vendredi 19 avril 2013
Sur le terrain
posté à 12h10, par
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Du 26 au 30 mars dernier se tenait à Tunis le Forum Social Mondial 2013. Avec 70 000 participants, 3 000 associations et des concerts à la pelle, l’événement tenait autant de la kermesse géante que du raout contestataire. Charlotte et Régis étaient sur place, ils en ont profité pour prendre le pouls d’un Printemps endormi, des allées bondées du Forum aux petits cafés enfumés du centre-ville.
Les auteurs de cet article en signent également un sur le même sujet (mais avec un angle différent) dans le dernier numéro de CQFD (mâtin, quel journal !), frais sorti en kiosques1. Foncez le quérir, morbleu.
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Tunis, complexe sportif d’El Menzah. Gilberto Gil est attendu pour le concert d’ouverture du Forum social mondial (FSM). Il est 20 h 30, le soleil s’est couché entre les palmiers. Une lune pleine se lève, qui teinte de couleurs de carte postale ce qui a tout l’air d’un festival. Çà et là, des vendeurs de pop-corn s’installent pour ravitailler une foule en pleine fringale après des kilomètres de piétinement. Dans un contexte de chômage aggravé, c’est peut-être à eux qu’aura le plus profité ce FSM tunisois.
« Le chômage ! Terrible ! C’est l’une des plaies les plus profondes de la Tunisie. Toujours autant d’inégalités et d’injustice », confie Yamina, presque trentenaire travaillant pour monter une structure d’accompagnement d’artistes. Oui, entre chômage et hausse des prix, les perspectives sont moroses. Et les sirènes de la Révolution semblent bien lointaines, explique Noureddine, étudiant originaire de Menzel Bourguiba : « On nous dit qu’on a fait une révolution, mais je crois que c’est resté à l’état de projet. Un jour, il y aura une vraie révolution tunisienne. Le 14 janvier, c’était juste pour réveiller les gens, les secouer. » Mohamed, venu à Tunis en compagnie d’organisations du bassin minier, bastion du gauchisme, opine : « Les revendications réelles de la Révolution Tunisienne finiront par chasser ceux qui ne font rien pour les réaliser. »
L’événement qui débute est marqué par ce contexte. Et il soulève lui aussi des avis mitigés. En témoigne l’ouverture du concert où le discours officiel, soit « Vive le Forum social mondial ! », est hué par quelques dizaines d’anars tunisiens : « Forum social, Forum du capital ! »
Une femme monte sur scène, cheveux bouclés grisonnants, tailleur noir sobre, acclamée par le public. C’est Basma Khalfaoui, la veuve de Chokri Belaïd. Grande gueule de l’opposition de gauche, ce dernier a été abattu le 6 février devant son domicile – un assassinat politique qui a de nouveau embrasé le pays. Elle prononce un discours d’hommage vindicatif, appelant à défendre une liberté d’expression conquise par la lutte. Emplis d’émotion, ses mots résonnent dans le silence le plus total, malgré une traduction française balbutiante et les mouvements harmonieux d’une interprète en langue des signes.
« Les gens parlent, maintenant. C’est vrai qu’ils ne sont toujours pas à l’abri de poursuites et de faux procès, de harcèlements et autre, mais ils parlent », défend Yamina. Jeune diplômée en génie électrique au chômage, Abir estime que rien n’est gagné : « La liberté d’expression, on l’a exigée, on l’a imposée, mais elle est toujours menacée. » Plus cynique, une amie confie dans un éclat de rire : « En fait, je pense que le seul acquis réel qu’on a eu, c’est You Tube ! ».
Basma Khalfaoui quitte la scène. Des tonnerres d’applaudissements accueillent l’arrivée de Gilberto Gil, star du concert d’ouverture. Les mots du chanteur brésilien commencent à résonner, accompagnés d’un guitariste de folie et d’un percussionniste qui semble avoir quatre mains. Le musicien entonne sur des airs de samba des reprises de Marley et Lennon. « Back in the seventies ». La foule, joyeuse, reprend à tue-tête les refrains. Mais sur quel pied danser ? « La Tunisie actuelle n’est pas encore une entité homogène. C’est comme une sorte de pâte qui cuit sur le feu et fait des grumeaux en attendant qu’on vienne la remuer avec une cuillère en bois pour rendre la texture plus lisse », métaphorise Yamina.
