samedi 4 juillet 2009
Le Cri du Gonze
posté à 13h46, par
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Le bureaucrate n’avait à peu près aucun intérêt avant que les flics ne toquent à sa porte. Le même n’en gagne guère une fois arrêté. Pris dans les rets de la machine judiciaire, le terne Joseph K a beau clamer son innocence, il le fait en pure perte, se débat sans espoir. Coupable parce qu’il est. Et qu’il participe de ce totalitarisme rampant dont Kafka a fait la trame de ses ouvrages.
(Raoul Vaneigem)
« Vous n’êtes pas du château,
Vous n’êtes pas du village,
Vous n’êtes rien. »
(Le Château, Kafka)
Joseph K est l’anonyme absolu, le terne en chef. Employé de bureau consciencieux, jeune homme poli et distingué, pas d’engagement politique, sa logeuse aime beaucoup ce gentil locataire qui jamais ne déshonore les lieux, bref, rien ne dépasse chez lui, il n’y a rien à couper pour un pouvoir qui se soucierait de ratiboiser les protubérances. Joseph K se croit à l’abri de tout, solidement engoncé dans ses habits d’anonyme sans saveur. Humainement, c’est une blette, une endive, sa version contemporaine lirait Télé Loisirs, parfois Le Parisien, et ne manquerait jamais, son anniversaire venu, d’offrir des Ferrero Rocher à son patron, il vaut mieux être prévenant et prévoyant, ne pas faire de vagues. A l’abri, dans la masse, bien dégagé derrière les oreilles, le punk ne passera pas par lui ; Joseph K est une forteresse d’innocence larvée.
Joseph K, donc, ne brille ni par sa personnalité, ni par ses actions. Il végète, avec les autres, il scribouille minablement pour son boulot, mange minablement & dort minablement. Contrairement à son grand frère ès endiverie, Bartleby, il ne s’insurge même pas contre l’autorité (pas le moindre I would prefer not to à se mettre sous la dent), ne refuse rien. Au self, c’est Coca light & sans caféine, c’est plus prudent.
Et puis, un matin, il s’apprête à se lever quand, sans raison apparente mais munis d’un mandat tout ce qu’il y a de plus officiel, deux inspecteurs frappent à sa porte. Ils entrent, fouinent, admonestent, se font menaçants : « Joseph K, lui annoncent-ils en substance, vous êtes dans de beaux draps. On n’aimerait pas être à votre place, le cachot vous attend, voire pire, mon gaillard. » Stupeur de l’intéressé, d’abord colérique (Que faites-vous chez moi, à fouiner dans mes caleçons comme des malpolis ?), puis de plus en plus abattu. Car, s’il n’a rien fait, la justice ne s’en acharne pas moins sur lui, gratte de plus en plus profond dans le désert de son existence (il est trop blanc pour être innocent, ça cache quelque chose, poussons les investigations jusqu’à dénicher la tache, voilà comment ils raisonnent).
Partant de là, de cette innocence originelle traduite en culpabilité louvoyante, Kafka le torturé trace un récit qui résonne encore à la cervelle de tous ceux qui ont eu l’imprévoyance de se plonger dedans2, caisses de résonance humanoïdes qui jamais ne se débarrasseront de cet arrière goût salvateur. Kafka l’électrochoc, la nécessaire tique existentielle.
Si Joseph K était Madoff, on rirait de ses aventures, de cette justice qui une fois qu’elle a planté ses dents ne lâche plus rien, s’acharne s’acharne s’acharne jusqu’à l’absurde3. Si Joseph K était Khaled Kelkal, itou, on ne rirait pas mais on saisirait ce qui est derrière tout ça, le pourquoi des barreaux. Et même si Joseph K n’avait qu’un chapardage de bout de fromage chez Lidl à se reprocher, on comprendrait, l’étau n’apparaitrait pas si effrayant. Injuste et cruel, évidemment, mais moins glaçant. Il pourrait exister une ligne de défense, un début de réfutation, une avancée vers la vérité. Mais là, pour Joseph K, rien, peanuts, un désert de culpabilité, pas la moindre défaillance légale à laquelle se raccrocher. Juste la marque de l’infamie, le sceau du déshonneur : l’État a décrété (d’une voix aussi forte que vide) que Joseph K était coupable, il l’est forcément. Collègues, logeuse, amis, tous s’y conforment, regardent désormais Joseph K comme un mouton noir. Coupable, puisqu’il ne peut pas être innocent (à quoi bon, sinon, cette débauche de moyens pour l’accuser, ce ne serait pas logique ; et la justice est logique, n’est-ce pas ?).
