mercredi 15 avril 2015
Sur le terrain
posté à 12h14, par
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Ah, la SNCF, son univers merveilleux, ses trains toujours plus chaleureux, ses grilles tarifaires absconses, ses techniques marketing affutées... Rarement entreprise publique aura tant cristallisé les maux du monde moderne. Témoignage.
Je suis très énervée par mes voyages en train. Je suis très énervée parce que c’est de pire en pire : toujours plus cher et de moins en moins satisfaisant. Il faut jouer de ruses et perdre un temps fou sur le net pour s’en sortir financièrement, sinon c’est inabordable : aujourd’hui, un Paris/Milan plein-pot c’est 150 euros. En toute simplicité.
C’est le système libéral. Faut faire jouer la concurrence. Il y a bien quelques failles dans ce système marchand - je ne m’étalerai pas, je ne veux pas le renseigner. Mais en gros, oui, je trouve que la SNCF fonctionnait mieux par le passé : plus de trains, partout, au même tarif du kilomètre et à l’heure. Par contre, est-ce que la SNCF, si elle était encore réellement nationalisée1, refuserait le flicage à outrance de ses voyageurs ? Rien n’est moins sûr. En tout cas, aujourd’hui, telle qu’elle est administrée, elle ne le refuse pas.
Fin février. Je pars à Milan, train de 6 h 28. Trente minutes plus tard, le train est toujours à quai, on nous annonce un problème de freinage. On change de train. Retard prévu d’une heure et demie. Soupir.
Arrivés à Modane, nouveau changement de train. Je me dis qu’il ne faudra pas oublier de récupérer l’enveloppe dès mon arrivée à Milan, celle qui t’indique où t’adresser pour être (en partie) remboursé, et je repense à mon voyage d’août dernier, où j’ai reçu onze euros de dédommagement pour le même problème, onze euros quatre mois plus tard et uniquement parce que je suis une grosse relou tenace.
Départ de Modane. Il est dans les onze heures et demie. Je sors mon casse-croûte, je mange, je me détends. C’est alors qu’un jeune homme à la coule me propose enthousiaste « une belle enquête à remplir », un questionnaire de satisfaction intitulé : « Mieux vous connaître pour mieux vous servir »2. « Mais comment donc », lui réponds-je, bien décidée à m’exprimer en toute franchise et en vieille acariâtre ronchon n’ayant pas su s’adapter aux « progrès » de son époque.
L’enquête fait douze pages. Sur la première, on t’informe de tes droits : tu n’es pas obligé de répondre, tu peux t’interrompre dès que tu le souhaites et tes réponses seront analysées de manière rigoureusement anonyme. L’autre moitié de cette première page est réservée au jeune homme à la coule : numéro de référence, code interne, numéro du train. Je tourne la page, l’enquête commence.
Les sept pages suivantes sont de facture assez classique et concernent tout d’abord le voyage en tant que tel : à quelle fréquence tu prends cette ligne, comment tu achètes ton billet, où tu vas exactement, pour quelles raisons, qu’est-ce que tu fais pendant ton voyage, pourquoi tu aimes le train, tu lis ou tu mates des films ? tu téléphones ou tu discutes ? tu regardes le paysage ou tu tablettes ? presse ou livres ? qu’aimerais-tu trouver à bord : un wagon spécial tranquillité, de la presse gratuite, des cours de langue, des dégustations, des jeux pour les enfants etc. ?
On en vient ensuite aux questions qui concernent le personnel : ménage, bar et contrôle. Très satisfait, assez satisfait, peu satisfait, pas du tout satisfait. En bonne moutonne que je sais être si je n’y prends garde, je coche, ajoute parfois quelques commentaires que je juge percutants, agacée par leurs questions commerciales. Mais peu à peu une sensation désagréable s’empare de moi. D’un seul coup, je me sens ridicule de participer à cette enquête : je n’ai aucune envie de me sentir complice de la hiérarchie, de participer aux prochaines prises de tête que subiront les mecs (ou meufs) du bar ou du ménage de la part de leurs managers (je suis sûre qu’ils disent comme ça chez TGV France-Italie). Je pose mon bic et lis la suite.
