mercredi 2 juin 2010
Littérature
posté à 15h39, par
14 commentaires
Un peu daté, George Orwell ? Un rien dépassé, Jack London ? Absolument pas. Il suffit de se replonger dans certains de leurs livres, ceux qui décrivent la misère absolue du prolétariat anglais au début du 20è siècle et qui mettent à nu les rouages de l’impitoyable exploitation capitaliste de l’époque, pour être frappé par leurs accents contemporains. Des indispensables, à relire immédiatement.
Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres
S’il y a un domaine dans lequel le pouvoir actuel ne déçoit pas, c’est bien en son abnégation à aller toujours plus loin dans la saloperie. Nos gouvernants ont beau perdre leur temps en moulinets rhétoriques et brasser du vent par quintaux, une évidente ligne directrice émerge de leurs gesticulations. Celle du contrôle social - de plus en plus fort - et de l’étouffement des libertés, de politiques économiques inégalitaires et d’une tendance totalitaire à ficher, filmer, enregistrer, annoter, portiquer, sécuriser, apeurer et, au final, paranoïser.
Un asservissement consciencieux qui s’inscrit dans une ligne historique, constitue le point d’aboutissement d’une logique sociale prédatrice. Le traitement et la perpétuation (à dessein ?) d’une certaine misère sociale portent même à croire que notre gouvernement s’inspire d’autres temps, d’autres époques.
Un des meilleurs exemple en est le parallèle avec la société anglaise de la fin du 19e et du début du 20e siècle, caractérisée par le colonialisme, la révolution industrielle et l’explosion des inégalités. Deux auteurs-romanciers-journalistes « classiques », Jack London et George Orwell1, ont en leur temps plongé dans la misère sociale pour mieux en étudier les causes et les ressorts. Des analyses aux résonances contemporaines troublantes, qui apportent un éclairage essentiel sur la situation de l’époque, et partant, sur la nôtre.
La trame de Dans la dèche à Paris et à Londres2 est connue. Orwell y raconte quelques mois de « Vache enragée » (le titre sous lequel la première édition a été publiée en France) dans les années 20, entre les deux capitales. En revanche, on ignore souvent que Jack London a fait quasiment la même expérience quelques années auparavant dans l’East End londonien, s’habillant en clochard pendant des semaines pour enquêter sur la pire poche de pauvreté de toutes les sociétés industrielles de l’époque. Misère sans nom sur laquelle bouffaient, s’engraissaient et enflaient sans trêve l’industrie et l’Empire britanniques. Cela donna Le peuple de l’abîme3, une enquête socio-journalistique passionnante, sur laquelle je te conseille de te jeter dès que possible.
Cette enquête, ainsi que les quelques mois durant lesquels il a partagé la vie de vagabonds américains4, ont contribué à faire émerger chez London de solides convictions égalitaires et libertaires. C’est dans Le Talon de fer, publié quelques années plus tard, en 1908, qu’il développe véritablement ses théories politiques, sous la forme d’un roman étrange5. Dans ce récit d’anticipation, la Révolution qui sous-tend l’ensemble du roman, les accents épiques de son héros et la lutte des classes cruelle qu’il met en scène ont d’étonnants accents prophétiques : il va même jusqu’à imaginer la première véritable révolte sociale de l’âge moderne, « la Commune de Chicago », qu’il situe déjà en… 1917. Le caractère d’anticipation de l’Å“uvre fait évidemment songer à 1984 d’Orwell. Étonnantes trajectoires parallèles chez ces deux auteurs, décalées de quelques années seulement, et qui les poussent pourtant à des conclusions diamétralement opposées : l’un imagine la Révolution et l’instauration d’une société plus égalitaire, l’autre brosse génialement les traits d’un totalitarisme absolu.
Tu t’en doutes, il n’est pas question de te raconter ces livres par le détail, mais plutôt d’en tirer au compte-goutte quelques analyses, expériences et descriptions, parfois frappantes d’actualité.
Quand la faim justifie les moyens d’oppression
L’élément récurrent, celui qui sous-tend ces deux ouvrages (et plus particulièrement celui d’Orwell), c’est la faim.
« La faim réduit un être à un état où il n’a plus de cerveau, plus de colonne vertébrale. L’impression de sortir d’une grippe carabinée, de s’être mué en méduse flasque, avec de l’eau tiède qui circule dans les veines au lieu de sang. L’inertie, l’inertie absolue, voilà le principal souvenir que je garde de la faim. »
Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres.
