lundi 19 octobre 2009
Littérature
posté à 14h14, par
13 commentaires
Il n’y a pas que Berlusconi et ses débiles d’électeurs, les émissions pourries de la Raï et les machos décervelés, le racisme latent et la connerie ambiante. On pourrait croire, mais non, l’Italie n’a pas toute entière basculé dans la folie glauque. Sa littérature contemporaine en fait foi. Et au sortir d’un livre comme « Le Pays des merveilles » de G. Cullichia, tu souris : il reste de l’espoir pour la péninsule...
Il y a quelque chose de pourri au Royaume d’Italie, je ne t’apprends rien. Politiquement, la péninsule clapote dans une fange si nauséabonde qu’elle ferait presque passer les turpitudes sarkozystes pour de la gnognotte. Médiatiquement, tout pareil, les Italiens sont au fond du trou, télé à la botte du pouvoir et crétinisante au possible, journaux quasi tous berlusconiens et aux abonnés absents dès qu’il s’agit de servir autre chose que de la soupe (si on exclut le courageux La Repubblica). Avec en arrière-fond, une suite d’événements du plus rance effet, des pogroms anti-roms à l’élection d’un fasciste à la mairie de Rome. Glauque. Si bien que quand tu croises un Italien en goguette, il refuse toujours d’aborder le sujet, même quand tu questionnes lourdement (Z’êtes tombés bien bas quand même, non ?). Il baisse la tête, c’est tout, comme nous à l’étranger, mais encore plus bas, le torticolis guette. Tête d’enterrement au carré.
Sombre tableau. D’où vient alors que chaque fois que tu ouvres le roman d’un auteur contemporain italien que tu ne connaissais pas, tu finisses ta lecture en sautillant d’enthousiasme, quasi ritalo-converti, presque berlusconien ? Mystère. Ça a commencé avec Alessandro Barrico. Tu ne te doutais de rien, tu pensais ça un peu niais (mouais, encore un sous-Emile Ajar, gargouillais-tu malhonnêtement). Et puis, paf, ça remonte à loin, on t’a prêté Novecento : Pianiste. Tu l’a mâché mentalement quelques jours, émerveillé, avant de plonger dans City du même Barrico, l’un des plus beaux romans jamais écrits sur l’enfance, avec des phrases en confiture. Même pas le temps de souffler que tu découvrais Enrico Remmert, un gaillard tout jeune encore, presse-lui le nez il en sortira de la grappa, mais qui avec son premier roman, Rossenotti2, balançait un joyeux pavé à la face du roman de jeunesse. Son personnage se trimballait dans Turin avec un tel sens de la formule que plusieurs fois il a fallu te stopper, tu étais déjà dans le train Paris-Vintimille, avec ton paquetage, tu voulais vivre là-bas, c’était décidé, à moi l’Italie. Et Erri de Luca, le limpide Erri de Luca, dis, c’est pas à lui seul une raison d’aimer la péninsule ? Ose me dire qu’après lecture d’un de ses ouvrages – le très beau , Trois chevaux, sur la dictature argentine, par exemple, ou bien Une fois un jour, son premier roman et récit de son enfance napolitaine –, tu n’avais pas envie de le serrer sur ton cœur, moustache comprise ? Nul besoin de remonter jusqu’aux grands, Buzatti (amore mio), Italo Calvino, Moravia, Sciascia, Malaparte, Leopardi ou plus loin encore. Non, focalise-toi sur les contemporains et déjà tu gargouilleras d’aise. En tout cas, dès qu’ils reviennent sur leurs années en culottes courtes ou leurs adolescences tumultueuses. Car parler de la jeunesse, de l’enfance, les italiens savent. Relis Bandini de John Fante (américain, certes, mais italien d’origine, la botte imprègne ses récits), ou bien Les Compagnons de la grappe, tu ne pourras qu’approuver. Je pourrais gloser en enfonçant une porte ouverte sur cette idée qu’en terre péninsulée les adultes sont tellement décevants que les gens dotés d’une âme se ruent vers les souvenirs d’enfance ou d’adolescence, ce ne serait peut-être pas si faux. Mais c’est pas le genre de la maison, les généralités oiseuses (ouah-oh, à d’autres). Enfin bon.
Prends Pier Paolo Pasolini, si t’es pas convaincu. On connaît surtout ses œuvres cinématographiques gravelo-rentre-dedans (et hautement estimables), moins ses œuvres littéraires de première jeunesse. Empoigne Les Ragazzi ou Une Vie violente, portraits d’une jeunesse canaille laissée à elle-même dans les décombres de l’après-guerre et d’un fascisme mal évacué, tu ne pourras que t’incliner devant la science pasolinienne, son humanité débordante. Les adultes ont démissionné, se roulent dans la fange, les gosses les singent, mais ce n’est pas pareil, c’est des gosses.
Tout ça pour dire que quand Chloé Les Bons Tuyaux3 t’a refilé un livre d’un certain Guiseppe Culicchia, en te confiant qu’elle penserait que t’aimerais bien, tu te méfiais un peu. Ils n’allaient pas me refaire le coup de l’enfance sublimée, ces tartes ? Phosphorer derechef au yahou adolescent ? Ben si.
Le Pays des merveilles n’a l’air de rien comme ça. Livre de poche fatigué, critique du Figaro Madame au dos (« on n’a jamais aussi justement écrit sur l’adolescence », ben tiens…) pour appâter le chaland (ce qui aurait plutôt l’effet contraire dans mon cas), le genre qui traîne facilement sur ta pile de livres pendant six mois, entamé, on voit les marques de dents à la page 5, avant de passer directement à la case retour à l’envoyeur, voire aux piles désespérées sous ton évier. Malgré tout, celui-là a de la chance, une gueule de bois peu propice à la lecture des théories situationnistes (ras le pompon des situs), t’a directement aiguillé dessus. Et… Tu l’as lu d’une traite ; comme un dératé.
