vendredi 13 mai 2011
Textes et traductions
posté à 18h15, par
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Parce que leurs tentatives d’extorsions restaient infructueuses, ils ont fini par prendre pour cible les premiers venus. À Naples, le clan mafieux des Casalesi ne fait pas dans la dentelle ; plutôt dans le meurtre de masse. Originellement publié dans le mensuel indépendant Napoli Monitor, un article revient sur les exactions sanglantes de ces bandits sans honneur. Traduction, en deux volets.
Le mensuel indépendant Napoli Monitor est un journal exigeant et politique qui trace finement les traits d’une agglomération napolitaine fascinante autant qu’effrayante. Une fois par an, la rédaction sort un « annuel » de chroniques et d’enquêtes sociales approfondies – du journalisme de terrain, sans concessions. Celui paru en janvier 2010, intitulé « Sang amer, vies et morts à l’ombre du Vésuve », conte neuf histoires, dont celle d’Africains victimes du clan mafieux des Casalesi, à la périphérie de la ville. Traduction en deux temps de cet article. Premier acte :
Victimes et bourreaux
Le 18 septembre 2008, Élisabeth la coiffeuse décida de fermer en avance son salon situé au kilomètre quarante-trois de l’avenue Domiziana. Comme chaque jeudi, elle devait accompagner sa fille de seize ans chanter au cours de l’église évangélique pentecôtiste. Originaire de Kumasi, au Ghana, Élisabeth habitait avec sa fille dans le petit immeuble de son salon, un bâtiment à un étage avec trois commerces donnant sur la rue – en plus du coiffeur, il y avait un barbier et un tailleur. Bien qu’il était encore tôt pour aller à l’église, elle invita les clients à revenir le lendemain, libéra en avance ses deux assistants, téléphona à deux militaires américains qui lui avaient fixé un rendez-vous. « Ne venez pas – dit-elle. Aujourd’hui je ne peux pas. Je dois aller à l’église. » Avant d’entrer dans la voiture, elle adressa la parole aux hommes qui se tenaient sur l’espace devant le local. C’étaient des compatriotes. Ils se réunissaient là tous les soirs, pour bavarder, boire une bière, écouter la musique de l’autoradio ; ce petit espace réduit était devenu un lieu de rencontres, un peu moins anonyme que les autres coins longeant cette route droite et monotone ponctuée d’hôtels et de cafétérias, d’enseignes au néon et d’églises évangéliques.
Les Ghanéens arrivaient en fin d’après-midi, après le travail dans les chantiers ou dans les champs, et parfois, pour certains, un peu plus tôt si l’attente à l’aube dans une des « rotondes » – les points de recrutement de la main d’œuvre – n’avait pas porté ses fruits. Élisabeth n’aimait pas les retrouver devant chez elle chaque soir et leur lança cette fois, plus par habitude que par conviction, quelques reproches. « Je ne leur disais pas de ne pas venir – raconta-t-elle par la suite. Simplement de rester un peu, puis de rentrer chez eux. Moi-même, je vais parfois chez des amis et je n’y reste pas toute la nuit. Eh oui, une fois j’ai eu quelque chose comme... une vision. Une vision de ce qui allait se passer. C’était il y a plusieurs années, je ne pensais pas qu’elle se vérifierait. »
Quand Giuseppe Setola enfreint son assignation à domicile à Pavie, en avril 2008, son clan de référence, la fraction des Casalesi dirigée par Fransesco Bidognetti, dit « Ciocciotto ’e mezzanotte »1, est réduit à la portion congrue : le chef et une grande partie de ses affiliés sont en prison et les hommes disponibles tous en fuite. À peine rentré à la base, Setola convoque ses hommes de confiance, tous recherchés par les forces de l’ordre : Giovanni Letizia, Alessandro Cirillo, Oreste Spagnuolo. Setola a été le pupille de Bidognetti. Les autres le considèrent comme un chef. « À partir de maintenant, ça se fait à ma façon », le message est clair : reprendre en main les affaires du clan sur une zone qui va de Castel Volturno – avec toutes ses articulations : Domiziana, Pescopagano, Baia Verde, Destra Volturno, Villaggio Coppola, Ischitella – jusqu’à Villa Literno, Parete, Trentola, Lusciano... Setola a des méthodes autoritaires, il prend les décisions seul et personne n’ose les discuter. La stratégie est simple : le territoire se reconquiert par la terreur. Membres de la famille de repentis, entrepreneurs qui refusent ou ont refusé par le passé de payer les dessous de table, voleurs et dealers qui agissent sans rendre compte au clan deviennent ses cibles favorites.