Les quatre dernières pages te concernent, toi. Voici ce que ça donne :
5e partie - Quelques questions vous concernant
« Voici quelques questions afin de mieux vous connaître : quels sont vos loisirs ? Qu’est-ce qui vous définit le mieux ? Quelle est votre personnalité... Vos réponses nous permettront de développer des services et des offres adaptés à chacun de nos clients et à leurs exigences. »
Suit un tableau intitulé « Pour chaque activité, indiquez à quelle fréquence vous la pratiquez » et comprenant vingt-et-une propositions, avec pour chacune cinq réponses possibles : « au moins une fois par semaine », « par mois », « tous les six mois », « moins souvent », « jamais ». Parmi ces propositions, qui vont de « Rester en famille » en passant par « Aller à des concerts » ou encore « Faire du jardinage » sans oublier « Acheter des articles sur Internet, par correspondance ou par téléphone », se trouve l’intitulé N : « Militer, manifester, parler politique ».
Je tourne la page. Trois nouveaux tableaux, précédés de cette mention « Pour chacune de ces affirmations, indiquez si vous êtes d’accord ou pas ». Quatre possibilités : « tout à fait d’accord », « plutôt d’accord », « pas tellement d’accord », « pas du tout d’accord ». Cinquante-deux affirmations. En vrac : « je suis impatient », « je suis tolérant », « j’aime prendre le temps de réfléchir », « je sais m’imposer », « je ne m’ennuie jamais », « j’ai dans la vie des convictions profondes », « je suis anxieux de nature », « j’ai la sensation que mes actions ne feront pas évoluer la société », « je recherche l’action », « je suis d’accord avec tout le monde », « je suis méfiant » etc. D’autres propositions concernent ton niveau de vie : « êtes-vous disposé à payer plus pour avoir un produit ou un service plus élaboré ? » ou bien : « est-ce que vous achetez tous vos produits en soldes ou en promotion ? » Elles concernent aussi ton intérêt pour les nouvelles technologies (marché juteux) et pour l’environnement (marché juteux). Exemple : « je suis toujours parmi les premiers à acheter les dernières nouveautés technologiques » ou bien : « pour moi il est important de protéger l’environnement et les ressources naturelles ».
Dernière page. Il faut se souvenir de la première pour bien rigoler. Vous vous souvenez : de manière rigoureusement anonyme ? Bien. Dernière page :
6e partie - Données personnelles
1/ Sexe
2/ Année de naissance
3/ Nationalité
4/ Pays de résidence
5/ Activité professionnelle
6/ Seriez-vous intéressé de recevoir des informations concernant les nouveautés et promotions de TGV France-Italie ?
7/ Pouvez-vous nous communiquer vos coordonnées ? : nom, prénom, ville, pays, adresse e-mail.
Puis : « La SNCF vous remercie de votre collaboration et vous souhaite un agréable voyage. »
Et enfin : un tout petit encadré en bas de page te rappelle que, selon la loi machin, tu peux à tout moment demander de consulter tes réponses, les modifier ou t’opposer à leur traitement en écrivant à une adresse postale à Rome...
*
Épilogue : la gare de Milano Centrale est blindée de flics comme jamais. Les voix enregistrées des billetteries automatiques répètent à chaque nouveau client de se garder des revendeurs à la sauvette. Les haut-parleurs de la gare en rajoutent, précisant qu’il ne faut pas hésiter à les dénoncer à la police. L’accès à l’ensemble des quais est protégé par des barrières gardées par des agents, des vigiles et des contrôleurs. Il faut encore montrer son billet. Mais une fois les obstacles franchis, tu peux respirer. Mieux : si tu es de sexe féminin, tu peux carrément te perdre dans de luxueuses effluves : une jeune fille, toute vêtue de noir et tenant à la main une petite bouteille, te propose quelques vaporisations du dernier parfum Lancôme. Derrière elle trône un flacon géant de verre massif au contenu jaune orangé, refermé par un bouchon de carafe. Le flacon est posé sur un piédestal cubique, gris clair métallisé, d’environ un mètre de haut. L’installation se détache sur un grand panneau brillant de la même couleur que le cube, d’environ quatre mètres de haut et cinq mètres de large et dans lequel se reflète la gare. Sur le panneau, en grosses lettres noires, on peut lire le nom du parfum en question. Il s’appelle La vie est belle.