Une population réduite à cet état présente l’avantage de fournir une « armée de réserve » (de chômeurs, en somme…) prête à travailler pour rien, à prendre à tout prix la place de ceux qui se font exploiter. Il est alors aisé de maintenir des salaires bas, de sous-payer l’ensemble de la population. Une population réduite à l’état de pâte à modeler sociale, la voilà la grande, l’excellente idée. Par là -même, on étouffe tout ce qu’il peut y avoir de fondamentalement humain en chacun afin de constamment affirmer et réassurer les rapports de domination.
Jack London fait écho à ce constat par l’intermédiaire de l’évêque du Talon de Fer, personnage qui se dévoue à nourrir les miséreux : « J’ai appris une grande leçon. On ne peut pas soigner l’âme, tant que l’estomac n’est pas satisfait. »
Autre stratégie du pouvoir : satisfaire l’estomac au minimum, tout en abrutissant la population6. Donner quelque chose à perdre, un simple os à ronger pour la plupart alors qu’une infime partie de la population se gave, voilà la meilleure manière de conserver les gens dans un état de léthargie : le plus près possible de l’abîme, sans qu’ils n’y tombent tous en masse, sans quoi la révolte risquerait d’éclater. Il faut rendre les populations malléables tout en les conservant en état de travailler. Toute la difficulté est dans le dosage. London, parlant des habitants de l’East End un peu moins mal lotis que les autres, détaille :
« Mais quand on va au fond des choses, on se rend compte que ce bonheur est très triste, c’est une joie animale, le contentement de l’estomac bien rempli. Le caractère dominant de leur existence, c’est le matérialisme – ils sont stupides, lourds et dépourvus de toute imagination. L’Abîme semble exhaler vers eux une intense atmosphère abrutissante de torpeur, qui les enveloppe et les étouffe. […] Ce ne serait pas trop mal pour eux, si tout se résumait dans ces petites joies. Mais ça n’est pas le cas : la torpeur satisfaite dans laquelle ils se plongent est une sorte de paralysie implacable qui précède l’anéantissement. Ils ne font aucun progrès, et, dans leur cas, ne faire aucun progrès, c’est reculer et tomber dans l’Abîme. Ils commencent à vaciller dans leur propre temps de vie, et la chute sera complète lorsqu’on en viendra à leurs enfants, et à leurs petits-enfants. L’homme obtient toujours moins que ce qu’il demande, et comme dans leur propre cas ils ne demandent que le minimum, le peu qu’ils reçoivent ne peut absolument pas les sauver. »
London, Le peuple de l’Abîme
Orwell prolonge cette réflexion et dégage un canevas social de ces expériences. Il en tire ainsi certaines analyses aux connotations plus politiques, semblables à celles que l’on retrouve dans d’autres de ses Å“uvres, Hommage à la Catalogne et ses accents anarchisants par exemple.
« [Le plongeur] est l’esclave d’un hôtel ou d’un restaurant, et son esclavage est d’une utilité discutable. Car après tout, en fin de compte, quelle est réellement la nécessité des grands hôtels et restaurants chics ? Ces établissements sont censés apporter du luxe, mais en réalité ils n’offrent qu’un piètre et mesquin semblant de luxe. […] Il faut bien, sans doute, qu’il y ait des hôtels et des restaurants, mais cela n’implique nullement que des centaines de personnes doivent pour autant être réduites en esclavage. Le travail réellement indispensable ne constitue pas l’essentiel dans ces établissements : le principal, ce sont les faux-semblants censés représenter le luxe. [...] Un hôtel chic, c’est avant tout un endroit où cent personnes abattent un travail de forçat pour que deux cents nantis puissent payer, à un tarif exorbitant, des services dont ils n’ont pas réellement besoin. [...] »
Selon Orwell, la moindre parcelle de liberté réelle accordée aux prolétaires menace directement celle des classes dominantes. Ces dernières poussent donc à un système économique empilant les tâches inutiles par peur de la foule, « animaux d’une espèce si vile qu’ils pourraient devenir dangereux si on les laissait inoccupés. Il est donc prudent de faire en sorte qu’ils soient toujours trop occupés pour avoir le temps de penser ». Voilà pourquoi il faudrait agir d’un côté pour « permettre à la plupart de penser », et attaquer de l’autre ceux qui ont clairement intérêt à ce que ce système politique, économique et social se perpétue.