Ici, c’est évident, tu t’attends, lecteur, à ce que j’embraye sur un sujet d’actualité. Tarnac, hein ? C’est comme ça que tu vois les choses ? Genre je serais transparent, je ne parlerais de Kafka que pour évoquer Coupat, l’embastillé absurdement, tarte à la crème Article11ienne ? Et bien : non. Parce que, ramené à une seule malfaisance des hautes instances, à un exemple précis, la voix de Kafka et son message seraient finalement beaucoup moins percutants/pertinents. Kafka parle d’un tout universel, de ce « monstre froid » qui déjà frigorifiait Nietzsche. Et que, que tu le veuilles ou non, tu trimballes forcément au fond de toi. Ne mens pas, tu l’as forcément incorporée, acceptée, cette donne de départ : tu seras coupable si l’État ou toute autre instance supérieure dotée d’autorité (Dieu, for example, ou ton surmoi) le décrète. Mouton, va.
« Le homard m’a tuer », voilà ce qu’ils trouvent sur le mur de l’assassiné ; pas de bol, tu es rouge et tu frétilles des pinces au fond de l’océan. Mais, même sans l’inscription accusatrice, ils pourraient très bien t’encager. Pour l’exemple. Pour te faire payer ton insolente joie de vivre homardienne (« On est pas bien, là, décontractés de la pince ? »). Ou parce que, tu as si bien incorporé l’idée de Servitude Volontaire que tu ne désires rien de plus que ça, tu tends la corde pour te faire pendre, la casserole pour te faire ébouillanter. La cage est ton Graal.
Car c’est bien là, au fond, que Kafka te ramène toujours (et c’est pour ça que tes dents grincent au fil des pages), au désir de cage, à la culpabilité que tu cultives si bien. Orson Welles, adaptant Le Procès, expliquait ainsi pourquoi il portait en lui cette œuvre depuis si longtemps : « J’ai fait des cauchemars récurrents sur la culpabilité toute ma vie. C’est le film le plus autobiographique que j’ai jamais entrepris […], le seul qui soit vraiment proche de moi. »
Reconnaissance implicite et lucide d’un état de faiblesse mentale qu’on se coltine tous, au départ en tout cas. Comme l’a écrit Raoul Vaneigem, je ne sais plus trop où : « Le secret d’une autorité, quelle qu’elle soit, tient à la rigueur inflexible avec laquelle elle persuade les gens qu’ils sont coupables. » Cette « rigueur inflexible », c’est celle qui s’est posée sur Joseph K pour ne plus le lâcher, pour lui enfouir la tête dans une conscience qu’il croyait immaculée. Si bien que lorsque les bourreaux font leur œuvre, mettent fin à sa triste existence, il a beau vilipender l’apparente absurdité de tout ça d’un fou rire psychopathe, il meurt en coupable, pas en homme libre.
Derrière le totalitarisme esquissé dans chacune de ses œuvres (Totalitarisme de l’apparence : tu te réveilles cafard, on va te faire payer ta différence et ces mandibules disgracieuses que tu trimballes comme d’autres leur I-phone (La Métamorphose) / De la sociabilité : tu choisis de vivre dans un trou, dans un terrier, loin du fracas des hommes, tu vivras dans l’immense solitude des taupes et dans la peur du renard (Le Terrier) / De l’autorité : nous avons décidé que tu n’entrerais pas dans le Château, tu auras beau te démener contre un ordre absurde, tu n’y changeras rien (Le Château) / De la famille : ton père te déclare coupable, tu l’es, c’est tout, vas donc te balancer dans la rivière pour expier (Le Verdict)), il met le doigt sur cette vérité que l’on ne veut jamais entendre : cette autorité intraitable, quelle qu’elle soit, si on semble la subir de plein fouet, si on se débat quand elle frappe, on en a toujours accepté les règles. On a beau jeu alors, de crier à l’injustice, il est forcément trop tard. Joseph K tente de prouver à ses juges qu’il est innocent, de renverser la vapeur. Mais pourquoi acceptait-il auparavant le fonctionnement du même système ? Pourquoi le servait-il avec tant de zèle ? On ne peut se conformer pour ensuite se braquer quand il y a retournement de situation et d’accusation. Ce n’est pas Billy the Kid qui aurait pu subir le sort de Joseph K, la balle de Pat Garett n’était pas totalitaire, elle était pleine de vie (même si, Pat, mon salaud, je t’aurais bien dans ma ligne de mire pour te faire payer ton péché). Ce n’est pas Bonnie qui se serait débattu dans les affres de Joseph, il avait choisi l’autre camp. Et ce n’est pas Coupat non plus (tiens, tu avais raison, j’y reviens. Transparence, j’écris ton nom), c’est pour ça qu’il répondit à ses juges et à ses contempteurs avec tant de hauteur, la démarcation tranchée, le refus réfléchi du costume macabre que l’on nous assigne tous, le sauvant de l’auto-accusation.
