vendredi 27 novembre 2009
Littérature
posté à 11h31, par
15 commentaires
Tentaculaire, incroyablement kitsch et clinquante, elle est l’absolu symbole du désir capitaliste et de ses excès. Elle est aussi, désormais, un nouvel avatar de cette crise financière qui finira par entraîner le vieux monde à sa perte. En attendant la chute, on te propose de lire ou relire ce billet (publié en juin dernier) autour de l’ouvrage que l’historien Mike Davis a consacré à la ville de Dubaï.
[On ne fait jamais ça, d’ordinaire, se pencher sur des vieilleries made in Article11. Mais les habitudes ne sont que molles traditions bourgeoises, non ? Et puis, on trouve qu’il y a une certaine logique à republier ce billet, mis en ligne le 30 juin dernier. Dubaï plonge, émirat en quasi-faillite. Et sa chute, à en croire Le Figaro, ferait « trembler la planète financière ». Que ce nouvel avatar de la crise financière se joue dans une ville dont l’historien Mike Davis écrit qu’elle est « le stade ultime du capitalisme » n’est bien sûr pas anodin. Il y a comme une morale évidente à ce que ce lieu de toutes les folies luxueuses et ce paradis de l’exploitation s’effondre. Même : un symbole jouissif.
Bref, foin de justifications. On te rebalance tel quel ce billet centré sur l’ouvrage que Mike Davis a consacré à l’émirat. Tu lis ou pas, c’est comme tu le sens. ]
« Dubaï, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, Dubaï constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. »
Hunter S. Thompson le remarquait dans Las Vegas Parano, chronique dézinguée d’une incursion éthylico/narcotique en terre Las-vegasienne, il y avait dans la folie consumériste de cette ville dédiée au Dieu jeu & stupre, dans ses loisirs morbides et sa débauche fluo, une inclinaison à un totalitarisme new-look qu’il convenait de ne pas négliger : sous les paillettes, le Reich. Raoul Duke, son antihéros (peu ou prou) autobiographique évoquait ainsi l’atmosphère surréaliste du Circus Circus, fleuron des casinos de Las Vegas : « Voilà comment les nazis s’amuseraient de nos jours s’ils avaient gagné la guerre. » Délicatesse, j’écris ton nom…
Pour Thompson, c’était au cœur même de Las Vegas qu’il fallait traquer le point d’inflexion de la société américaine (et donc du modèle capitaliste global), le furoncle scintillant de l’American Way of Life ensevelie sous des tonnes de néon, de loisirs stupides et de mauvais goût terrifiant. A ses yeux, la moelle épinière d’une fin de siècle qui se délitait dans son fumier consumériste se trouvait logée en plein désert du Nevada, dans une ville en toc, siliconée jusqu’à la garde. Il n’avait pas tort, pour l’époque. Depuis, ce monde a un peu changé et Las Vegas n’est plus à la pointe de l’urbanisation Disney-dollar ; elle a été dépassée par le fleuron des pétromonarchies : Dubaï. C’est en tout cas le point de vue de Mike Davis, ancien garçon boucher devenu l’un des intellectuels les plus passionnants de notre époque. Selon Davis, la ville modèle du post-urbanisme, l’avenir du capitalisme made in démesure, ce ne serait plus à Vegas qu’on le trouverait, ni à New York ou Shanghai, mais plutôt dans la « ville des mille et une villes », Dubaï : « Parce qu’elle préfère les vrais diamants au strass, Dubaï a déjà surpassé Las Vegas, cette autre vitrine désertique du désir capitaliste, dans la débauche spectaculaire. » Et de brillamment étayer son propos dans un court essai publié par les Prairies Ordinaires : Le stade Dubaï du capitalisme (2007). Essai suivi dans cette édition d’un texte de François Cusset, Questions pour un retour à Dubaï.