Dans l’Abîme
Dans la dèche à Paris et à Londres et Le peuple de l’Abîme : ces deux ouvrages, étonnamment complémentaires, sont avant tout des récits d’expériences vécues, l’histoire d’une plongée dans la couche la plus basse et la plus miséreuse des populations de l’époque. Si l’approche de chacun diffère - beaucoup plus « journalistique » pour London, tandis qu’Orwell se retrouve vraiment dans la débine - , certains passages sont troublants de ressemblance. Ainsi, la force de l’habillement comme marqueur social est décrite quasiment avec les mêmes mots chez les deux écrivains, lorsqu’ils font le récit du moment où ils étrennent leur nouvel accoutrement de vagabond :
« Cela fait une drôle d’impression de se retrouver ainsi accoutré. Il m’était déjà arrivé d’être habillé à la diable, mais jamais à ce point. Ces hardes ne se contentaient pas d’être sales et informes : il y avait aussi en elles, comment dire, une sorte d’inélégance intrinsèque, une patine à base de vieille crasse qui allait infiniment au-delà de l’élimé ou de la tenue négligée. C’était le genre de frusques que l’on voit sur le dos d’un marchand de lacet ou d’un chemineau. Dans l’heure qui suivit, à Lambeth, je vis venir vers moi un pauvre hère aux allures de chien battu, un vagabond de toute apparence. Et aussitôt après, je m’aperçus que c’était moi-même, ou plus exactement mon reflet dans une vitrine, que je voyais. La saleté s’était déjà incrustée sur mon visage. La saleté choisit ses victimes : elle vous laisse en paix tant que vous êtes bien habillé, mais sitôt que vous n’avez plus de faux col, elle s’abat sur vous de toutes parts. […] En changeant de vêtements, j’étais passé sans transition d’un monde à l’autre. Tous les comportements étaient soudain bouleversés. […]. Je découvris aussi à quel point l’attitude des femmes varie selon ce qu’on a sur le dos. Croisant un homme mal habillé, une femme réagit par une sorte de frisson traduisant une répulsion comparable à celle que pourrait lui inspirer la vue d’un chat crevé. Tel est le pouvoir du vêtement. Habillé en clochard, il est très difficile, tout au moins au début, de ne pas éprouver le sentiment d’une déchéance. C’est le même genre de honte, irrationnelle mais très réelle, qui vous prend, je suppose, quand vous passez votre première nuit en prison. »
Orwell, Dans la dèche
Et Jack de lui faire écho :
« A peine avais-je fait quelques pas dans la rue que je fus impressionné par le changement complet produit par mes nouveaux vêtements sur ma condition sociale. Toute trace de servilité avait disparue dans l’attitude des gens du peuple avec lesquels j’entrais en contact. En un clin d’Å“il, pour ainsi dire, j’étais devenu l’un d’eux. Ma veste râpée et déchirée aux coudes signalait à tout venant la classe à laquelle j’appartenais, et dont ils faisaient eux aussi partie. Nous étions désormais de la même race : à la place de la flagornerie servile et de l’attention trop respectueuse dont j’avais été l’objet jusqu’ici, je partageais maintenant avec eux une sorte de camaraderie familière. L’homme en costume de velours côtelé et au foulard crasseux ne s’adressait plus à moi en me disant « Monsieur » ou « Gouverneur », mais me donnait maintenant du « mon pote » gros comme le bras ! C’est un terme exquis et plein de cordialité, dont la sonorité a une chaleur, une intimité que l’autre terme ne possède pas. Gouverneur ! Cela sent la puissance, l’autorité, la supériorité – c’est le tribut que rend l’inférieur au supérieur dans l’espoir secret que celui à qui ce vocable s’adresse voudra bien s’alléger de quelques menues monnaies. C’est, en fait, une façon déguisée de mendier. […] je découvris un tas d’autres changements, survenus à cause de mon nouvel accoutrement. Lorsque je traversais, par exemple aux carrefours, les encombrements de voitures, je devais décupler mon agilité pour ne pas me faire écraser. Je fus frappé par le fait que ma vie avait diminué de prix en proportion directe avec la modicité de mes vêtements. »
London, Le peuple de l’Abîme
A l’époque, une loi avait cours an Angleterre, interdisant de dormir dans la rue… de nuit. Situation inspirant d’ailleurs à Orwell cette réflexion qu’à Londres (à la différence de Paris) « il est tout bonnement impossible de s’asseoir sans payer ».
Nos sociétés contemporaines semblent avoir intériorisé ces stratégies poussant à compliquer encore la vie de ceux qui se retrouvent dans la débine. A titre d’exemple, citons ce mobilier urbain hérissé de défenses (voir le travail sur ces « anti-sites » réalisé par le Survival Group) et pensé pour empêcher les SDF de s’asseoir ou se reposer, qui se répand en nos villes sans que personne ne s’en offusque.