Que je t’explique. Le pays des merveilles se déroule en 1977 mais il a été écrit en 2004. On y suit la trajectoire ébahie d’un certain Attilio (Attila pour les intimes, plus facile de rouler des mécaniques), qui croit s’ennuyer à mourir dans un village de la campagne turinoise. « La Plaie, il ne se passe jamais rien ici. Pour changer, je vais dans les champs. Voir mon chêne. »
Autour de lui, le marasme. Les grands ne font pas vraiment rêver. Il y a sa mère, hystéro-religieuse qui se tape le curé du village et « vit » en vendant de la super-crème miraculeuse au porte à porte. Il y a son père, maritalo-écrasé, qui ne parle jamais mais s’enferme au garage pour construire des cages. Il y a ces cons de profs, dont la pire, Cavalla, la post-hippie qui place toujours dans ses phrases, « Moi, qui, contrairement à vous, ai fait Mai 68 », une peau de vache taille XXL. Et il y a cette atmosphère religieuse pesante, hypocrite, qui imprègne tout, ou presque. Attila manque d’air, alors il a un chêne fétiche, loin dans les bois.
Heureusement, il y a aussi le vacarme du dehors : 1977, le punk explose en Angleterre, ça s’entend jusqu’en Italie du Nord. Attila, qui depuis un moment se rêve batteur virtuose (il s’entraîne avec des crayons sur un bidon de lessive) sent bien qu’il ne va pas faire de vieux os dans cette mornitude. Il va se tirer, comme sa sœur, la bien aimée Alice Tresse Rousse Yeux Bleus, qui désormais fait la révolution à Milan, ou en tout cas essaye :
La plaie. Il ne se passe jamais rien ici. J’ai hâte d’avoir dix-huit ans. Et de me barrer de cet endroit. Comme l’a fait Alice Tresses Rousses Yeux Bleux. Pour changer, je vais dans les champs. Voir mon chêne.
La révolution ? Bah oui, on est en 1977, les Brigades Rouges sont encore au centre du paysage, la répression bat son plein, ça massacre à tire-larigot sur fond de provocations gouvernementales. Même Attila en sent le vent, perdu dans son village, la télé ne parle que de ça, et Alice, eh bien Alice paraît s’y glisser dans cette contestation-là, c’est ce qu’elle semble dire épistolairement, en tout cas.
En attendant (car c’est La plaie. Il ne se passe jamais rien ici.), Attila s’acoquine avec le fou furieux Zazzi, homérique Zazzi qui ne manque jamais une occasion de provoquer, se déclare fasciste car quoi de plus provoquant qu’un gosse qui déclame les paroles du Duce ?, se fait haïr consciencieusement par l’ensemble des élèves de leur lycée technique et déblatère à n’en plus finir, toujours vêtu d’un t-shirt customisé au stylo-bille (variantes quasi quotidiennes, du très punk « Je vous hais tous » au très martial « Droit et Agile File le Missile »), style explosion à la face de tous, punk avant l’heure, taré grandiloquent. Zazzi (rien à voir avec la chanteuse) ne rigole pas, faut pas l’emmerder, même si t’es trois fois plus gros que lui, il tient à la recevoir, sa dérouillée :
« Et t’as pas intérêt à me répondre mal, dans ton survèt de TARLOUZE ! » braille Zazzi. Héroïque, il retire son perfecto et le T-shirt avec écrit dessus au stylo bille VAINCRE OU MOURIR, l’équivalent pour lui du casque en bronze et de la cuirasse que devait porter le fier Hector, et se jette littéralement sur l’autre.
Perdu d’avance, Zazzi finit en sang mais bon, panache über alles. C’est un ami, un vrai, alors Attila s’en fout qu’il dérape parfois dans les grandes largeurs. D’ailleurs, Zazzi ne tardera pas à comprendre que tout ce qu’il aime n’est pas de ce côté là, que les nostalgiques du Duce, c’est encore pire (madre dio !) que les cocos…
Il y a aussi, seule personne valable parmi les grandes personnes, Grand-Père. Celui-là hait son époque, méprise ses trois filles si pingres, se réfugie dans les livres et … aime son petit-fils qui le lui rend bien. Comme il est temps de mettre un terme à ce billet, je ne m’attarderai pas, tu liras, c’est tout. Pareil pour Margherita, la fille de dentiste en terminale (Atilla n’est qu’en quatrième, chierie, ça va être coton), le Graal, la sainte trinité réunie en une seule personne, chevelure blonde de Vénus, poitrine souriante, et tutti quanti. Mais voilà, une fille de dentiste, en terminale qui plus est, ça semble mal barré.
Le fils de l’ouvrier qui fait des cages à oiseaux inscrit contre sa volonté dans une école publique formant de futurs comptables a la bouche pleine de plombages. Et comment peut-on ne serait-ce que s’imaginer pouvoir un jour embrasser la fille milliardaire avec la bouche pleine de plombages ? Et si la fille milliardaire du dentiste milliardaire voit de nouvelles caries ?Elle fait quoi ? Elle appelle son père ?
Tout ça pour te dire que tu aurais bien tort de ne pas te jeter sur ce livre comme un mort de faim. Et aussi que, peut-être, sait-on jamais, il ne faut pas désespérer de l’Italie...