vendredi 18 décembre 2009
Littérature
posté à 18h05, par
14 commentaires
Marre des débats franchouillards et déprimants qui trustent l’actualité ? Dégouté à force de patauger dans un monde si décevant et terriblement dénué d’imagination ? Comme je te comprends… Heureusement, tu as toujours la possibilité de t’en détourner un moment, de te laver soigneusement le cerveau au karcher mental avant d’y replonger. Mode d’emploi littéraire.
C’est étrange. Il y a un monde littéraire outre-Atlantique – outre-Manche itou – qui n’existe pas chez nous, qui reste lettre morte, délaissé. Un monde qui ne s’embarrasse pas de prétention ni ne s’inscrit dans la moindre tradition littéraire revendiquée, tourné qu’il est vers un seul objectif : le plaisir de trimballer le lecteur au gré d’une imagination loufoque. Snobinards que nous sommes, nous ignorons presque tout de ça1. C’est un fait : les cerveaux yankee (et à moindre mesure britons) possèdent des connections neuronales dont nous sommes démunis, des terminaisons mentales qui nous font – cruellement – défaut.
De Brautigan (dont je parlais ici) à Philippe K. Dick en passant par Jasper Fforde ou Harry Crews, ils sont nombreux en terre anglo-saxonne à se vautrer avec délice dans une plaisante hypertrophie de l’imagination. Comme si une sorte de contest dézingué – prix Lewis Caroll – avait été organisé parmi les cerveaux les plus tarés de la langue anglaise : « En partant d’un point de départ absurde, vous construirez un récit repoussant tout limite fictionnelle et reposant sur un magnifique chaos organisé. Vous éviterez de vous prendre au sérieux et baladerez votre lecteur au gré de vos envies, le foutant littéralement sur le cul. Vous avez deux ans », ce genre.
Et dans ce grand vivier à cerveaux magiques, il y a trois ouvrages qui surnagent, méritant qu’on les lise et relise, qu’on les offre, qu’on en parle pendant des heures, qu’on les dissèque à longueur de journée2. Car cette prose allongée au jus de yahou n’est pas seulement une « littérature à l’estomac », c’est également une littérature aux zygomatiques, au cervelas et à l’entrechat.
Adoncques, ces trois livres, subjectivement adorés par ton serviteur, se nomment La Conjuration des imbéciles (John Kennedy Toole), Le Seigneur des porcheries (Tristan Egolf) et Féroces infirmes (Tom Robbins). Preuve de ma dévotion à leur égard, je n’ai aucun exemplaire desdits ouvrages chez moi, alors même que je les rachète environ tous les six mois. C’est ainsi, il m’arrive quand j’ai un peu abusé du guignolet kirsch de souhaiter partager mes enthousiasmes avec les personnes qui squattent mon chez-moi, vampires aux petits pieds toujours prêts à abuser de mes faiblesses éthyliques. De toute manière, ne va pas attendre un quelconque résumé des ouvrages ci-dessous abordés, ils sont par nature inrésumables (ce qui fait leur prix) ; j’y picore arbitrairement c’est tout, à toi de t’y ruer (ils sont tous en poche, d’ailleurs) si ce n’est déjà fait. Sur ce, il est temps de passer aux choses sérieuses, focale YAHOU.
John Kennedy Toole & la sainte croisade d’Ignatius Reilly
Ignatius Reilly est le personnage de roman le plus réjouissant de la seconde moitié du XXe siècle, voire de l’histoire de la littérature, ça ne se discute pas. Cela fait plus de deux ans (une éternité pour quelqu’un qui a dû le lire au moins une dizaine de fois) que je n’ai pas parcouru le roman de Toole, et pourtant il me suffit d’évoquer mentalement Ignatius – visqueux Don quichotte moderne – pour me mettre à sourire comme un benêt, tout seul devant mon écran.
Ignatius est le « héros » de La Conjuration des imbéciles, livre faramineusement plaisant d’un certain John Kennedy Toole. Ce dernier s’étant suicidé à l’âge de 30 ans parce qu’il se croyait un auteur raté et se faisait bazourder par les éditeurs comme un moins que rien, il fut publié à titre posthume et, saloperie d’ironie du sort, s’empressa de faire remporter le prix Pullitzer à feu son auteur. Je ne m’étendrai pas là-dessus, vu que c’est la tarte à la crème dès qu’on évoque ce livre, comme s’il n’y avait rien d’autre à en dire.