Si on les confronte à de tels dispositifs, à cette volonté de reléguer les SDF loin des regards, où ils ne dérangent pas le confort repus des bourgeois et des touristes, les propos de London n’ont pas pris une ride :
« Mais, bonnes gens bien nourris et repus de viande appétissante, et dont les draps blancs et les chambres confortables vous attendent chaque soir, comment pourrais-je vous faire comprendre toute la souffrance d’une seule nuit sans sommeil dans les rues londoniennes ? Croyez-moi, on a l’impression que mille siècles se sont passés avant que l’est se colorie des nuances de l’aurore ; on frissonne, jusqu’à en crier, tant chaque muscle endolori fait mal, et l’on s’étonne après toutes les souffrances endurées, d’être encore en vie. Si l’on s’étend sur un banc et que l’on ferme les yeux, parce qu’on tombe de fatigue, un policeman vous réveille et vous intime grossièrement l’ordre de « dégager ». »
Des soupapes de sécurité, pour éviter que ça ne pète vraiment
Au fond de l’abîme, les populations sans espoir ont recours à tous les échappatoires, et surtout à l’alcool, le véritable opium du peuple en ce début du 20e siècle. Une fois ses habits de vagabond endossé, la première rencontre que fait London dans l’East End est celle de ce marin paléopunk sans femme ni enfants, sans futur : « Lorsque je lui demandai quel était son but dans la vie, il me répondit sans hésitation « me saouler ». »
Orwell lui fait écho lorsqu’il raconte ses abominables beuveries anesthésiantes de fin de semaine : « C’est ainsi que j’occupais la plupart de mes samedis soirs. Et tout compte fait, les deux heures où l’on goûtait un parfait et sauvage bonheur valaient bien la gueule de bois qui s’ensuivait. Pour beaucoup d’hommes du quartier, sans femme et sans nulle perspective d’avenir, la beuverie du samedi soir était la seule chose qui donnait un semblant de sel à la vie. »
Laisser une infime porte de sortie hors de la misère quotidienne, relâcher un tout petit peu la pression pour que la cocotte-minute de souffrance n’explose pas, accorder un semblant de liberté aliénante afin de mettre un paravent devant la véritable domination et l’absence de choix qui se profilent derrière, c’est alors le rôle de l’alcool. Une aumône de liberté, afin de mieux conserver la population dans les fers.
Nécessaire corollaire à l’interdiction de dormir dans la rue, les Anglais disposaient à l’époque d’un système pour ceux qui n’avaient vraiment rien du tout : les asiles. Une sorte de prison surpeuplée dans laquelle les indigents devaient trimer – souvent inutilement – en échange d’un « repas » (un immonde brouet : une bouillie à base d’eau et de farine d’avoine, et parfois un bout de pain dur) et d’une nuit de sommeil (même pas dans un lit : ils dormaient la plupart du temps par terre dans des cellules minuscules, sans la moindre couverture). Des lieux si inhospitaliers et épouvantables que la grande majorité préférait ne pas y dormir, mais rester dehors jusqu’à l’extrême limite de l’épuisement, trois ou quatre jours durant, entre deux nuits dans ces bagnes7.