Alors quoi ? Kafka nous voudrait hors-la-loi, outlaw en rupture de ban ? Il s’insurgerait contre le tentaculaire quotidien pour mieux t’aider à renverser le système ? Kafka sur les barricades plutôt que « sur la plage » ? « Mh, me répondras-tu. Mais lui, alors, le Tchèque torturé, son existence terne et dépressive, sa conformité au modèle proustien de l’écrivain maladif/suicidaire qui se débat dans les replis d’une existence bourgeoise tellement peu satisfaisante ? Pourquoi n’a-t-il pas suivi son verdict ? » Je te rétorquerai, avec un arbitraire fort de café, que ce qui compte avant tout, pour lui en tout cas, c’est de mettre à jour les replis du totalitarisme rampant, les débris boucanés de nos existences asservies. Et que d’avoir tout consacré à cette dénonciation magistrale (qui est allé plus loin dans la force accusatrice, si expressionniste qu’elle te saute à la gueule ?), habité par la terrible sentence spinozienne (« La seule chance d’être libre, c’est de prendre conscience qu’on ne l’est pas. »), il s’est vidé, s’est offert en martyre, jusqu’à s’éteindre d’épuisement. Kafka est mort sur la croix pour toi, mon salaud, alors tu vas me faire le plaisir de prendre au pied de la lettre ses incursions dans l’horreur contemporaine. Commence par creuser un trou, enfouis-toi, réfléchis à ces diktats qui sifflent sur ta tête, le reste viendra de lui-même4, tu ressortiras mieux armé le jour venu. Et si, de bon matin, on toque à ta porte ou à ton terrier, surtout, fais le mort. Quelqu’un armé de bonnes intentions ne viendrait jamais te déranger aux aurores.
Ps : N’ayant eu lors de la concoction de ce billet accès ni à Internet ni au livre de Kafka, j’attendrais de ta part, gentil et aimable lecteur, une certaine mansuétude factuelle. Il se peut que mes souvenirs soient brumeux.
Pps : Pas de divagation Public Image Unlimited, aujourd’hui ? Bah non, tu vois bien.
1 Image tirée de l’adaptation du Procès par Orson Welles. Anthony Perkins dans le rôle de Joseph K, les deux inspecteurs en arrière-fond.
2 Pour tout te dire, ma lecture de l’ouvrage remonte à plusieurs années et, il me suffit d’y penser, pour illico sentir mon cerveau défaillir. D’avoir il y a peu visionné le chef d’œuvre qu’Orson Welles en a tiré, en 1962, rendait impérative l’écriture de ce billet aux contours indéfinis (dans quoi je m’embarque ?).
3 En passant, je te le confie comme ça, je trouve ça pas cher payé, ces 150 ans, perso j’aurais rajouté un zéro de plus.
4 « Point n’est besoin de quitter ta chambre, reste à ton bureau et écoute. Non, n’écoute même pas, attends. Non, n’attends même pas, reste là, immobile et solitaire. Et le monde défilera devant toi et se roulera à tes pieds, en extase. » (Kafka) / « Ne désespérez jamais, faites infuser davantage. » (Henri Michaux) / Armé de ces deux sentences, tu devrais forcément sortir grandi de l’expérience.