Ignatius, donc, est d’une taille élephantesque. Partout où il passe, il martyrise le monde, le maltraite, tout en posant au martyr. Partout, des « semis-mongoliens », des « dégénérés » qu’il attaque avec hargne, ne reculant devant aucune bassesse et malversation. Généralement, il reste enfermé dans sa chambre, à l’écoute de son « anneau pylorique » (qui se bloque à la moindre contrariété), griffonnant sur des cahiers Big Chiefs pour mettre à jour sa vision d’un monde contemporain « privé de géométrie et de théologie ». Une seule solution : le retour à Boèce et Aristote comme phares de la pensée.
Ignatius est odieux et égocentrique, Ignatius est magnifique, gargantuesque, révolutionnaire. Les flics, les pervers, les gosses, les bars à putes, les homos, tout y passe, sa croisade ne souffre aucune résistance. Il écrase tout sur son passage, foutant une merde absolue partout où il passe : la fabrique de pantalons Levy transformée en antre de l’apocalypse révolutionnaire, les rues de La Nouvelle Orléans écumées pour vendre des hot-dogs déguisé en pirate etc. L’apocalypse fait homme, Attila pachydermique.
Lâchez cent Ignatius dans le monde, il ne s’en relèvera pas. Comme le rappelle Jean-Yves Jouannais dans le très recommandé L’Idiotie. Art. vie. politique - méthode3 : « L’idiotie exultante et paranoïaque d’Ignatius s’en prend ouvertement à la bêtise. » Si Ignatius est sans conteste horrible et boursouflé de suffisance, il nous venge en explosant tout sur son passage, les lieux communs comme les existences ordinaires. Après lui, le déluge, mais quel déluge !
S’il n’y avait que le personnage d’ignatius, le livre n’en serait que terriblement plaisant. Mais il y a tout le reste : l’écriture géniale de Toole, les personnages secondaires croustillants, les dialogues absurdes et ciselés, le rire en embuscade derrière chaque phrase, chaque situation. Dépressifs de tous les pays, ce livre est fait pour vous.
Tom Robbins & la quadrature du Yahou
Des trois auteurs dont je parle dans ce billet, Robbins est le seul qui est encore vivant, les deux autres ayant mis fin à leur jour (il faudra qu’on m’explique, d’ailleurs, pourquoi les écrivains me faisant le plus sourire – Brautigan, Egolf, Toole – sont ceux qui se suicident, moi je m’y perds un peu). Sa vie à elle seule est un roman, pas envie de m’y attarder, sache juste que son troisième fils se prénomme Fletwood Star, qu’il était au chevet de Timothy Leary le jour de sa mort et qu’il fut météorologiste militaire en Corée pendant la guerre du même nom.
C’est à Tom Robbins que j’ai textuellement emprunté cette idée de « jus de yahou », le combustible d’une existence heureuse car apte à s’enthousiasmer de tout. Switters, personnage principal de Féroces infirmes, fonctionne indubitablement au Yahou. Cow-boy de la CIA, embringué dans des histoires loufoques dont je serais bien en peine de te résumer la teneur (des trois auteurs cités ici, Robbins est sûrement celui capable de tisser les aventures les plus extravagantes). Frappé d’une malédiction en forêt Amazonienne – il ne peut plus poser le pied sur terre sous peine de mort instantanée – alors qu’il y relâchait le perroquet de sa grand-mère, Switters devient un pro des échasses dans un monastère syrien, se consume d’amour pour une lolita – Suzie – à Seattle, s’attaque au Vatican par l’intermédiaire de la troisième prophétie de Fatima, jure plus souvent qu’à son tour contre ce monde « putain de vivide », retrouve le modèle original d’un tableau de Matisse ou déblatère devant le Jacob Club sur les mérites du Finnegans Wake de Joyce, un livre composé uniquement d’onomatopées. Absurde, capillo-tracté, mais salement vertébré, ça se lit d’une traite en gloussant d’enthousiasme. Le titre du livre est emprunté à un poème de Rimbaud :
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux :
sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal.
Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds.
Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
Pour finir en beauté (et faire semblant d’être lettré), je rajoute une autre citation de Rimbaud que je suis sûr que ni Tom Robbins ni Switters n’auraient renié : « Ta tendresse et ta raison sereines reniflent dans la nuit comme des cétacés. »
La morale de l’histoire ? Mort au serein, que vivo el Chaos Bordelico !
