : la librairie La Friche (36, rue Léon Frot, dans le 11e) organise ce soir (jeudi 25, donc) une présentation/débat du livre. Une bonne manière de prolonger et actualiser la lecture de cette entretien réalisé début 2011. Seront présents Nicolas Lambert et l’ami Jean-Luc Porquet. Ouverture des hostilités à 19h30.
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Tu bosses sur trois sujets - soit autant de pièces qui se complètent et se répondent...
Je me suis dit, un jour : il y a trois sujets qui crèvent les yeux et ne sont jamais traités. Pétrole, nucléaire, armement. J’ai donc décidé d’en faire un triptyque théâtral : « Elf, la Pompe Afrique », « Avenir radieux, une fission française » et une troisième pièce, à venir, sur l’armement. L’objet de ces pièces est en fait la Ve République - ou comment « liberté, égalité, fraternité » a été remplacé par « pétrole, nucléaire, armement ». D’où un premier constat : l’adversaire n’est pas seulement le capitalisme, mais aussi ce parti gaulliste qui a pris, par coup d’État, le pouvoir en 1958.
Cette trilogie se propose d’être une histoire de l’a-démocratie française – le « a » est privatif. Avec pour idée qu’on ne peut pas bien comprendre notre vie politique si on n’intègre pas ses rapports avec le nucléaire, l’armement et le pétrole. Par exemple, parce qu’on retrouve dans ces trois secteurs les mêmes protagonistes. Et parce que le système de financement occulte du parti majoritaire en dépend. Le président actuel1, comme son prédécesseur, se fait appeler « VRP de l’industrie française ». Mais quand on précise qu’il est VRP de l’armement, du nucléaire et du pétrole, quand on découvre les chiffres des commissions ou rétro-commissions circulant, et quand on sait que cet argent va notamment financer son parti politique - qui se trouve être presque toujours au pouvoir depuis 1958 ... bref, quand on met ces informations bout à bout, notre vie politique s’éclaire sous un autre jour.
Note que si un coin du voile se soulève parfois, ce n’est pas grâce au travail de l’opposition. Seule la faille traversant le parti gaulliste - d’un côté la filiation De Gaulle, Chirac, De Villepin, et de l’autre Pompidou, Balladur, Sarkozy – fait à l’occasion exploser certaines vérités, nous donnant des éléments de compréhension. Si ce parti fonctionne bien tel que la justice – au travers de quelques affaires emblématiques – nous permet de le subodorer, son trésor de guerre est considérable.
C’est ce que tu détailles dans « Elf, la pompe Afrique »...
Avec cette pièce, il s’agissait – et il s’agit toujours – d’aborder de façon frontale la question du financement des partis. Pour cela, je suis parti du procès Elf, que j’ai suivi de bout en bout, de mars à juillet 2003 ; cette affaire où la compagnie pétrolière s’est portée partie civile contre 37 prévenus, accusés d’abus de bien sociaux, a largement éclairé les sombres rouages de la Françafrique.
Ce n’était pas forcément facile à représenter. Sur scène, je suis le seul comédien ; je change donc sans cesse de personnage. Pour « Elf, la Pompe Afrique », j’en joue dix ; pour la version en préparation d’ « Avenir radieux », j’en suis à 23 personnages. C’est très rigolo à faire, un peu comme du jonglage. L’idée est d’incarner un concept, de le rendre intelligible. Il s’agit de penser des domaines – pétrole, nucléaire, armement – si omniprésents qu’ils en deviennent hors-champs.
C’est donc une forme de documentaire ?
Pourquoi « une forme » ? Prends la pièce sur Elf : tous les dialogues sont des verbatims d’audiences, et les gens sont précisément nommés. Il faut désigner l’adversaire, et puis cela m’oblige à une vraie rigueur.
J’aime bien cette idée : devenir média. Je mène d’abord une enquête au sens journalistique du mot – ça fait deux ans que je travaille sur le nucléaire. Mais au lieu de diffuser le résultat à la radio ou dans la presse, j’en deviens le support, pour proposer un documentaire intelligent et vivant. L’idée est de mettre du théâtre là où il n’y en a pas. Et d’intégrer du militant au théâtre.
Je suis surpris qu’il n’y ait pas plus de compagnies théâtrales pour saisir cet enjeu essentiel. Expliquer le monde. Chez moi, le déclic s’est opéré lors du mouvement des intermittents de 2003 : il y avait alors un vrai foisonnement, avec plein de trucs géniaux. Je me souviens d’un clown formidable incarnant le recalcul des indemnités : il l’incarnait vraiment, avec les graphiques, les courbes... Je me suis dit « Super, on va tous faire ça. » Sauf que non : ça ne s’est pas fait. Sans doute à cause d’un certain manque de confiance dans l’outil.
Et d’un refus de l’actualité ?
Dans mon cas, l’enjeu est d’être en prise avec l’actualité, mais sans se retrouver limité par elle : dans un an, je jouerai encore le spectacle. Sur le nucléaire, je me retrouve finalement rattrapé par l’actu... Les copains à qui j’ai montré une première version de la pièce m’ont d’ailleurs demandé : « Mais pourquoi ne parles-tu pas de Fukushima ? » Ce n’est pas le sujet.
