vendredi 16 octobre 2009
Médias
posté à 13h00, par
25 commentaires
Comment se recueille la parole présidentielle ? Alors que toute la France n’a d’yeux que pour l’interview de Nicolas Sarkozy publiée dans Le Figaro d’aujourd’hui, A11 a mis la main sur l’un des six journalistes ayant participé à l’entretien. Sous couvert de l’anonymat, il a accepté de conter la préparation et la réalisation de ce qui restera comme l’un des moments de la presse française. Entretien.
Tu ne l’ignores pas, ami : A11 est un repère de journalistes ratés et de scribouillards sans avenir, maigres cohortes de plumes devenues fielleuses à force d’espérer écrire pour un Grand Média. Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur, Libération, Paris Match, triste litanie de ces titres de presse que nous avons assiégés de nos envies, pourchassés de nos ambitions, portes closes que nous pourrions décrire dans les moindres détails tant nous nous y sommes cassés les dents, milliers de piges proposées et refusées, vains rêves de Pulitzer brisés sur l’autel de ces rédacteurs en chef qui jamais n’ont accepté de nous laisser une chance. Tu sais : ils n’ont pas voulu de nous. Alors, on l’a mauvaise, évidemment.
En ce sombre tableau que je te dresse à la volée, confession crachée par un matin maussade où les sanglots longs des violons bercent ma plume d’une langueur sonotone (il n’est pire sourd que celui qui veut écrire), une exception. Une seule. Loin du dédain des autres titres, sans faire preuve de cette morgue inutile dont (presque) tous les journalistes en titre ont usé à l’encontre de ces petits pisse-copies du net que nous sommes, une seule rédaction a eu pour nous quelques égards, nous a prêté quelques gentilles attentions. Oui : Le Figaro. Tu rigoles ? Tu te gausses ? Tu te poiles tant et plus ? Tu ne devrais pas. Sous leur froide carapace de propagandistes crétins, les journalistes du Figaro conservent quelques traces de cette chaleureuse camaraderie confraternelle qui a fait les grands jours de la Presse Française1.
Tout ça pour te dire : il n’est rien d’étonnant à ce que nous comptions quelques amis dans le vaisseau amiral de la maison Dassault. Des camarades. Des plumes amies. Des frères, presque !
De ces liens chaudement tissés année après année en cette rédaction, nous avons aujourd’hui décidé de te faire profiter. Nous ne doutons pas que tu sauras apprécier à sa juste valeur le document qui suit, un témoignage exceptionnel sur la façon dont le grand journalisme - puisqu’il existe encore - se construit, loin des pouvoirs et en toute indépendance. Tu ne manqueras pas - j’en suis sûr - de voir en cette confession anonyme de l’un des six journalistes ayant interviewé Nicolas Sarkozy pour Le Figaro (entretien-fleuve publié ce matin, deux pleines pages dévolues à la communication présidentielle) un précieux contrepoint à la petite musique de l’actualité, le meilleur moyen de soulever une part de ce mystère et de ce secret qui entourent la réalisation d’une interview présidentielle. Bref : on te montre là les coulisse des médias et de l’Élysée. Profite.
Dernier point : comme Le Figaro le mentionne, ils étaient six à assaillir le président de questions toutes plus impertinentes les unes que les autres. Soit Etienne Mougeotte (directeur de la rédaction), Gaëtan de Capele, Philippe Goulliaud, Charles Jaigu, Paul-Henri du Limbert, et Guillaume Tabard, tous éminentes plumes figaresques. Notre source - l’un d’entre eux, donc - tient à l’anonymat, d’autant qu’elle exerce de lourdes responsabilités au sein de sa rédaction. Nous nous contenterons donc de mentionner ses initiales : E. M. Bien malin qui devinera de qui il s’agit…
A. 11 : Ça ne fait pas un peu beaucoup, six journalistes pour un seul interviewé ?
E. M. : C’est vrai que ça peut sembler un brin excessif. Mais que voulez-vous ? Rien n’est trop beau pour la France de Nicolas Sarkozy ! Il fallait marquer le coup.
A. 11 : Vous aviez retenu les meilleurs de vos salariés ?
E. M. : Exactement ! Ça a été un peu difficile de choisir, tant les grands talents se comptent par dizaines au Figaro. J’en ai finalement retenu cinq, mes préférés. Ils sont les plus prometteurs de mes journalistes, les plus incisifs, les moins sujets aux éventuelles compromissions avec le pouvoir, fut-il de droite. Je les couve, je suis comme une mère-poule pour eux. D’ailleurs, je les appelle « mes pioupious » : ce sont mes petits poussins.
Quand on a débarqué à l’Élysée, ça en jetait. Moi en tête, mes cinq pioupious derrière, tous à la queue-leu-leu, avec notre bloc-note à la main droite, notre Mont-Blanc à la gauche, la carte de presse siglée RF à la boutonnière. On marchait au pas bien cadencé, le menton levé et les épaules tendues. Je scandais « Une, deux, Une, deux, Une, deux… » et nous avons traversé la cour de l’Élysée ainsi. Ce fut un grand moment !
A. 11 : Le président vous attendait sur le perron ?
E. M. : Toujours ! Il m’attend toujours sur le perron. Je suis quand même l’un de ses proches, vous savez. Nous sommes à tu et à toi, lui et moi, Et ce n’est pas un mince réconfort pour le vieux briscard de la presse que je suis de se savoir apprécié et aimé par l’homme politique le plus visionnaire et audacieux de ces deux cent dernières années. Minimum !