Le Grand Soir du Talon de Fer
Évidemment, de telles expériences les ont amenés tous deux à une certaine radicalisation politique. Quelques temps après ces nombreuses semaines au cÅ“ur de l’Abîme, London a ainsi consacré le Talon de fer aux logiques sous-tendant la domination capitaliste à l’époque et à la Révolution. Par les diatribes de son héros charismatique, Ernest Everhard, il exprimait une rage politique, un sentiment d’impuissance chauffé à blanc. Jusqu’à proposer de mener un million et demi d’hommes dans les maisons de tous les nantis pour leur voler leurs dividendes : « C’est précisément ce que nous sommes en train de faire. Et notre intention est de prendre non seulement les richesses qui sont dans les maisons, mais toutes les sources de cette richesse, toutes les mines, les chemins de fer, les usines, les banques et les magasins. La révolution, c’est cela. C’est une chose éminemment dangereuse. Et je crains que le massacre ne soit plus grand encore que nous ne l’imaginons. Mais comme je le disais, personne aujourd’hui n’est tout à fait libre. Vous avez découvert que vous y étiez prise vous-même, et que les hommes à qui vous parliez y étaient pris aussi. […] Vous découvrirez que tous sont esclaves de la machine. »
Les oligarques du Talon de fer ne sont d’ailleurs pas uniquement présentés comme des brutes cyniques. Leur conviction absolue - et sincère - d’être le seul rempart contre la barbarie les soude davantage que n’importe quoi d’autre : « Ils étaient convaincus que leur classe était l’unique soutien de la civilisation, et persuadés que s’ils faiblissaient une minute, le monstre les engloutirait dans sa panse caverneuse et gluante avec tout ce qu’il y a de beauté et de bonté, de joies et de merveilles au monde. Sans eux, l’anarchie régnerait et l’humanité retomberait dans la nuit primordiale dont elle eut tant de peine à émerger. L’horrible image de l’anarchie était constamment mise sous les yeux de leurs enfants, jusqu’à ce qu’obsédés par cette crainte entretenue, ils fussent prêts à en obséder leurs propres descendants. Telle était la bête qu’il fallait fouler aux pieds, et son écrasement constituait le suprême devoir de l’aristocrate. En résumé, eux seuls, par leurs efforts et sacrifices incessants, se tenaient entre la faible humanité et le monstre dévorant ; ils le croyaient fermement, ils en étaient sûrs. »
Comme quoi… Il n’était pas nécessaire d’attendre Bourdieu pour mettre en lumière les mécanismes profonds de reproduction des élites. Ni de voir à l’Å“uvre les régimes fascistes du XXe siècle pour mettre en évidence cette stratégie de diabolisation d’un bouc émissaire, afin de liguer toute une catégorie de la population contre lui.
Se plonger dans ces livres, c’est surtout courir le risque de ne pas résister à l’envie impérieuse d’en copier-coller ici la quasi intégralité. Mais si l’on pourrait continuer à lancer des pistes et dresser des parallèles pendant des heures, vient un moment où il faut savoir terminer un billet (Thorez ©).
Au moment de conclure, des visages s’imposent, ceux des héros de ces livres. Des trimardeurs, clodos, travailleurs-esclaves de l’époque. Furex par exemple, indécrottable - « communiste à jeun, il se muait en féroce patriote dés qu’il avait un peu bu » - qu’on observe se lancer dans des diatribes enflammées et d’apoplectiques Marseillaises, puis vomir sur sa table de rage avant de s’évanouir, lorsqu’un drôle a le toupet de lui crier « vive l’Allemagne ! » .
Ou encore Bozo, l’artiste orgueilleux brillant et cultivé, trainant la patte été comme hiver sur les quais de la Tamise, créant chaque jour des Å“uvres d’art sur les trottoirs londoniens. Une sorte de Diogène infirme, un ovni du trimard, magicien éphémère dans cette crasse débectante.
C’est qu’avant d’être des ouvrages politiques, ces livres sont aussi - et surtout - des galeries de portraits, de ceux d’en bas. De ceux qui, malgré les coups assénés par le talon de fer, finiront par se faire porteurs d’espoir.
« Nous devons nous contenter d’une consolation philosophique, en admettant que dans l’évolution sociale la phase capitaliste est à peu près au même niveau que l’âge simiesque dans l’évolution animale. L’humanité devait franchir ces étapes pour sortir de la vase des organismes inférieurs, et il lui était naturellement difficile de se débarrasser tout à fait de cette boue gluante. »
London, dans une perspective future, in le Talon de Fer
1 Et oui, toujours lui….
3 Une expression qu’on retrouve ensuite dans Le talon de fer, et qu’il reconnaît avoir pompé « au génie de H.G. Wells ».
4 The road en anglais, paru sous le titre Les vagabonds du rail en français aux éditions Phébus.
5 Pour te donner une idée, il jongle avec les mises en abîme tout au long du bouquin en cherchant à donner l’impression, par sa narration et au travers de notes de bas de pages faramineuses (certaines font quatre pleines pages de long), que l’ouvrage, écrit par une révolutionnaire de l’époque racontant le parcours de son amant - un leader ouvrier ultra-charismatique - a été retrouvé, commenté et annoté sept siècles plus tard dans une société (« communiste » ?) devenue depuis plus ou moins parfaite. Un peu bordélique, je te l’accorde.
6 Pas besoin de revenir ici sur l’évident parallèle avec la télévision, le spectacle, le pain et les jeux…
7 Dans l’ensemble, les descriptions d’Orwell sont également impressionnantes en ce qu’elles rappellent des témoignages sur la vie à la rue aujourd’hui. Qu’il s’agisse des lieux d’accueil, de la déchéance physique ou mentale des protagonistes, il est marquant de retrouver des descriptions si proches à quasiment un siècle d’écart.