Les quatre de la bande disposent d’un réseau d’appui d’affiliés et de personnes qui se mettent « à disposition » par amitié, peur ou intérêt. Leur job est par dessus tout de « tourner », c’est-à-dire de récupérer les dessous de table. Le butin, géré directement par Setola, se chiffre à environ quatre-vingt-dix mille euros par mois. Une grande part de l’arsenal du groupe est gardée à Giugliano, dans deux petites villas où Cirillo, Letizia et Spagnuolo demeurent pour échapper à leurs contumaces. Certaines armes, parmi lesquelles une kalachnikov, restent entre les mains du chef.
À partir du début du mois de mai est enregistrée dans la zone du groupe de Setola une série continue et ininterrompue de guet-apens mortels, de blessures et d’intimidations à main armée. Le 2 mai, un commando à bord de deux autos tue Umberto Bidognetti, père du repenti Domenico, à l’intérieur de son élevage de buffles. Le 16 mai à Castel Volturno, localité de Baia Verde, Domenico Noviello, soixante-cinq ans, propriétaire d’une auto-école, est tué par vingt coups d’arme à feu ; quelques années auparavant, il avait dénoncé ses extorqueurs. Le 30 mai à Villaricca, trois hommes à bord d’une voiture munie de gyrophares se font passer pour des agents de la Dia2 et tentent de tuer Francesca Carrino, nièce de la repentie Anna Carrino, ancienne colocataire de Francesco Bidognetti ; la jeune femme est seulement blessée. Le 1er juin, dans un bar de Casal di Principe, Michele Orsi, entrepreneur dans le secteur des déchets, proche du clan Bidognetti, est assassiné. Le 11 juillet à Ischitella, à l’intérieur de son établissement balnéaire, c’est au tour de Raffaele Granata, qui avait lui aussi dénoncé des tentatives d’extorsions. Le 4 août à Pescopagano, deux Albanais meurent criblés de coups : Arthur Kazani et Zyber Dani, qui dealaient dans la zone sans autorisation du clan.
En ces jours de septembre, Joseph Aymbora était très affairé. Son travail consistait à acheter en Italie des moteurs usagés et à les revendre au Ghana, son pays d’origine. Ce n’était pas un travail simple. Il devait faire le tour des casses automobiles, chercher les moteurs adaptés, et ouvrir l’œil pour ne pas se faire escroquer. Joseph connaissait les moteurs, mais en cas de doute il amenait quelques amis qui en savaient plus que lui. Puis il louait une camionnette et apportait les moteurs jusqu’au port, où il les rangeait dans un conteneur qui, une fois rempli, serait envoyé au pays.
L’après-midi du 18 septembre, il avait à peine fermé un de ces conteneurs que son téléphona sonna pour la énième fois. Au bout du fil, son ami El-Hadji Ababa, le tailleur qui avait la boutique du quarante-trois de l’avenue Domiziana. Ce n’était pas son premier appel de la journée. Joseph était retourné au Ghana deux semaines avant, et le tailleur était impatient de voir les photos prises par son ami. « Tu trouves toujours des excuses – dit le couturier –. Tu ne veux pas me les montrer ? » « J’ai à peine fini de charger le conteneur – répondit Joseph –, je suis fatigué, j’ai envie de rentrer chez moi. » La hâte du tailleur avait un motif. Avec l’argent de son activité, il était en train de construire une maison au Ghana. Joseph lui avait dit que dans les photos, il y avait celles d’une petite villa construite par un de ses parents. Le couturier voulait les voir, il espérait trouver quelques idées pour sa nouvelle maison.