Donc, il nous attendait sur le perron et on s’est claqué la bise. « Comment ça va, ma couille », il m’a demandé - il m’appelle toujours ainsi, je goute fort cette familiarité un brin populaire - , puis il nous a fait rentrer à l’intérieur, moi et les pioupious.
A. 11 : Le tutoiement et la bise, ce n’est pas trop pour un journaliste ?
E. M. : Comment ça ? Je ne comprends pas… Moi et mes pioupious, on bécote toujours les interviewés quand ils sont de notre bord ; c’est naturel, simplement. Ces marques d’affection sont un peu nos médailles de la Légion d’honneur, à nous journalistes indépendants, nous les portons en notre cœur comme d’autres exhibent leur rosette à la boutonnière.
Quand Nicolas Sarkozy me fait la bise, je ne me lave plus les joues pendant deux semaines. Ce serait sacrilège que d’ôter les parcelles de salive qui ont pu s’y déposer, d’enlever les traces bacillaires du plus grand homme de ce siècle commençant. Le plus grand ! Je le rappelais d’ailleurs incidemment dans un de mes éditoriaux,titré De l’audace et en date du 23 juin dernier : « En incitant les Français à épouser l’avenir pour le construire ensemble, Nicolas Sarkozy englobe un siècle d’histoire, de Jules Ferry, le père de l’école républicaine, au Conseil national de la Résistance, initiateur du pacte social qui inspire encore le modèle français. Car c’est en s’appuyant sur ce socle de valeurs communes que le président proclame son « Ayons le courage de changer » », que j’écrivais. Enlevé, n’est-ce pas ?
A. 11 : Très, oui ! Plus enlevé dans le style, d’ailleurs, que le contenu de l’entretien que vous publiez aujourd’hui. Ce dernier est un rien morne, un brin chiant…
E. M. :Pardon ? Sacrilège, sacrilège ! Vade retro, anti-sarkonitas !
(Il se signe)
A. 11 : Excusez-moi, je ne voulais pas manquer de respect au président. Disons qu’on l’a senti plus incisif, plus efficace dans sa communication…
E. M. : Rien ne vous autorise - même pas la sympathie que je vous porte - à de telles assertions.
(Il grommelle, me regarde avec méfiance. Se reprend.)
Disons… Je peux comprendre d’où vous vient ce sentiment. L’entretien ne s’adresse pas à vous, mais aux lecteurs du Figaro. Certains commentateurs fielleux, s’appuyant sur quelques affaires sans importance se sont permis ces derniers jours de suggérer un divorce entre Nicolas Sarkozy et son électorat. Prenant prétexte des innocents coups de reins en terres exotiques d’un ministre ou de la nomination bien méritée du prince héritier, ils ont extrapolé sur le prétendu fossé qui séparerait désormais le président de ses électeurs. Mensonges, que tout cela ! Il fallait donc mettre les choses au point avec ceux-là mêmes qui sont concernés. Vous comprenez ?
A. 11 : Je crois, oui. Du moins : pour le fond. Parce que ça n’explique pas la forme, ce tunnel ininterrompu de platitudes…
E. M. : Sacrilège, sacrilège !
(Il se signe, derechef. Soupire un bon coup.)
Je vais être franc avec vous, parce que je vous aime bien : ni moi ni les pioupious ne sommes responsables de la forme de cette interview.
A. 11 : C’est quand même vous qui posiez les questions…
E. M. : Que nenni ! Nous sommes venus à l’Élysée pour prendre un café, ça a été d’ailleurs un très agréable moment. L’interview - les questions aussi bien que les réponses - ce sont les conseillers du président qui s’en sont occupés. Ils ont tout écrit pendant que nous mangions les petits fours. C’est mieux comme ça, même si ce n’est à l’évidence pas leur meilleure opération de communication.
A. 11 : Mais votre édito… Vous avez au moins écrit cet éditorial joliment signé La fin de la récré ?
E. M. : Bien sûr ! Je ne laisse cette tâche exaltante à personne d’autre. Il vous a plu ?
A. 11 : Il est… euh, comment dire… très incisif…
E. M. : N’est-ce pas ? Je ne voulais pas laisser au seul président, qui a tant de choses à gérer, l’écrasante charge de la reprise en main. J’ai voulu prêter main-forte, en somme.
A. 11 : Main-forte ? C’est plutôt « poing-puissant », tant vous dégommez tous azimuts…
E. M. : Il le fallait. J’ai allumé tout le monde. Tout le monde !
Les Français, « nos sympathiques compatriotes (qui) se délectent d’un petit jeu de massacre aux cibles tournantes » - j’ai écris « sympathiques » pour ne pas mettre benêts, hein…
« L’opposition, sans projet, sans programme, sans leader » ; sur ce point au moins, vous ne me donnerez pas tort…
« La majorité parlementaire, députés et sénateurs confondus », à qui je « recommande » gentiment la lecture de l’interview pour l’aider à reprendre ses esprits ; voilà qui devrait les calmer, ces réfractaires !
Et même les ministres ! « Si certains ou certaines ministres se sentent mal à l’aise au gouvernement, la porte est grande ouverte », que j’écris. Ça en jette, non ?
A. 11 : On peut dire ça. On a presque l’impression que vous pourriez vous-même décider de les virer…
E. M. : Qui sait, qui sait ? Moi et les pioupious, on n’a pas fini de faire parler de nous…