lundi 24 mai 2010
Invités
posté à 15h12, par
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Ah, la Thaïlande ! Les plages ensoleillées, le tourisme sexuel, les boxeurs qui ne font pas leur âge, la dope et (l’excellente) cuisine de rue ! À ces perles de clichés (de quoi faire un joli collier pour journaliste), on va pouvoir ajouter ces pittoresques manifestations de chemises rouges ou jaunes. Comme tout cela est coloré et amusant ! Comme tout cela est drôle !
Persifler sur le pays des hommes libres1 ? Allons donc… C’est que ça jure un chouilla avec la couverture médiatique du moment. L’heure est (re)venue de causer « vacances de rêves » ou « destination lointaine ». Et les plus accros à l’info évoqueront même la Palme d’or. Pourtant…
Il y a cette boule de colère qui ne passe. Pas seulement pour ce qui vient de se passer ces derniers mois dans les rues de Bangkok. Mais surtout pour l’assourdissant silence international qui a accompagné ces événements. Y compris à gauche2. Une douce indifférence. Il y avait pourtant de quoi aviver la fibre solidaire.
La Tahïlande pour les distraits
Comme vous n’avez pas forcément suivi, je résume :
En 2005, le Premier ministre Thaksin Shinawatra, millionnaire libéral accumulant les affaires d’enrichissement personnel, voit son avenir politique s’assombrir. Il opère un virage politique que nos analystes considéreraient comme odieusement populiste : pour avoir une chance de se maintenir au pouvoir, il décide de s’appuyer sur les classes populaires et lance une politique de développement du Nord du pays - il s’agit des zones ne bénéficiant ni du boom spéculatif de Bangkok ni de l’économie du tourisme. Il accompagne cela d’une série de (timides) réformes sociales et économiques3.
Premier résultat : en 2006, Thaksin est débarqué par un coup d’état. Nos analystes évoquent - suprême post-modernisme - un putsch « démocratique » car le coup est accueilli avec ravissement par la bourse thaï et par les milieux financiers. Autre indicateur avancé : le faible nombre de manifestations. Cette faiblesse plus que relative - des dizaines de manifestations se sont tenues, malgré la loi martiale et le couvre-feu ! - démontrerait donc le caractère populaire de la schlague thaïe. Sinistres clowns du commentaire !
La révolution des lilas
Retour à la démocratie, en décembre 2007 : les premières élections organisées donnent la victoire au Parti du Pouvoir du Peuple, proche de Thaksin. Qu’à cela ne tienne : les « chemises jaunes », coalition bigarrée de la jeunesse dorée, de la droite la plus libérale et de certains secteurs de l’armée, se mobilisent, bloquent aéroport et autoroutes. Cette coalition bénéficie aussi d’un certain soutien populaire tant Thaksin est devenu le symbole de la corruption, « mal endémique qui ronge la société » thaïlandaise, comme on dit. L’armée - ah, l’armée ! - et la police n’interviennent pas. Le gouvernement tombe, remplacé par le très, très libéral Abhisit Vejjajiva. Et les affaires reprennent. Et tout va mieux. Bref, n’en parlons plus.
N’en doutez pas, il doit bien y avoir des analystes pour donner un nom de fleur à cette « révolution », après les tulipes, les roses et les oranges - oui, je sais que les oranges ne sont pas des fleurs… Quant à Thaksin, il profite de sa retraite anticipée pour faire des emplettes sur les Champs Élysées, grâce à notre si sélective hospitalité qui a fait notre chouette réputation au Rwanda, à Haïti ou au Zaïre.
Alors que les affaires reprennent pour de bon, en mars dernier, voilà que les couches populaires commencent à s’agiter. « Populaire » est le mot : c’est depuis les quartiers populaires des périphéries, des villes du Nord et de la campagne que les « chemises rouges » montent à la capitale pour exiger plus de justice sociale et de vraies élections libres. À écouter ce qu’en raconte Weng Tojirakarn, médecin communiste et l’un des trois, pardon, des deux leaders des chemises rouges4, il n’est pas question du retour de Thaksin ou des tactiques du roi et de ses héritiers : il parle de mouvement social, de classes, de redistributions et de démocratie.
Et donc, ça s’agite sévère. On occupe le centre ville. On dresse des barricades, on ferme la bourse. Thomas Fuller écrit dans le New York Times : « Ce n’est pas tout à fait la Commune de Paris, mais c’est le pas le plus important que Bangkok ait effectué en direction de l’anarchie. »
Là, l’armée - qui a reçu droit de tuer et ne s’en est pas privée - est ferme. Et dans l’indifférence générale, le tir au lapin tourne à plein. Les généraux parlent du retour au calme au bout de trois jours. Combien de morts ? De blessés ? D’arrestations ? Et nous, soucieux de démocratie et de mouvements sociaux, nous ne disons rien. Faut dire qu’il fait enfin beau. Et puis il y a les apéros FaceBook et la burqa. Et puis, c’est loin, la Thaïlande pauvre. Très loin…
1 Séquence étymologie : Thaïlande signifie « le pays des hommes libres ». Ceci dit, parler d’homme libre pour la Thaïlande, ce n’est pas plus faux que de parler d’« homme intègre » pour le Burkina Faso.
2 En dehors des Alternatifs et d’un article dans la revue internationale troskiste Inprecor, je n’ai pas vu passer grand chose. Et en dehors des articles du Monde Diplomatique, je n’ai pas lu grand chose non plus. A l’exception notable, quand même, du Grand Soir, de Nosotros Incontrolados, d’Objurgation et de l’intéressant site de Danielle Sabai.
3 Par exemple en limitant radicalement les dépôts en devises étrangères pour limiter l’afflux de capitaux et de spéculateurs jouant au yoyo avec le Baht, la monnaie Thaï.
4 Quand l’un des trois animateurs des chemises rouges, Khattiya Sawasdipol, est abattu par un sniper durant une conférence de presse (voir notamment le très bon billet publié sur le sujet dans les blogs du Diplo), ça ne fait pas la une des journaux. Vous imaginez, si ça avait eu lieu à Caracas ?