Le dernier numéro en date de la revue Z vient de paraître, tout frais tout chaud en librairies. En exclusivité (heureux fripons), voici un court texte lié à un reportage sur San Francisco et la Silicon Valley. Comme de juste, il y est question de règne de la machine et d’avenir numérique fantomatique.
Oyez oyez, le nouveau Z est de sortie ! Pour ce numéro 9 tout juste débarqué en librairie, les aminches aux commandes de cette revue itinérante de critique sociale (qu’Article11 avait interviewé ICI) ont choisi de se poser à Toulouse. Objectif : étudier le modèle des « technopoles radieuses » et discuter avec leurs contempteurs. Mais ils n’en sont pas resté là, choisissant d’ouvrir le champ géographique d’analyse, dérivant vers Sivens, Bangalore ou la Silicon Valley.
Pour cette dernière, un transfuge d’Article11 était du voyage, en compagnie d’un farouche compadre de Z. Ils en ont tiré un long reportage, sillonnant San Francisco, Oakland, et ladite Vallée du Silicium. En guise de hors d’œuvre à ce copieux numéro 9, on vous propose donc de lire ce court passage ci-dessous, présent sous une forme beaucoup plus ramassée dans l’article. Pour le reste, il faudra filer en librairie. Ou s’abonner sur leur site. Et fissa !
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Les fantômes de la Silicon Valley
Palo Alto, Californie, à quelques encablures des principaux vaisseaux amiraux de l’empire Google. Au beau milieu de la rue la plus animée du centre-ville, remplie de cafés lounge, de hipsters 2.0 et de restaurants chics, une voix de femme interpelle les passants. « Bonjour, vous avez un instant ? » Le ton est chaleureux, engageant. Difficile de dire non, de ne pas lever les yeux vers celle qui s’adresse ainsi à vous depuis l’entrée d’une boutique.
C’est une jeune fille. Visage avenant, la peau brune, les cheveux noirs. Elle sourit. Puis insiste : « Je vous fais visiter ? » Elle s’approche en brinquebalant.
Bzzz.
Silence. Il faut quelques secondes pour accepter la réalité : la vendeuse n’a pas de corps. Ou plutôt : son corps est machine. Deux grandes barres en plastique descendent à hauteur de ses épaules, quasiment jusqu’au sol. Elles s’arrêtent à la jonction de ses pieds, formés d’un grand socle à roulettes. Quant à son visage, il est enfermé dans un écran.
La chose sourit derechef, invite à la suivre, puis précède les visiteurs en grinçant sur ses roulettes. Bzzz.
À l’intérieur de la boutique, l’espace est globalement vide, caricatural de l’esthétique épurée adoptée par les géants de la Silicon Valley, Apple en tête. Contre les murs, une dizaine de « squelettes-écran » au repos, similaires à celui adopté par la vendeuse. Parce qu’il y a bien une « vraie » vendeuse pour faire vivre cet écran - elle converse en réalité depuis son domicile, à une trentaine de kilomètres de là, un petit joystick à la main pour diriger sa carapace et une caméra filmant son visage. C’est un bon travail, selon elle. Et utile : « Les produits Beam sont très pratiques. Vous ne pouvez pas vous rendre à une réunion ? Notre machine vous permet d’y être quand même ! Génial, non ? »
Beam est l’une des nombreuses start-up qui ont le vent en poupe dans la Silicon Valley. Son slogan ? « Smart presence ». Soit : « Présence intelligente ». Tout un programme. Qui peut se décliner en un argument : avec une machine Beam, vous pouvez être physiquement présent à une réunion de travail ou à une soirée sans vous déplacer. La visio-conférence alliée à la robotique, il fallait y penser.
La vendeuse à roulettes ajoute fièrement, preuve des avancées en la matière, que le magasin est dépourvu de toute présence humaine. Pas un seul bipède pour gérer sur place la promotion, la maintenance et la vente de ces petites merveilles. Pour ceux qui souhaiteraient en dérober une, il y a des caméras partout. « C’est pratique, non ? »
Bzzzz. Une autre machine se détache du mur. Dans l’écran, un homme d’une trentaine d’années, t-shirt vert et bouille brune crispée. Il roule vers la vendeuse. C’est son supérieur, et il n’a pas l’air content. Les deux machines se font face – faux visage contre faux visage –, puis dialoguent en espagnol. La vendeuse semble se faire réprimander. Deux fantômes numériques dialoguant dans le vide. Un spectacle gênant, presque répulsif.
Et une parfaite métaphore de ce nouveau monde que tricotent sans état d’âme les maîtres du monde numérique, dans la Silicon Valley comme dans toute la Baie de San Francisco1. Leur programme ? Effacer la chair, la vie, les affects. Détruire les communautés, les villes, les individualités. Et imposer partout une vie lisse et numérique, débilitante, artificielle, réservée aux gagnants de la nouvelle lutte des bits. L’humain est has been, place à son ersatz.
1 Dénomination regroupant les villes et régions situées autour de la Baie de San Francisco, que ce soit au Nord (San Francisco, Oakland, Richmond, Berkeley, etc.) ou au Sud (Cuppertino, Santa Cruz, Palo Alto, Menlo Park, etc.).