mardi 20 avril 2010
Vers le papier ?
posté à 20h50, par
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Il est temps d’en recauser, non ? Depuis l’annonce « triomphale » de notre désir de publier une version papier d’A11, nous n’en avons guère reparlé. Ce qui ne signifie pas que nous restions totalement inactifs : on se renseigne, on rencontre certains de ceux qui font la presse alternative, on discute, on apprend, on agglomère des bonnes volontés et des talents. Bref, on avance… un peu.
Parler, c’est construire ? Si on veut… Disons que je préfère penser que oui. Façon de me persuader que les dernières semaines ont été constructives et que la version papier (celle qu’on évoquait ici) avance à grands pas1. Et d’oublier que cette progression peut sembler très relative…
Je m’étais dit que je tiendrais des chroniques régulières sur l’état d’avancement du projet. Pour tenir au courant ceux que ça peut éventuellement intéresser. M’astreindre à faire régulièrement le point, nous obliger à nous bouger et à nous organiser. Et faire découvrir une (petite) forme d’envers du décor ; ce qui se trame en cuisine, en quelque sorte.
Mais voilà : si brigade de cuisine nous sommes, alors il s’agit sans doute de l’une des plus foutraques et désordonnées dont tu puisses un jour croiser la route. Ce n’est pas forcément négatif : il nait souvent de très belles choses d’un apparent bordel ambiant, ne serait-ce que parce qu’il faut l’entretenir pour ne pas mourir. Mais quand il s’agit de déposer les statuts d’une association, de trouver une façon - cadrée et productive - de travailler avec un graphiste ou de commencer à démarcher les imprimeries, à rencontrer les diffuseurs, cela devient plus chaud…
Où on en est, donc ? Disons : à la fois, très en retard et bien en avance. Côté esprit de corps et levage de renforts, on progresse. Il y a déjà des sujets dans l’air, des rubriques en travail - sans te dévoiler trop de choses, je peux te dire que nous avons déjà un infiltré (c’est à la mode, paraît-il…) au cœur du vortex, chez l’ennemi. Il y a aussi des gens doués pour le dessin, le graphisme ou la photo qui s’agrègent, d’une façon ou d’une autre, au projet. Il y a - surtout - des liens qui se nouent, autour d’une bouteille ou d’une petite bouffe, des amitiés qui se dessinent ou se renforcent, joyeuse nébuleuse de ceusses et celles qui ont décidé de mobiliser une partie de leur talent pour l’occasion. Il y a - enfin - une idée générale qui se dégage, première vision de ce que pourrait être cette version papier. Une dizaine de pages, format tabloïd (ou proche), avec du papier de qualité. Une large place pour les illustrations et le dessin. Un certain soin accordé au graphisme. Un ton spécifique – logiquement proche de celui du site, mais adapté au papier2. Et la conviction que « tout est politique » - au sens noble du terme - , qu’il n’est aucune raison d’’exclure l’art, la littérature ou la culture des marges parce qu’on se prétend engagé.
Reste des questions, loin d’être tranchées : noir et blanc, bichromie ou quadrichromie ? Quels choix de diffusion3 ? Quel diffuseur choisir, les NMPP4 ou les MLP, les Nouvelles messageries de la presse parisienne ou les Messageries lyonnaises de presse5 ? Quel imprimeur retenir6 ?
Et encore ? Ben… Nous rencontrons en ce moment une partie de ceux qui font vivre la presse alternative. Il y a un mois, Lémi et moi étions à Marseille, notamment pour rendre visite à l’équipe de CQFD ; l’entretien paraîtra dans quelques jours, il s’en dégage - tu verras - un mélange d’enthousiasme et de lassitude qui est sans doute un très bon indicateur de l’état des forces en présence. Ceux du Chien Rouge y croient toujours, admirables dans leur façon de s’organiser (une rédaction en auto-gestion permanente, ça ne doit pas toujours être de la tarte…) et dans leur traitement d’une autre actualité. Ils en veulent, mais en ont un peu marre de passer d’un casse-tête financier à un autre, de voir leurs ventes stagner en dépit de leurs efforts et de leur talent. C’est que CQFD se remet à peine de la parution d’un hors-série photo qui a malheureusement été un flop « commercial » – d’ailleurs : pour s’abonner, c’est ici.