- Graff sur le campus
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Pendant que l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) fait traîner des travaux qui devaient durer un an, la coalition au pouvoir, dominée par le parti islamiste Ennahda, place en toute sérénité ses partisans à la tête des institutions et administrations. Les militants ne cachent pas leur désillusion. Haikel fait partie de réseaux informels d’activistes et jongle entre les petits boulots alimentaires, considérant que son master en mathématiques appliquées à l’économie ne lui permet pas de travailler dans un cadre politique acceptable. Il lâche : « La mascarade électorale du 23 octobre 2011 incarne parfaitement la contre-révolution. Les députés élus n’ont rien à voir avec l’esprit de la Révolution. »
Les élections, Yamina y a cru. Au début : « J’ai été supportrice de l’idée d’élire une constituante. Aujourd’hui, je pense que c’est un gâchis énorme de temps et d’argent. Cette bande d’incompétents ne fait absolument rien ! Comme beaucoup de Tunisiens, j’ai l’impression de m’être faite avoir. En fait, je n’ai plus confiance dans aucun parti politique. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de changer les choses de l’intérieur, bien au contraire. Nous avons été beaucoup de jeunes à tenter le coup, ce qui explique la ruée vers les partis politiques au lendemain de la révolution. La désillusion est proportionnelle aux espoirs des débuts. » « L’ANC ? C’est un cirque ! », conclut Abir sans détour.
Les festivités ont commencé sur le campus El Manar. Dans le patio de la bibliothèque coincé entre les salles de conférences, le blanc fraîchement repeint des murs réfléchit la lumière du soleil, presque aveuglante. C’est un havre de tranquillité, au regard du reste du campus envahi par les quelques 70 000 participants (pour 3 000 associations) au forum. Des sonneries de téléphone ponctuent les échanges. La commission organisation du FSM a négocié la distribution gratuite de puces téléphoniques pour faciliter les contacts militants.
Quand certains s’enthousiasment sur les possibilités de rencontres et d’échanges offertes par le FSM, d’autres sont plus critiques envers cette grande kermesse, à l’image d’Haikel, qui trouve un intérêt en marge des ateliers officiels : « Pour moi, c’est l’occasion de découvrir ce qu’il se passe dans d’autres pays, loin des conneries des médias de merde. Je n’attends rien, à part rencontrer des gens, d’autres militants. »
- Photo Laure Siegel
Direction la faculté de sciences et de mathématiques. Épique traversée d’attroupements de toutes sortes au milieu de tentes, de terrains de sport, de drapeaux palestiniens, de concerts de rap et de barnums de bouffe. Au premier étage de l’administration centrale, des étudiants et étudiantes occupent une salle depuis plusieurs semaines pour revendiquer le droit de porter le niqab à l’université – le flou étant actuellement la règle – et se retrouvent donc au milieu de gauchistes et de citoyennistes de tous poils. Amina, étudiante en 1re année d’électronique, les yeux souriants à travers son voile intégral, explique : « Il y a beaucoup de préjugés contre nous. On pense que nous sommes compliquées, mais ce n’est pas vrai. C’est la faute des médias, qui font toujours passer une mauvaise image de nous. Chacun a le droit de choisir son chemin de vie. Nous, nous respectons les autres points de vue. On dit que nous sommes des terroristes alors que nous ne faisons rien de mal. Nous ne demandons que la paix et vivre ensemble dans la société. »
Et la foule reprend en chœur Imagine all the people living life in peace, wouou, wououou...
