vendredi 9 mars 2012
Le Cri du Gonze
posté à 22h14, par
16 commentaires
Le fouet de l’enthousiasme frappe parfois de manière étrange. On peut le déplorer (préférer le nanar philippin à Lubitsch, ça fait tache dans les dîners mondains). Ou s’en réjouir : dans un monde bouffé par la rationalité uniforme, l’absurde et désargenté univers de la série Z a quelque chose de rassurant. La preuve par Weng Weng, possiblement le plus mauvais acteur du monde.
J’ai dû disséquer cette scène une bonne centaine de fois. Minimum. Les mirettes comme des soucoupes. Sans jamais m’en lasser. Ça tient du prodige. Si je devais visionner ne serait-ce qu’une vingtaine de fois un passage tiré d’un des mes films « conventionnels » préférés – type Aguirre, ou la colère de Dieu, ou bien Les Enfants du Paradis –, je finirais immanquablement par la prendre en horreur. Mais là, non. Comme le chaton pervers fasciné par le reportage animalier sur la sexualité des lions, ou le bambin en phase anale scotché à Bambi, j’y reviens encore et toujours. Plus fort que moi.
Ladite scène n’est même pas tirée d’un film, mais d’une série cheap de chez cheap, qui a fait le bonheur d’autres générations (je vous parle d’un temps que les moins de cinquante piges ne peuvent pas connaître). On y voit Batman et Robin batifolant sur un bateau lancé à toute allure, menacés par les torpilles d’un sous-marin contenant quelques méchants qui ressemblent furieusement à des clowns alcooliques psychopathes en fin de course. Jusqu’ici, les deux compères ont brillamment échappé aux funestes projectiles, mais leur bouclier défensif tombe en panne... Catastrophe. Une torpille est lancée, se dirige vers eux, sans défense, qui clapotent de frayeur dans leurs collants moule-burnes. Ça sent le sapin, le Waterloo ; et les méchants clownesques se congratulent : adios veaux, vaches, batmobiles...
Mais non. Plan suivant : Batman et Robin filent sur leur bateau, bien vivants. Grave et digne, Robin prend la parole, comme on salue le départ d’un ami cher :
« Ah, Batman, quelle noblesse dans le geste chevaleresque de ce marsouin ».
« Oui, Robin, noblesse de la part de cet animal de s’être placé sur la trajectoire de cette torpille. Il s’est sacrifié... pour nous ».
…
Pure magie.
On pourrait gloser des heures entières devant une telle manifestation de folie scénaristique. Tracer des parallèles ; chercher des précédents ; jouer à l’exégète. Mais ce billet n’a pas vocation à parler en spécialiste, de loin : pas vraiment mon rayon. Et puis ça casserait la magie. Là où le yahou surgit, par contre, c’est lorsque l’on tente de se mettre à la place des responsables de la choses, psychopathes et/ou tâcherons pressentis. Une pure machine à remonter le temps en gloussant d’aise.
Projection fantasmatique : Quelques mecs cernés palabrent autour d’une table, une bouteille de Johnny Walker bien entamée tournant de paluche en paluche ; il est tard, tout le monde en a sa claque, plus que temps de mettre un point final à l’épisode, bordel. Mais voilà, une question n’est pas tranchée : « Cette fois-ci, ils s’en tirent comment, nos deux crétins ? »
« Et s’ils utilisaient un gadget type siège éjectable-ULM ? », propose un premier, se curant ostensiblement le nez.
« Niet. On est trop ric-rac sur le budget : impossible », rétorque un autre, qui a tout l’air d’être le chef.
Silence prolongé. Ça cogite mollement. Un troisième :
« Ils ne pourraient pas sauter à l’eau et nager jusqu’à la côte ? »
« Pas assez ingénieux. On est payés pour apporter des idées, pas pour proposer des échappatoires ! Tu veux qu’on nous remplace par des ordis ? », rugit le premier, vexé d’avoir été renvoyé dans les cordes juste avant.
Re-silence. La bouteille est morte, une deuxième la remplace. Quelques propositions foutraques sont avancées, sans enthousiasme, et repoussées sans remous. Et puis, fatigué, le « chef » finit par proposer un échappatoire, peu convaincu :
« J’ai bien une solution, mais elle est un peu alambiquée... Ce n’est pas... euh... glorieux... Voilà l’idée : on dirait qu’un dauphin viendrait s’interposer et que... »
***
Cette projection fantasmatique pourrait aussi bien s’appliquer à toutes ces productions que l’on qualifie vaguement de « nanar » sans savoir exactement comment définir l’épithète. Ce qui plaît - d’abord - dans un film (ou un épisode) épiquement raté, c’est cette immersion aussi épouvantée que ravie dans le cerveau de la personne ou du groupe de personnes responsables de la chose.