Dubaï, ville gonflée aux stéroïdes
En quelques années, une décennie tout au plus, Dubaï est devenue une ville démesure, une sorte de condensé fou furieux de luxe clinquant, postulante omniprésente du livre des records. Cette ville qui, il y a trente ans, n’était encore qu’un village de pêcheur perdu dans le désert, accumule désormais les superlatifs architecturaux et les projets pharaoniques avec une rapidité désarmante. Les deux plus hautes tours du monde ? C’est à Dubaï qu’on les trouvera d’ici deux à trois ans (La Burj Dubaï, quasiment terminée, étant appelée à culminer à la bagatelle de 800 mètres d’altitude, soit l’équivalent de deux World Trade Centers). Les deux plus grands centres commerciaux du monde ? A Dubaï itou (112 hectares pour le croquignolet Dubaï Mall, j’en salive rien qu’en l’évoquant, ce doit être charmant…). Le plus grand aéroport international ? Rebelote. Le plus gros parc d’attraction ? Encore à l’état de projet, Dubaïland devrait surpasser tout ce qui s’est jamais fait en la matière. Le reste est à l’avenant, entre premier hôtel sous-marin du monde, pistes de ski indoor en plein désert, festival du shopping attirant des millions de consommateurs hystériques, « îles mondes » artificielles (Concept assez étrange censé recréer un monde version miniature ; à noter : Rod Stewart a déjà acheté la Grande Bretagne pour 33 millions de dollars), hôtel 7 étoiles (le seul au monde) ; une ville entière dédiée à ce qui se désigne là-bas, doux euphémisme, sous le nom de « modes de vie hyper haut de gamme ». Dans une enquête publiée dans Vanity Fair en juin 2006, le grand Nick Tosches s’adressait ainsi au pape du surréalisme André Breton : « Et bien, André, nous y voilà […], dans un futur surréaliste qui dépasse votre imagination : et cela s’appelle Dubaï1. »
La simple énumération des projets du « despote éclairé » de Dubaï, Mohammed El Maktoum, 58 ans, Cheikh Mo pour les intimes, donne le tournis. Cheikh Mo le répète d’ailleurs souvent, avec sa modestie coutumière : « Je veux être le numéro un mondial ». Dans ces conditions, profitant de fluctuations favorables des prix du pétrole, la ville et son « architecture gonflée aux stéroïdes » ont surgi du sable avec une rapidité démente. Le premier édifice en béton y date de 1956. Et c’est suite à la création des Émirats Arabes Unis en 1971 et à la construction du plus grand port artificiel du monde en 1976 que Dubaï a pris son essor. Sautant les étapes intermédiaires.
Car Dubaï, comme les grandes mégalopoles chinoises, est passé d’un féodalisme tribal à la folie hyper capitaliste en très peu de temps, sans le socle d’une histoire progressive : « Dans le cas de Dubaï et de la Chine, le télescopage des diverses et laborieuses étapes intermédiaires du développement économique a engendré une synthèse ‘parfaite’ de consommation, de divertissement et d’urbanisme spectaculaire à une échelle absolument pharaonique. » Dans sa postface passionnante au travail de Davis, François Cusset insiste largement là-dessus : ce caractère mutant de Dubaï, cité enlisée dans « sa quête effrénée de l’hyperbole », tient largement à sa soudaineté : « Telle est la folie calme, la fièvre glaçante de Dubaï : tout ce que la cité aligne de superlatif, de nec plus ultra et de dernière mode n’y procède d’aucune histoire, d’aucun substrat social, d’aucune étape transitoire. Le chic et le choc du capitalisme avancé ne s’y déploient pas à partir d’une histoire des pratiques ni d’un ancrage historique. »
Plan d’attaque de « la ville des mille et une villes »
Cusset et Davis tournoient tous deux avec virtuosité autour de cette ville superlatif, incarnation irrationnelle du développement explosif. Ils cherchent dans son organisation fragmentaire (« Mille et une villes dans une seule ville ») des indices de ce qu’elle préfigure, modélise, à un niveau global, y pêchant des pistes de réflexion précieuses pour qui s’interroge sur les nouveaux visages du capitalisme chauffé à blanc. Je ne m’attarde que sur quelques aspects, te laissant te plonger de toi-même dans le reste2.
Davis explique également comment le business alimentant le développement de Dubaï prend largement ses racines dans la peur de la pénurie pétrolière et dans un après 11 septembre qui a réorienté les flux financiers vers les pétromonarchies3 : « En fait, même si c’est par des voies peu orthodoxes et souvent impénétrables, on peut dire que Dubaï vit littéralement de la peur. »
Là où l’essai de Mike Davis se fait véritablement percutant, c’est dans le tableau des à côtés du développement de cette Disney des sables. Car, bien sûr, l’opulence et le luxe ne concernent qu’une minorité désœuvrée. Derrière le mirage rutilant, à quelques kilomètres des buildings et des parcs d’attraction, une périphérie miséreuse regorge de bidonvilles délabrés et de baraquements sordides : il faut des travailleurs pour alimenter le rêve en toc. Des prostituées (Davis parlant du développement exponentiel de la prostitution : « Quand les étrangers vantent l’exceptionnelle ‘ouverture’ de Dubaï, c’est à cette permissivité libidineuse qu’ils font allusion, pas à la liberté syndicale ou de la presse. ») aux travailleurs du bâtiment, des domestiques aux valets de chambre, tout un prolétariat survit difficilement à l’ombre du strass. Dans une monarchie autoritaire où l’esclavage n’a été aboli qu’en 1963, les droits des travailleurs sont inexistants et « 99% des salariés du secteur privé sont des étrangers expulsables sur le champ. » Car « la grande masse de la population y est constituée de travailleurs sous contrat venus d’Asie du Sud, étroitement dépendants d’un unique employeur et soumis à un contrôle social de type totalitaire. » Au final, syndicats et partis politiques étant évidemment aux abonnés absents, la main d’œuvre est corvéable à merci et exploitée jusqu’au trognon. Un paradis pour exploiteurs. « Dubaï est l’incarnation du rêve des réactionnaires américains – une oasis de libre-entreprise sans impôts, sans syndicats et sans partis d’oppositions (ni élections, d’ailleurs). » Deux mondes se côtoient ainsi sans jamais vraiment se toucher, quelques miettes seulement du grand festin étant octroyées à ceux qui ont dressé la table.