Au lendemain du départ de Ben Ali, les barbes ont fleuri en Tunisie, et nombre de laïcs nourrissent une rancœur certaine à avoir un chef de gouvernement issu d’Ennahda. À sa droite, certains groupes salafistes ont fait parler d’eux ces derniers mois : incendies de mausolées soufis, attaques d’expos artistiques « attentant au sacré », départs pour le jihad en Syrie... Yamina résume : « C’est un mouvement extrémiste comme un autre. Gonflé par le mépris et aggravé par la peur. Mais c’est devenu l’attraction régionale depuis quelques années. Franchement, j’en ai marre qu’on ne parle que de ce truc des salafistes en Tunisie. Alors oui, ils sont là, je ne suis pas dans le déni, mais il n’y a pas qu’eux. Il existe d’autres extrémistes. Ceux qui hurlent au loup quand ils voient un islamiste par exemple. D’autant que beaucoup ne sont pas réellement salafistes. Leurs rangs sont infesté d’opportunistes, de membres de l’ancien régime qui cherchent à retourner leurs vestes, et de repris de justice payés par des imbéciles qui cherchent à mettre la pagaille. »
La Medina, cœur historique et touristique de la ville de Tunis. Noureddine et son pote Wassim, lui aussi arrivé de Menzel Bourguiba pour ses études, sirotent leur café en terrasse sur les toits de la cité. L’appel à la prière résonne depuis le minaret voisin et des enceintes crachotent une reprise de « Besame mucho » version arabo-andalouse. Noureddine vient d’une ville où les salafistes sont plutôt nombreux, il remarque : « C’est une minorité, on les connaît tous. J’ai un ami qui est devenu salafiste, d’un seul coup, après la Révolution. Il m’a invité, on a parlé et j’ai apprécié le fait qu’il me respecte toujours. » Wassim embraye : « Il y a des salafistes qui sont modernes, qui suivent les changements, ce ne sont pas tous des extrémistes. En fait, ils ne me font pas peur. » Pour autant, tous deux insistent sur la séparation du religieux et du politique, sur l’importance à donner à l’éducation, et sur la chance qu’ils ont eu de vivre, à vingt ans, un processus révolutionnaire : « On peut pas nous voler ça, ce qu’on a vécu. Ce qui me motive, c’est qu’il nous revient de choisir notre horizon. » Et plutôt que de verser dans l’industrie pharmaceutique ou génétique, Noureddine emploie ses études en biotechnologies à diffuser des techniques biologiques dans l’agriculture.
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Un restaurant-bar du centre de Tunis. Méchamment enfumé. Celui-ci, en plus d’être fréquenté par toutes sortes de gauchistes, a l’avantage de détenir des stock conséquents de Celtia. Les pénuries de mousse avant même l’heure de fermeture sont assez courantes dans la capitale, et la forte augmentation de son prix n’a pas entamé la ferveur qu’elle suscite. Pour ne pas perdre les vieilles habitudes, un flic en civil fume le narguilé non loin de l’entrée. Mais quand les fins de soirées chauffent l’atmosphère, chants révolutionnaires et insultes envers Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda, résonnent ouvertement à l’intérieur.
Haikel, en libertaire pragmatique, énonce ses priorités : « Il y a surtout un travail pour développer des médias alternatifs et des sortes de TAZ, de Zones autonomes temporaires, artistiques, culturelles, économiques et sociales. On a pensé aussi à un projet d’Université populaire. C’est encore une réflexion qu’on pouponne, mais bientôt on va passer à l’action. » « C’est comme une course de fond, ajoute Yamina. Il nous faut du souffle et nous ne sommes pas de grands sportifs. Les prochains mois vont être durs, parce que nous sommes dans un état de fatigue psychologique marqué. J’ai l’impression que tout un peuple est en dépression. Il nous faut trouver un dénominateur commun, de nouveau, et réunifier tout ce monde. L’espoir de la Tunisie, c’est les Tunisiens. Et les jeunes Tunisiens, avec leurs différences et leurs points communs. Depuis un peu plus de deux ans, nous bougeons dans tous les sens. On fait des choses, on entreprend, on essaie. Dans tous les domaines : associatif, culturel, politique, citoyen. Absolument tout ! Et c’est cette attitude qui redonne toujours de l’espoir. Parce qu’il y en a toujours un qui se bat dans le brouhaha. Ce pays nous a fait, et à notre tour nous allons le reconstruire. À l’image de celui dont nous avions toujours rêvé : pluriel, pacifiste, éclectique. »
Et la foule reprend en choeur Everything’s gonna be all right, everything’s gonna be all right...