Âgé d’un peu plus de trente ans, un corps menu, El-Hadji Ababa était originaire de Kumasi, dans le sud du pays, mais depuis cinq années, depuis qu’il était arrivé en Italie, il n’y était pas retourné. El-Hadji avait appris le métier de son père. Il était vaillant et ses prix étaient avantageux ; parmi ses clients, il y avait de nombreux italiens. « Ob Ob Exotic Fashions », son magasin, était devenu un point de référence pour beaucoup de compatriotes. Le rideau s’ouvrait tôt le matin, et ne se fermait pas tant que le petit espace devant le commerce ne s’était pas vidée. Aussi, le couturier, comme Élisabeth la coiffeuse, habitait à l’étage supérieur du petit immeuble. El-Hadji était musulman, l’époque était celle du Ramadan ; pour convaincre Joseph Aymbora de le rejoindre, il l’invita à dîner ce soir. Après avoir vu les photos, ils seraient montés dans l’appartement, à l’étage du dessus, et auraient rompu ensemble le jeûne. Joseph se laissa convaincre et pointa son Opel Corsa en direction de Castel Volturno.
Un des objectifs de la bande de Setola est d’imposer un tribut au trafic de drogue géré par les Africains de Castel Volturno. Les documents officiels disent qu’à Castel Volturno résident deux mille trois cents immigrés. Les communautés les plus nombreuses sont nigériane, ukrainienne, polonaise et ghanéenne. En réalité, le nombre d’immigrés sans-papiers, arrivés dans cette zone en attente de se procurer un document et de poursuivre vers le nord, est d’au moins cinq mille personnes de plus. La majeure partie de ceux-ci travaillent à la journée comme maçon, jardiniers, journaliers agricoles. Avant l’aube, ils se réunissent, pressés dans les rotondes en attendant d’être choisis par les contre-maîtres, intermédiaires et petits patrons. Certains travaillent dans l’import-export, d’autre lancent des activités commerciales, des salons de barbier et de coiffures, des bars et des commerces alimentaires, ou bien de la simple revente informelle à l’intérieur de leur maison. Et puis, il y a ceux qui dealent et gèrent la prostitution - qui sont surtout nigérians.
Il importe peu aux hommes de Setola de savoir d’où viennent les immigrés qui habitent les petites villas décrépies autour de l’avenue Domiziana et de quelle manière ils gagnent leur vie. Tous les noirs sont pour eux des dealers et des prostitués. Et, comme n’importe qui décidant d’entamer une activité dans la zone, ils doivent payer un tribut. Granato, de son côté, a un référent nigérian, nommé Tony, qui doit faire passer la menace aux trafiquants et recueillir l’argent. Le même Setola a calculé un montant global à extorquer : environ trente-mille euros par mois.
Pour démontrer sa détermination, la bande décide d’accomplir une action qui ait valeur d’exemple. Celle-ci s’entend avec Tony, qui indique à Granato l’habitation d’un Nigérian, Teddy Egonwman ; selon Tony, il s’oppose à la requête d’extorsion de Setola. Le 18 août, peu après sept heure du soir, ils se présentent à six, à bord de deux motos et d’une fourgonnette, devant l’habitation de Teddy. La maison est un préfabriqué de tôle avec un petit balcon rehaussé qui fait face à une cour, délimitée à l’entrée par un portail en métal. Teddy et sa femme ont passé l’après-midi avec un groupe d’amis de l’association nigériane de Campanie, dont Teddy est le président. Avec eux se trouvent aussi les fils des invités, qui à cette heure jouent dans les pièces intérieures du préfabriqué. Il y a dans la maison une douzaine de personnes. À moins de cent mètre se trouve le siège du commandement des carabiniers de Castel Volturno.
Les motos des assassins s’arrêtent devant le portail. Les quatre hommes les chevauchant portent des casques intégraux. Peu après surgit la fourgonnette. À côté du conducteur, il y a Giuseppe Setola. Il est le seul à avoir le visage découvert. Il descend tenant une kalachnikov, passe le canon entre les barres du portail et commence à tirer. Le petit balcon est à une dizaine de mètre du portail. Les Nigérians se précipitent à l’intérieur, mais l’arme de Setola s’enraye quasi immédiatement. À ses côtés, Giovani Letizia, armé d’un pistolet, fait quelque pas à l’intérieur de la cour : il tire trois coups, puis son arme se bloque à son tour. Le groupe armé est contraint de se retirer. Cinq blessés sont à terre, aucun d’eux n’est en danger de mort.