Le principal ingrédient du pur nanar1 ? Un scénario et une mise en scène qui ne s’embarrassent pas de vraisemblance, sombrent joyeusement dans l’absurde pour torcher le boulot dans la plus belle tradition foutage de gueule.
Si bien que les meilleurs représentants de la Cause te font immanquablement cogiter pendant des heures. Rêveries stupides, obsédantes, qui traînent en longueur ; des tombereaux de questions encombrent tes pensées du matin au soir. Pire (Mieux ?), elles resteront à jamais sans réponses : à quoi carburaient les mecs qui ont torché et doublé Blood Freak (un junkie travaille dans un labo qui modifie génétiquement des dindes et se transforme en homme-dindon assoiffé du sang des toxicos) ? Quelle dégénérescence cérébrale frappait les scénaristes et producteurs de Invasion USA(Chuck Norris repousse une invasion communiste droit venue de Cuba) ? Quel génie philippin torturé a pondu l’idée de Captain Barbell (superman local qui endosse ses super-pouvoirs après avoir soulevé des haltères en plaqué or, puis qui vole à l’envers) ? Quel cinglé irrécupérable est responsable de la grandiose scène de l’entraînement dans le désert dans Turkisch Star Wars (des mecs sautillent sur des trampolines dans un décor de carton pâte, des grosses miches de pain peintes en marron – soi-disant des rocs – attachées à leurs pieds) ?
Dans un monde entièrement rationnel, le nanar n’existerait pas. Trop biscornu, trop absurde, trop marginal. Il tend d’ailleurs à disparaître, ne survit plus que dans quelques enclaves (Turquie, Afrique, Inde...), ce qui en dit long sur l’état de notre civilisation. Le jour où l’industrie de la série Z aura totalement disparu, l’arrêt de mort du yahou sera entériné à l’échelle de notre civilisation. Russell Crowe aura définitivement mis sa pâtée à Captain Barbell, et ce ne sera pas joli à vivre. On s’emmerdera comme des rats morts et 2012 sauce Emmerich sera notre pain quotidien : du nanar, mais sans la classe désargentée, sans le Do It Yourself azimuté.
Je sens venir les esprits chagrins et retors, avec leurs remarques désobligeantes : c’est quoi ces conneries alambiquées ? Du snobisme inversé ? Du plagiat de Nanarland2 ? Une tentative ratée de booster notre audimat rabougri ? Bah non. Que dalle. Le nanar a tout à fait sa place sur Article11. Primo, il est désargenté. Secundo, il a mauvaise presse. Tertio, c’est un espace de résistance à la grande broyeuse uniforme qui nous tient lieu d’imaginaire global. Après tout, presse indépendante et nanar partagent pas mal de choses : pas de thunes, une distribution foutraque et inégalitaire (on est très peu présent en kiosques, ils sont très peu présents en salles), le recours à des bouts de ficelle logistiques pour boucler les productions, et des sympathisants aussi enthousiastes que rares. Ça rapproche, forcément. Et si le parallèle semble saugrenu... dis-toi bien qu’à moi aussi.
***
Tout ça pour en arriver au cœur du sujet, à la pépite qui ne cache pas la forêt mais la représente splendidement : l’illustre Weng Weng. Je ne vais pas te mentir : mes doigts tremblent presque au moment d’aborder le monument en question. De respect. D’enthousiasme. De rire. Pour les bons soins de ce billet, je viens de revisionner les deux films dudit Weng Weng que j’ai en ma possession. Et force m’est de le crier haut et fort : un génie ! Weng Weng est au cinéma ce que L’Homme oiseau de la tour Eiffel est à l’aérospatiale ; une aberration aussi magique que triste. Avec une dose de poésie non négligeable : quand j’entends qu’un nain agent secret s’envole par la fenêtre en mode Mary Poppins (et que des scénaristes ont pondu cette scène, que des producteurs ont avancé de l’argent pour ce projet, que des techniciens ont bossé sur l’idée, que...), je sors mon revolver à optimisme. Monde merveilleux.