C’est quoi, le sujet ?
En résumé : comment – en France – nous a-t-on vendu le nucléaire sur le mode d’une histoire merveilleuse, celle d’une nation accédant à l’indépendance énergétique par la seule vertu des réacteurs ? Et comment – incidemment – discrédite t-on toute contestation ?
C’est très frappant pour Fukushima : le débat public n’a pas duré plus de deux semaines...
Deux semaines ? Tu es gentil : j’aurais dit « cinq jours », avant que les médias n’en parlent pratiquement plus. Normal : si ces mêmes médias devaient se priver des budgets pubs d’Areva et d’EDF, ils mettraient la clé sous la porte... Tu ne t’es jamais demandé à quoi servaient les pubs de ces entreprises ? Pourquoi promouvoir un produit qui n’est pas à vendre ? Quand Carrefour achète des espaces publicitaires, c’est pour piquer des clients aux concurrents. Mais Areva ? Ses pubs ne me poussent pas à allumer mes interrupteurs pour faire tourner l’électricité à plein... Alors ? J’ai obtenu le montant des budget publicitaire d’EDF et Areva. Soit 50 millions d’euros par an (hors masse salariale et coûts de conception) pour chacune de ces entreprises. Le calcul est simple : sur dix ans, un milliard d’euros ont ainsi été reversés aux médias français. Tout est dit.
Tu débutes d’ailleurs « Avenir radieux » sur ce constat...
Ensuite, je tire trois fils différents. Le premier est classique : il s’agit de propos institutionnels, tenus du début de la IVe République à aujourd’hui. Le deuxième met en lumière un homme de l’ombre : Pierre Guillaumat. Ancien des services secrets du général De Gaulle en Algérie sous l’occupation, il fut aussi ministre de la Guerre pendant la Guerre d’Algérie et président du Commissariat à l’énergie atomique, avant de créer et diriger Elf. Avec lui, nous nous trouvons en plein dans cette trilogie que j’évoquais - fondement de la Ve. Quand tu vends du nucléaire, tu vends de l’armement. Les deux vont ensemble - et c’est ce qu’énonçait clairement Pierre Guillaumat dans l’une des rares interviews qu’il a accordées. Nucléaire civil et militaire sont les deux faces d’une même médaille. Troisième fil, j’ai suivi le débat public sur l’EPR de Penly – l’EPR est un nouveau design de réacteur, vendu concurrentiellement par Areva et EDF, et présenté comme plus sûr. Le président de la République2 a en effet décidé que la centrale de Penly accueillerait un troisième réacteur à compter de 2012 ; la loi impose la tenue d’un débat public, mis en place par la Commission du même nom. J’ai suivi les treize réunions organisées, et j’en ai appris beaucoup sur la façon dont on nous refourgue le nucléaire - avec ce même processus d’acceptabilité que celui pointé, à propos des nanotechnologies, par le collectif Pièces et Mains d’Œuvre.
Il ne peut rien sortir d’un tel débat ?
Rien, même si ses membres essayent de faire leur travail. Dans le cas de Penly, ils ont ainsi accédé à la demande d’une association questionnant le choix d’un réacteur supplémentaire. Une contre-expertise a eu lieu, confiée à une agence indépendante qui a démonté systématiquement tous les arguments d’EDF. Et puis ? Rien... À la fin, les membres de la Commission ont remis un rapport à l’Élysée, expliquant globalement qu’il ne fallait pas de nouveau réacteur, que celui-ci allait juste servir de vitrine au savoir-faire d’EDF et que l’électricité produite allait, de toute façon, être revendue à l’Angleterre – la France a suffisamment de centrales... L’Élysée a pris acte. Et a balancé le rapport au fond d’un tiroir.
Et les habitants de la région ?
À Dieppe, ils ont déjà la « chance » de compter six réacteurs aux alentours directs, à Penly et Paluel. Et la commission est censée leur demander s’ils en veulent un de plus ? Mais ils s’en fichent... Six ou sept, pour ce que ça change... Surtout que rien n’a été fait pour qu’ils participent. Pour annoncer les réunions, il y a eu un petit papier dans le canard local, et douze affiches d’apposées. Moi, je ne risquerais pas un spectacle avec ces moyens-là : on se planterait direct... Alors qu’un tel débat devrait – a minima – être diffusé sur le service public.
Tu ne trouveras personne, dans les médias ou chez les politiques, pour se mettre à la hauteur de l’enjeu. Pour rappeler que le nucléaire ne représente que 4 % de l’énergie mondiale. Pour souligner que l’Italie, qui n’a pas de nucléaire, n’est pas exactement un pays de sauvages s’éclairant à la bougie... Et pour marteler que les dégâts causés sont irréversibles. Fukushima ne sera plus jamais habitée par l’homme. Jamais. Comme Tchernobyl : là-bas, 25 ans après la catastrophe, ils disent qu’ils en sont à la 25e marche qui mène à l’enfer...