À côté du tailleur et de la coiffeuse, qui avaient maison et boutique dans le même édifice, habitait un autre Ghanéen, Stephen Adjei, qui était jardinier de métier, mais loin d’ici, à Marano. Âgé de quarante ans, originaire de Nkoranza, dans le nord du pays, Stephen avait vécu à Moscou avant d’arriver en Italie. Il avait une femme russe et une fille de dix ans, qui habitaient avec lui dans un petit appartement de deux chambres et d’une cuisine. Depuis quelques mois, la famille de Stephen accueillait aussi son neveu, Julius Francis Kwame Antwi. Trente ans, originaire de Brong-Ahafo, dans le district de Nkoranza, Francis était arrivé à Lampedusa en juillet 2003, fuyant les affrontements tribaux en cours dans sa région. À Castel Volturno, il avait obtenu un permis de séjour pour raisons humanitaires. Au Ghana, il travaillait le bois ; en Italie, il était maçon, jardinier, plâtrier. Il avait passé trois mois à Milan, mais à la fin de son contrat, il était revenu dans le sud. Il participait à l’assemblée du centre social ex-Canapificio à Caserte, point de référence pour des centaines d’immigrés de la zone. Plus d’une fois, il s’était proposé comme interprète au guichet informatif du centre. Lors de son temps libre, il ajustait des composants électroniques, démontait et remontait radios, télévisions et autoradios. Les amis qui le savaient venaient lui confier leurs appareils défectueux.
Le soir du 18 septembre, Stephen Adjei était rentré chez lui après une longue journée de travail. Il s’était laissé tomber sur le divan de l’entrée après avoir déposé une tondeuse à gazon à côté de la porte. Sa femme était allée avec leur petite fille retrouver une amie.
À la maison il y avait seulement Francis, son neveu. Le téléviseur, branchée sur un canal satellite, transmettait de la musique africaine. Stephen s’endormit sans se soucier du volume trop élevé ; sans se soucier, non plus, de l’interphone, qui sonna quelques minutes plus tard. Devant la maison, il y avait Éric, un ami de Francis. Il avait garé sa voiture, une Alfa 145 de couleur rouge pourpre, devant le négoce du tailleur. Il était venu chercher Francis pour qu’il répare son autoradio, en panne depuis quelques jours.
Eric Affun Yeboa, vingt-six ans, originaire de Kumasi, était en Italie depuis quatre ans. Il travaillait à Casa del Principe comme gardien lorsqu’il eut la chance de rentrer dans les quotas de régulation des flux d’entrée des étrangers en Italie. Son employeur s’était prononcé en faveur d’une régularisation. Éric avait entreprit un voyage retour vers l’Afrique (avec le risque d’être expulsé s’il était attrapé lors d’un contrôle) et, après quatre mois, était rentré en Italie avec un visa retiré auprès de l’ambassade d’Accra. Mais à son retour, l’employeur s’était refusé à lui faire le contrat et l’avait menacé. Éric aurait pu le dénoncer, mais avait peur ; c’est ainsi qu’il avait laissé Casal di Principe pour déménager à Castel Volturno où il était carrossier.
Dans l’auto, à côté d’Éric, était assis son ami Kwado Owusu Wiafe. Âgé de vingt-neuf ans, des origines ghanéennes (il possédait aussi un document du Liberia au nom de Geemas Alex), Wiafe était arrivé à Castel Volturno en 2004. Comme beaucoup de compatriotes, il faisait des travaux irréguliers ; l’été, il ramassait les tomates à Foggia et puis les oranges à Rosarno. Sa vie était sur le point de changer : peu de jours avant, il avait obtenu un permis de séjour pour raisons humanitaires. Il l’attendait depuis des années. Il voulait déménager à Vérone où il avait des amis. Avec ses documents en règle, il rêvait de louer un appartement digne et de trouver un travail plus stable.
