samedi 9 janvier 2010
Le Cri du Gonze
posté à 15h40, par
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Tu as mis mon peuple derrière des barbelés. Et maintenant tu essayes de me priver de ma liberté. « Alabama Blues » de J.B. Lenoir est une charge implacable, furieuse & magnifique, contre le racisme ordinaire sauce Amérikkke. On est en 1965 et un bluesman l’ouvre pour dénoncer ces vieux démons qui ont survécu. Chanson uppercut qui n’a rien perdu de sa force balistique.
Ce morceau-là, ça fait longtemps que je me promets de t’en parler, et chaque fois je repousse l’échéance. Trop peur de l’écorner, de le stériliser à force de blablas. Ce n’est pas le genre de chansons qu’on babille sous la douche ou qu’on écoute d’une oreille distraite en attendrissant le poulpe du brunch dominical. Alors, promis, je serais succinct cette fois-ci, sobre, filant droit au but.
« Alabama Blues » est, avec « Strange Fruit » de Billie Holiday, une des plus déchirantes chansons jamais écrite sur la condition noire aux États-Unis, sur l’Amérike du Klu Klux Klan et des lynchages. Une complainte terrible, qui file droit aux tripes, paroles comme des couteaux : « Je ne retournerai jamais en Alabama, ce n’est pas un endroit pour moi / Tu sais, ils ont tué mon frère et ma sœur, et on laisse ces gens courir en liberté 1. » Écrite en 1965 par J.B. Lenoir (ou Lenore, on trouve les deux), elle aurait pu tout aussi bien être l’œuvre d’un des grands bluesmen des origines, Charley Patton, Robert Johnson ou Skip James, rois du frisson psalmodié. Sauf que ces génies-là parlaient plus de femmes, de bibine et des galères du quotidien qu’ils n’évoquaient leur condition noire2. Ou s’ils le faisaient, c’était davantage par métaphores, pas ouvertement. Ici, au contraire, on ne saurait être plus explicite pour dénoncer la ségrégation et les violences subies par un peuple : « Tu as mis mon peuple derrière des barbelés. Et maintenant tu essayes de me priver de ma liberté.3 »
1965, ce n’est pas une date anodine pour un tel morceau. Deux ans après la marche sur Washington d’août 1963 (c’est à cette occasion que Martin Luther King prononce son célèbre I have a Dream), le Mouvement pour les droits civiques semble refluer, élan en berne. De cet immobilisme relatif d’une cause qui avait agité tant d’énergie naissent les déclinaisons radicales de ces luttes, Black Panther Party & co. Le reste du mouvement s’essouffle, alors que le racisme quotidien demeure un élément récurrent de l’Amérike des années 1960, surtout dans le Sud. Malcolm X est assassiné en 64, Martin Luther King suivra bientôt, et le climat est à la répression et au triomphe des salopards. Ainsi du gouverneur de l’Alabama, Georges Wallace, déclarant : « Ségrégation aujourd’hui, ségrégation demain, ségrégation pour toujours. » (ça a le mérite d’être clair…). Lenoir observe ça dégouté, le recrache en paroles, glacé jusqu’à l’os, glaçant jusqu’à la moelle : « Je ne peux rien y faire à part m’asseoir et parfois pleurer, en pensant à la manière dont mon pauvre frère perdit la vie.4. »
Même constat dans la magnifique « The Whale Has Swallowed Me » (la baleine m’a avalé) : « Je crois que cette baleine est malade, voilà pourquoi j’ai le blues5 ». Ci-dessous, un extrait du film que Wim Wenders a consacré au blues, The Soul of a man. On voit Lenoir chanter cette chanson (après quelques mesures d’« Alabama Blues ») avec en arrière-fond le célèbre discours de Martin Luther King (Free at last ! Free at last !). Images et interprétation que ton serviteur a trouvé si émouvantes (mhh, le chaste baiser à dame guitare) qu’il doit en être à son centième visionnage consécutif, ce genre.
Lenoir écrira d’autres chansons sur le sujet. La très belle « Down in Mississippi » (1966) ou « Shot on James Meredith », qui relate la tentative d’assassinat du premier étudiant noir de l’université du Mississippi, blessé lors d’une manifestation par un sniper White Power. Et puis, Lenoir n’en reste pas là, multiplie les protest-song inspirées, sa plus connue restant « Vietnam Blues », contre la guerre du même nom. « Les pauvres mômes se battent, tuent, se cachent dans des trous, peut-être même tuent-ils leur propre frère, ils ne savent pas. Monsieur le Président, vous pleurnichez toujours après la paix, mais vous devez faire le ménage avant de partir. Comment osez-vous dire au monde que nous avons besoin de la paix alors que vous continuez à me maltraiter et à me tuer, pauvre de moi6 ? » (Dans la vidéo ci-dessous, deux versions du même thème cohabitent. La citation est tirée de la deuxième, la plus belle à mes yeux et aussi la plus connue, qui commence à 2.40).
Et puis, pour finir, l’histoire de sa mort, triste à en pleurer. À 38 ans. Lenoir s’éteint des suites d’une hémorragie interne, trois semaines après un accident de voiture : l’hôpital n’ayant pas pris au sérieux ses blessures, il repart chez lui, la mort nichée dans les tripes. Comme un écho à la mort terrible de Bessie Smith, l’immense dame du blues, décédée parce que l’hôpital de Clarksdale, Mississippi, avait refusé d’admettre celle qui se vidait de son sang (accident de voiture itou) devant ses portes : ce n’était pas un hôpital pour Noirs.
C’est John Mayall, le grand bluesman anglais qui en a parlé le mieux, de la mort du magnifique Lenoir. Dans la très belle « The Death of J.B. Lenoir », écrite juste après la mort de son ami en 1967, il chante : « J.B. Lenoir est mort, ça m’a fait l’effet d’un coup de marteau. Je sanglote à n’en plus pouvoir, le monde n’entendra plus jamais mon héros7. Hommage céleste.
1 ” I never will go back to Alabama, that is not the place for me / you know they killed my sister and my brother / and the whole world let them peoples go down there free”.
2 C’est d’ailleurs un des grands mythes erronés associés au blues qui, s’il était politique par la force des choses, parlait rarement ouvertement de questions politiques. Il y a évidemment des contre-exemples : Leadbelly chantant « Les Blancs de Washington savent y faire/ ils s’amusent à jeter des pièces par terre pour voir les nègres les ramasser » dans « Bourgeois Blues » ou Big Bill Bronzy dans « Black, brown and white » chantant : « Si tu es blanc, ça va/ si tu es beige, passe encore/ mais si tu es noir, dégage ! »
3 You got my people behind a barbwire fence, now you tryin’ to take my freedom away from me.
4 I can’t help but to sit down and cry sometime, think about how my poor brother lost his life
5 I believe that whale got sick, that’s why I have this blues.
6 The poor boys fightin’, killin’ and hidin’ all in holes, Maybe killin’ their own brother, they do not know Mister President you always cry about peace, but you must clean up your house before you leave How can you tell the world how we need peace, and you still mistreat and killin’ poor me.
7 J.B. Lenoir is dead and it’s hit me like a hammer blow. I cry inside my heart that the world can hear my man no more.