vendredi 2 mars 2012
La France-des-Cavernes
posté à 00h01, par
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Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, après sept ans de bons et loyaux se(r)vices, l’on est amené à quitter son taf. Et inutile de dire que ce n’est pas de gaieté de cœur et qu’icelui est aussi gros que le temps passé à la cité et le regret de la quitter. Car, quand il y a de l’amour, une séparation n’est jamais tendre...
C’est Jean-Claude Izzo qui disait, je crois en tête d’un des chapitres de sa trilogie1, que ce sont de drôles d’amours que celles que l’on partage avec une ville. Marseille, Nanterre, même combat, l’Algérie est si près. La vie n’est guère qu’une lutte contre la mort, on voit partir les uns, revenir les autres, on ne sait pas trop où l’on se situe soi-même dans ce rapport que la ville entretient à ceux qu’elle abrite.
Une page se tourne ; des dissensions internes, la Révision générale des politiques publiques, des concours de circonstances auront eu raison d’une petite équipe d’éducateurs – pourquoi non, comme presque partout ailleurs.
Sept ans plus tard et l’histoire se finit. Les mômes ont grandi et nous avec. Certains sont morts, d’autres partis. Nanterre n’a pas tant changé, vieille ville communiste ; mais aujourd’hui le FN y a son siège. L’histoire se finit et l’on aura bien travaillé. Certains ont trouvé des boulots, d’autres ont réussi à quitter l’oppressant foyer familial, on a été invités à des maternités pour des naissances, on a pleuré au cimetière, on a enragé en appel pour des sept ans qui furent prononcés, on a fumé encore une clope dehors avec Mohamed, Anouar, Richard ou Ahamada en se marrant devant la bagnole de la BAC qui se la joue banalisée.
L’histoire se finit et ce n’est pas une raison pour ne pas gueuler contre Toufik qui n’a toujours pas repris rendez-vous à la Mission locale alors qu’il passe en procès dans trois mois, pour ne pas demander une dernière chance de permission de sortie pour Hakim, pour ne pas manger chez une daronne et accepter – le bide pourtant bien rempli – une troisième fournée de tajine parce que sinon elle risque de fort se vexer ; faire comme si on faisait partie du décor, faire partie des murs, pour toute sa vie.
Lire et relire les projets amassés dans les ordis, les notes de situation à destination du tribunal, les comptes rendus des moments passés dans la rue depuis 2005. Que va-t-il en rester, de toutes ces traces, l’Association disparue. Va-t-on tout brûler ? Va-t-on mettre en archives ; et où, et dans quelles mains et sous quels yeux tomberont tous ces textes où tant de bribes de vie sont consignées ?
Relire Marc-Aurèle, aussi, pour se rassurer un peu. « La lumière de la lampe brille et conserve son éclat jusqu’à ce qu’elle s’éteigne ; la justice, la sincérité et la sagesse s’éteindront-elles avant l’heure ? »
C’est l’heure où les souvenirs rappliquent : les soirs de printemps où la cité revit, tout le monde dehors jusqu’à minuit dans la douceur de mai, les blagues sans fin, les derniers verres, le match du lendemain à refaire une millième fois ; les jours d’hiver où le vent souffle entre les tours et où l’on aimerait tant que les dealers ouvrent la porte d’un des halls enfumés de shit et nous invitent pour baisser un peu l’écharpe et la capuche, les mômes et leurs conneries.
Le monde continue de mal tourner – il reste tant à faire – et ce n’est pas parce que l’on part que... C’est toutes ces histoires qui continueront sans nous, ou autrement. De toute façon, les mômes étaient là bien avant nous. À quoi bon croire que nous sommes indispensables...
C’est la dernière semaine. Un petit de treize berges m’apostrophe depuis sa fenêtre :
« Wesh Ubi, alors t’es muté ?
- Comment ça ?
- Ben en fait, je sais pas ce que ça veut dire ’muté’ mais c’est les grands qui ont dit ça... »
Tendre sourire. Je lui explique que oui, on se barre, que c’est fini tout ça.
« Mais qui on va faire chier alors ?
- Ben, j’en sais rien, les flics, par exemple...
- Ah non ! Les flics, c’est obligatoire ; vous, c’était pour le plaisir. »
Sinon un deuil, du moins une séparation. Une certaine idée d’un service qui se veut encore public, du temps qu’on prenait à réfléchir aux situations, gruger des statistiques inopérantes et insensées, résister à sa façon, de l’intérieur.
Que reste-t-il de nos amours ?
Des souvenirs, bonheurs fanés, quelques photos, un livre écrit avec certains2, de l’amertume. Une ville que l’on n’a pas fini d’aimer et où il fera toujours bon revenir pour parler du vieux temps, celui qui ne reviendra plus.
« Décidément, ’on peut regretter les meilleurs temps mais non pas fuir aux présents’. Ce n’est pas de moi, mais de Montaigne.3 »