Sur la petite place était aussi garée une Fiat Uno blanche, de laquelle étaient sortis - directement vers le commerce du tailleur - deux jeunes Ghanéens, Awanga et Sonny. Ils arrivaient de Naples. Justice Sonny Abi avait un document togolais au nom de Kwakou Samuel mais était un Ghanéen de Kumasi. Il gérait une échoppe de barbier place Garibaldi, non loin de la gare. Tous les jours il faisait des aller-retours de Castel Volturno, où il habitait avec d’autres compatriotes. D’habitude il utilisait l’autobus, le M1, mais, ce soir, Awanga et lui avaient fini de travailler à la même heure, et son ami avait proposé de le ramener. Awanga, âgé de vingt-huit ans, de Nkoranza, était en Italie depuis 2002. Il habitait à Varcaturo. Il avait un permis de séjour pour raisons humanitaires. Lui aussi travaillait place Garibaldi, dans un commerce de produits africains. Ce soir, il avait dans ses chaussettes sept cents euros. Ces derniers faisaient partie des gains à envoyer à la famille. Il avait dit à sa fiancée qu’elle devait confier l’argent à un ami, qui s’occuperait de l’envoyer au Ghana. Avec Sonny, ils s’étaient arrêtés sur la petite place devant le tailleur pour saluer leurs amis. Seulement quelques minutes, puis Awanga voulait accompagner Sonny chez lui avant de retourner à Varcaturo avec sa fiancée.
L’après-midi du 18 septembre, comme il arrive souvent, la bande à Setola se réunit dans les deux maisons de Giugliano où vivent Letizia, Spagnuolo et Cirillo. Ce sont des petites villas qui semblent temporaires, aux murs dépouillés, avec l’équipement essentiel. Dans le salon trône un divan faisant face à une grande télévision à écran plat. Les contumaces sont fournis en nourriture, journaux et informations par une série de supporters. Avec eux cet après-midi, il y a Davide Granato, le responsable des rapports avec les dealers de l’avenue Domiziana. Il s’est passé un mois depuis l’incursion à la maison de Teddy, le président de l’association des Nigérians de Campanie, un mois marqué par d’autres intimidations, surtout d’entreprises commerciales, et les assassinats de Ramis Doda, un repris de justice albanais, et d’Antonio Ciardullo et Ernesto Fabozzi, respectivement propriétaire et employé d’une entreprise de transports.
Le guet-apens tendu à Teddy n’a pas produit les effets espérés. Tony, le trait-d’union entre la bande et les dealers, a orienté les assassins vers la mauvaise personne, peut-être pour régler d’autres comptes en suspens. Les trafiquants n’ont même pas été effleurés par l’intimidation. Jusqu’à ce moment, en fait, aucun d’eux n’a versé un euro dans la caisse du groupe.
Setola arrive à Giugliano armé d’un pistolet mitrailleur et de deux semi-automatiques. Dans la tanière sont gardées les autres armes, toutes falsifiées pour les rendre non reconnaissables. Le chef demande à Granato s’il a défini de nouveaux objectifs à atteindre pour obliger les dealers à payer. La réponse est évasive, mais Setola ne se décourage pas. Il ordonne à ses hommes de charger les armes et de se préparer à sortir. Il y a toujours du « travail » à faire, les cibles semblent infinies. Ce soir-là, autour de vingt et une heure, un commando armé fait irruption dans une salle de jeux de la localité de Baia Verde, trucidant le gérant, Antonio Celiento, cinquante-trois ans, repris de justice. Setola le considérait comme un « espion ».