Dans un univers occidental lissé et re-lissé par la publicité, l’industrie du film et du divertissement, les médias, etc., l’ahurissant jeu d’acteur de Weng Weng – et le concept même des films dans lesquels il se produit – apparait comme étrangement rafraîchissant. C’est le Spectacle déréglé, sans mécanique interne. Presque du détournement involontaire. Le véritable navet, fait de bouts de ficelles, séduit parce qu’il nous montre une époque et un lieu où la grande broyeuse des imaginaires reste imparfaite, en construction.
[Guy Debord de pacotille, sors de ce corps rabougri, me hurle-t-on en régie, pas forcément à tort. Adoncques, retour à notre mouton.]
Ces merveilleux cinglés de Nanarland ont déjà retracé par le détail l’intégralité de la carrière de l’agent 007 et demi (à lire ici et ici). Je ne saurais rivaliser. Rappelons simplement quelques points. D’abord, celui qui était censé reprendre en terre asiatique le flambeau de 007 est nain. Pas petit, mais nain : 83 centimètres. Embauché pour des raisons obscures, Weng Weng jouera dans au moins deux films sortis dans les années 1980 (For Your Weight only3 et The impossible kid4) et il y fait preuve de talents d’acteurs proportionnels à sa taille : un désastre absolu. Plus mauvais tu Dany-Boonnises. Dans ces productions, régulièrement, il séduit une jeune fille en fleur en deux coups de cuillères à pot, se contentant de faire des gros yeux de carpe jusqu’à ce qu’elle cède à son mini-charme5. Lorsqu’il combat (souvent), il privilégie généralement le combo coup de poing dans les noisettes/je passe entre tes jambes/coup de latte dans le postérieur : l’enfance de l’art en matière de sport de combat nanique. Et le reste est à l’avenant : méchants stupides et immanquablement moustachus, dialogues qu’on jurerait piqués à des romans-photos bas de gamme et effets spéciaux navrants. Un pur régal. Comme il faut savoir finir un billet, je me contenterais, en guise de Coda, de décrire cette scène fantastique, tirée de The Impossible kid :
Surgissant de la nuit sur sa mini moto électrique jaune fluo qui roule à cinq km/h, notre héros poursuivi par des moustachus (leur voiture, sympa, roule aussi à cinq km/h) se débarrasse d’eux en quittant la route et en franchissant sans coup férir un précipice d’environ dix mètres de large. Comme si de rien n’était : il plane, purement et simplement. On voit presque la ficelle qui le porte tout du long. L’effet est tellement raté qu’on a envie d’embrasser le responsable du fiasco, de le serrer sur son cœur (mais non, ce n’est pas raté, tu as fait de ton mieux). Parvenu de l’autre côté, Weng Weng s’arrête, se retourne, nargue les méchants bloqués de l’autre côté d’un coucou bien senti. Puis, il met les gaz et s’éloigne en mode tortue vrombissante vers de nouvelles aventures. Royal.
1 Note à destination des pinailleurs : On me signale en régie que quelque chose cloche avec ce début de billet. Il semblerait que le parallèle tracé entre cette scène tirée de la série Batman et Robin et la suite à venir, à savoir une plongée foutraque dans l’univers de ce qui est clairement estampillé « Série Z » ou « Nanar », ne serait pas clair. Je vais donc préciser le pourquoi du comment en trois points : 1/ Ce billet est entièrement subjectif. Si des spécialistes du nanar (voire des mandarins du genre armés d’un savoir universitaire) débarquent en ce lieu, ils seront forcément désappointés par le raisonnement tout personnel qui y a cours. Prière de faire suivre les courriers d’insulte sur la boîte mail de la rédaction, notre stagiaire y répondra. 2/ Est considéré comme pur nanar par votre serviteur un objet filmique qui rassemble ces quelques éléments : acteurs mauvais comme des cochons / scénario saugrenu / moyens financiers dérisoires / esthétique pompière / maladresse éminemment sympathique. La scène batmanesque placée en haut de billet entre totalement dans ce cadre. Et je me contrefous qu’elle soit tirée d’une série et non d’un film. 3/ Non mais sans rire, vous prenez au sérieux un billet qui a un tel titre ?
2 Rendons à César ce qui est à César : ces types sont des maîtres absolus en la matière, inégalables.
4 Il se murmure, ô ingrate humanité, que d’autres pépites auraient été égarées.
5 Note à moi-même : s’en inspirer.