Au final, tel que le conclut Mike Davis, parlant des projets de Cheikh Mo : « Le futur qu’il construit à Dubaï – sous les applaudissements des milliardaires et des multinationales du monde entier – s’apparente plutôt à un cauchemar hérité du passé : la rencontre d’Albert Speer et de Walt Disney sur les rivages de l’Arabie4. »
Il y aurait beaucoup à dire, à rajouter sur Dubaï, son expansion annoncée (nombre des projets grandioses sont en cours de construction), sa capacité à faire cohabiter islam et hypermodernité, son culte à la vie vaine, son statut de précurseur urbain du 21e siècle. Davis et Cusset s’y emploient brillamment, traçant des pistes d’analyse généralement délaissées ailleurs.
Mike Davis l’avait déjà fait auparavant, notamment dans son étonnant Au-Delà de Blade Runner : Los Angeles et l’imagination du désastre (Allia, 2006), autre travail de recherche sur l’urbanité « extrême » et ses implications, tant au niveau local qu’à titre de modèle de développement. Il y traçait le portrait d’une ville bunkerisée, encore plus glaçante que celle dépeinte dans le film d’anticipation de Ridley Scott qui servait de base à son travail : des zones riches repliées sur elle mêmes, grouillant de caméras de surveillance et de milices privées, et de vastes territoires de non-droit, abandonnés à eux-mêmes et à la loi des gangs. Une bipolarité urbaine dictée par l’essor toujours plus patent des inégalités qui n’est pas sans rappeler le portrait de Dubaï tracé ici.
Au final, à orienter ainsi ses recherches vers les lieux et les phases extrêmes du capitalisme, vers ses incarnations les plus insensées (et donc pleines de sens), Davis tend à montrer de quoi demain – si rien n’évolue drastiquement (explosion nucléaire, jacquerie globalisée, impérialisme nord-coréen, doigt de Dieu…) – sera fait : des « paradis » glauques style « beach-club de Milton Friedman », dévoués à la surconsommation ostentatoire, pour les plus riches ; des périphéries miséreuses et exploitées peuplées de sous-hommes travailleurs sans droits. Avec, toujours, dans ces excroissances ultra-capitalistes telles que Dubaï, Las Vegas ou Shangaï, « symptômes pervers d’une économie en état de surchauffe spéculative », la permanence de l’artificiel comme valeur suprême, but à atteindre. Un Spectacle étonnant et explosif, jouissif d’une certaine manière5, mais qui ne porte pas vraiment à l’optimisme : qui mettra à bas la tour Burj Dubaï ?6
1 Titre originel de l’article : « Dubai’s the Limit ; In the Persian Gulf, on a not particularly oil-rich piece of desert about the size of Rhode Island, sits the Capitalist Dream on Steroids : Dubai. »
2 Je vais pas tout te résumer non plus, il faut que tu y mettes du tien, par exemple en filant illico quérir l’ouvrage chez ton libraire préféré.
3 François Cusset compare ainsi Dubaï à la « Suisse du Moyen Orient », bénéficiant dans le même temps d’avoirs saoudiens réimportés des États-Unis suite à l’attentat et offrant des canaux de blanchiments des actifs d’Al Qaida.
4 La comparaison avec le modèle urbain nazi peut sembler violente, démesurée. Elle l’est peut-être. Reste que les projets architecturaux qu’entretenait le très haut dignitaire nazi Albert Speer pour la future capitale du Reich se distinguaient itou par un recours au gigantisme et au mauvais goût généralisé vus comme une manière de tourner la tête au peuple, de susciter en lui une adhésion ébahie. Mike Davis, en outre, est un polémiste, il cherche à gratter là où ça fait (vraiment) mal. On se souvient de ses comparaisons osées dans Au delà de Blade Runner : Los Angeles et l’imagination du désastre, le modèle urbain de Los Angeles, ville bunker en état de guerre permanente, étant comparé à une forme de guerre du Vietnam permanente. Exagéré c’est possible, mais également argumenté et frappant.
5 L’analyse de François Cusset comportant d’indéniables accents situationnistes, on se prend à rêver d’un véritable travail de psychogéographie dans la lignée de Debord ou Chtcheglov, manière de mettre à jour les symboliques urbaines d’une ville si visiblement immergée dans les filets du Spectacle totalitaire.
6 Conclusion prophétique ? La construction de la tour Burj Dubaï, encore en cours, ne sera peut-être jamais terminée. Oui : chouette.