La bande rentre à Giuliano, mais y reste peu de temps. Le chef insiste auprès de Granato pour choisir des noirs à tuer. Cette fois, Granato répond à Setola qu’il existe une possibilité. Celle-ci suffit, les armes sont rechargées. Letizia descend dans le garage préparer la voiture, une Fiat Punto grise à quatre portes utilisée aussi pour d’autres expéditions. Spagnuolo prend le sac avec les armes et les munitions, les plastrons des carabiniers, un disque et un gyrophare. Dans le garage, Granato explique qu’il mènera le groupe dans un local d’Ischitella « où se la font les noirs ». Setola décrit les détails : ils se feront passer pour des carabiniers, simuleront une perquisition, puis une fois regroupées les personnes, les tueront toutes. Les quatre hommes endossent les plastrons et rentrent dans la voiture. Cirillo est au volant, Setola à ses côtés. Spagnuolo et Letizia sont sur le siège arrière. Comme lors de l’action contre Teddy, Granato sera le guide : il monte sur une moto Honda CBR et les précède sur la route en direction de Ischitella. Dans la zone circulent les secours intervenant pour le guet-apens de la salle de jeux de Baia Verde à peine une demi-heure plus tôt. Cela ne semble pas préoccuper le commando, qui arrive, en quelques minutes et sans encombres à destination.
La moto de Granato ralentit et stationne devant le petit bâtiment du kilomètre quarante-trois. La Punto stoppe aussi. Le gyrophare sur le toit de la voiture s’arrête, le moteur reste allumé. Il est neuf heure et demi. C’est une soirée fraîche, les personnes qui se tiennent dans le bâtiment sont moins nombreuses qu’à l’habitude. Le magasin du tailleur a la lumière allumée. Il y a trois personnes à l’intérieur. Le tailleur et son ami Joseph parcourent les images sur l’appareil photo numérique de Joseph. Ils font face à l’entrée du magasin, visibles de l’extérieur. Dans le local, se trouve aussi Awanga, pendant que Sonny, son ami, est resté sur le seuil. Là, devant, est garée l’Alfa 145 rouge pourpre. Assis au poste de conducteur, Eric discute avec Wiafe, qui se tient debout à côté de la fenêtre. De l’autre côté de la voiture, il y a Francis Kwame.
Setola est le premier à descendre de l’auto. Il empoigne dans une même main le disque des carabiniers et un pistolet. Quand il le voit, Wiafe s’éloigne, mais le faux carabinier agite son disque et lui hurle de ne pas bouger. Immédiatement après, il commence à tirer. Il atteint Eric dans l’Alfa 145, et Francis et Wiafe qui se tiennent des deux côtés de la voiture. Entre-temps, Giovanni Letizia s’est positionné devant l’entrée du tailleur. Il empoigne le pistolet mitrailleur et un calibre 9. Il ouvre le feu avec les deux armes. Le premier à tomber est Sonny, devant l’entrée. Spagnuolo, qui a rejoint Letizia, embrasse la kalachnikov et la pointe vers le magasin du tailleur. Les deux hommes devant eux, El-Hadji et Joseph, encadrés par l’ouverture de la porte tressaillent et tombent l’un à côté de l’autre. Le tailleur est touché à la tête, son ami en divers points du corps. Awanga est aussi touché par cinq projectiles. Il y a un moment d’accalmie. Puis Setola, qui a pris dans la voiture une autre kalachnikov, tire une rafale contre l’Alfa, et enfin contre le commerce, imité par Spagnuolo. Granato et Cirillo participent à la tuerie, mais les cent-vingt-cinq (et peut-être plus) coups, tirés par sept armes, proviennent presque tous de Setola, Letizia et Spagnuolo.
L’assaut est fulgurant. Du moment où Setola descend de l’auto à celui où celle-ci repart s’écoulent trente secondes. « Ils sont tous morts », dit l’un des meurtriers. « Allons-nous-en. » La moto repart en direction de Castel Volturno. La Punto fait un demi-tour et, avec le gyrophare allumé, fonce vers le repère de Giugliano.
(« Ils sont tous morts », disent les meurtriers. Cependant Joseph Aymbora est vivant, bien que blessé par quatre projectiles. Il feint la mort, immobile, avec la tête tournée vers le mur du fond du magasin, jusqu’à ce que les assassins tirent leurs dernières rafales et sautent dans la voiture. À l’arrivée de l’ambulance, Joseph est transféré à l’hôpital de Pozzuoli, avec Kwado Wiafe qui survit seulement quelques heures. Il mourra à l’aube. Joseph, au contraire, survivra et témoignera ensuite contre les meurtriers. Maintenant sa vie a changé, il vit quelque part loin de Castel Volturno, sous protection de l’État).