Tristan Egolf : Le temps venu de tuer le veau gras
Ça commence comme ça :
« Il arriva un moment où, après que l’étripage Baker/Pottville se fut calmé, alors que les vingt ou trente derniers citrons de l’usine de volailles de Sodderbrook, Hessiens du Coupe-Gorge, trolls de Dowler Street et autres rats d’usine des quartiers est de Baker étaient fourrés dans les paniers à salade du shérif Tom Dippold et expédiés vers les abbatoirs bourrés à craquer de Keller & Powell, que les feux d’ordures de Main Street avaient été détrempés et écrasés au milieu des ruines fumantes du Village des Nains, que le gymnase avait été noyé de gaz et envahi par une équipe d’agents de police des comtés avoisinants, mal équipés et plus que sidérés, que les pillages dans Geiger Avenue s’étaient calmés, que l’émeute à l’angle de la 3e rue et de Poplar Avenue avait été maîtrisée, qu’une bande de conducteurs d’engins indignés de l’excavation n°6 d’Ebony Steed avait depuis longtemps rendu sa visite de représailles mal inspirée aux rats de rivière de la Patokah en une bruyante et lourde procession de pick-up Dodge, et que le reste de la communauté était si complètement enseveli sous ses propres excréments que même les journalistes de Pottville 6 durent admettre que Baker semblait attendre l’arrivée des quatre cavaliers de l’Apocalypse - il arriva ce moment où, dans cet ensemble braillard, tout ce qui restait de citoyens avertis et sobres dans le comté de Greene surent exactement qui était John Kaltenbrunner et ce qu’il signifiait. »
Et tu as à peine le temps de reprendre ton souffle que ça continue dans le même ton halluciné, génial et dézingué. Une putain de plongée tarée dans la boue humaine. Il fallait s’y attendre : un type capable de pondre un titre comme Le Seigneur des porcheries, le temps de tuer le veau gras et d’armer les justes, ne peut pas écrire comme tout le monde. Et plus tu avanceras dans ces pages, plus l’impression de progresser en terrain virtuose s’imposera à toi. Tristan Egolf, mort en 2005, était un très grand écrivain, personne ne m’en fera démordre.
Tu noteras que chez Egolf, contrairement à ses deux petits camarades cités plus haut, l’atmosphère n’est pas vraiment à l’enthousiasme. On retrouve certes le principe du héros grandiloquent – un certain John Kaltenbrunner – mais il ne marche pas exactement dans un monde rieur, euphémisme d’envergure. Enfance horrible, la suite itou, en pire, tous ces tarés lui pourrissent la vie. De désillusions en désillusions, Kaltenbrunner en prend tellement plein la gueule que sa vengeance, affutée avec précision, ne pourra être que monstrueuse.
Egolf a placé le cadre de ce roman à Baker, trou du cul de l’Amérique profonde, nid à rednecks racistes et bouseux immondes. Son anti-héros encaisse tant de coups dans cet environnement qu’il devient une bête obsédée de vengeance et de destruction. Sans grandeur ni attributs positifs, il finira par prendre la tête d’une croisade d’apocalypse, recouvrant littéralement la ville de Baker sous les ordures : un cloaque monstrueux.
Et le yahou alors ? Eh bien, malgré tout, difficile de parcourir Le Seigneur des porcheries sans sourire à pleines brassées. Egolf écrit si bien, son récit bascule dans un crescendo tellement monstrueux (les deux cents dernières pages sont véritablement démoniaques), que tu ne peux faire autrement. Certes, tu patauges dans les tréfonds glauques de l’humanité, il n’empêche, ça reste salement jouissif.
L’adoubement apocryphe de Borges
Borges s’attaquait, je ne sais plus dans quel ouvrage, aux misérables scribouillards se tritouillant la nouille sur la même idée pendant tout un livre : « Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. »
Eh bien, que je te dise, on est ici dans l’exact contraire. Perso, je le formulerais ainsi : « Délire génial et succulent que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages – environ – un univers que l’on ne saurait développer oralement en toute une vie. » Fermez le ban.
1 Ok, il y a des exceptions, Vian au premier rang, Jaenada et Chevillard agitant leurs bras en arrière fond, Pierre Siniac à leurs côtés.
2 c’est vrai, quoi, y’en a marre de consacrer son cerveau à des saloperies d’actualités françaises chaque jour plus glauques.
3 Editions Beaux Arts magazine, 2003.