À Marseille toujours, on a aussi rencontré Raphaël, l’un des membres de la (très classe) maison d’édition Agone8. Lui expliquait : « Il y a une vraie vitalité de l’édition indépendante. Depuis quelques années, c’est un milieu dynamique, avec beaucoup de maisons réalisant un boulot utile et important. On pourrait même parler de foisonnement dans le monde de l’édition anti-capitaliste au sens large. Un phénomène qui a plusieurs explications. De un, il y a des lecteurs, des gens soucieux de comprendre le monde dans lequel ils vivent. De deux, faire des livres est facile et peu coûteux : à condition de bosser dur, il suffit de quelques milliers d’euros pour publier un livre (c’est la diffusion qui coûte cher). »
Parallèle évident : on lui a demandé pourquoi ce qui marche pour le livre indépendant ne se vérifie pas pour la presse alternative ? Pourquoi un tel décalage, d’un côté une édition indépendante ayant réussi à se constituer un lectorat et à s’assurer un équilibre financier (les meilleurs exemples en sont Agone et La Fabrique), de l’autre une l’information dite alternative qui ne parvient pas à trouver les siens ? Raphaël n’avait pas la réponse. Nous non plus, évidemment.
Reste que les problématiques de l’informative alternative et de l’édition indépendante se rejoignent en partie. À commencer par le combat à mener pour la diffusion. Dans l’édition comme dans la presse, celle-ci est contrôlée par quelques grands groupes en position de monopole, lesquels se fichent comme d’une guigne de la survie des titres peu connus ou des petites maisons. « Il n’y a qu’une bataille à mener, c’est celle de la diffusion », martèle souvent François Ruffin (lui sait de quoi il parle, qui porte Fakir à bout de bras depuis dix ans)9.
Là est le plus difficile. Ne pas se faire étrangler par le distributeur - c’est qu’en dessous d’un certain seuil d’exemplaires vendus, un journal contracte des dettes vis-à-vis des messageries : « Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais nous avons connu une période où 10 % seulement des exemplaires de notre journal trouvaient preneurs en kiosque. Cela signifie que tu ne peux même pas rembourser l’impression de ton journal, et qu’en plus tu dois allonger de l’argent au distributeur. Intenable », raconte ainsi le responsable d’un titre alternatif. Ne pas se faire étrangler par le distributeur, donc, et trouver ses lecteurs, sans campagne de communication, sans publicités et sans relais des autres médias. Une vraie gageure.
Tout n’est pas catastrophique, pourtant. Certains titres s’en tirent plutôt pas mal. Ainsi - paraît-il - de La Décroissance. Ainsi - c’est confirmé - de la nouvelle et très réussie version du Tigre (tu peux retrouver ici la passionnante interview de l’un de ses animateurs-fondateurs, Raphaël Melz). Mais pour deux titres avec la tête hors de l’eau, pour quelques très belles initiatives naissantes - à l’exemple du Postillon, contre-journal local paraissant à l’improviste sur la région de Grenoble, ou dans un genre différent de la belle revue Z, passée sur le grill il y a peu - , que de lassitude ailleurs. De sentiment de s’escrimer encore et encore, de devoir jongler avec des difficultés permanentes, de buter contre trop d’indifférence et de désintérêt.
D’où un étrange paradoxe. Alors que l’actualité n’est qu’une perpétuelle confirmation du discours critique porté par les marges contestataires, il est frappant de remarquer combien ce discours-même n’a que peu d’écho au sein de la société. Un constat déprimant. Et encore davantage quand on s’investit sans compter pour faire vivre un titre, quand on multiplie les sacrifices.
Note d’ailleurs que la plupart de ceux œuvrant dans la presse alternative n’en tirent à peu près aucun revenu ; au mieux, certains sont salariés (au Smic et en emploi aidé), statut qu’ils perdent dès que leur titre se retrouve un peu dans la mouise. Les membres de la rédaction de CQFD ne gagnaient déjà pas bezef, mais ont ainsi décidé de s’auto-licencier face aux difficultés financières. Quant à Fakir, le titre ne compte qu’un salarié, animateur de rédaction embauché en emploi aidé et à mi-temps. Au final, la plupart de ceux qui participent à Fakir, au Plan B ou à CQFD jonglent entre d’éventuelles piges rémunérées dans des canards plus installés, des boulots alimentaires et les maigres subsides de l’État. Oui : faut en vouloir…
De quoi - au final - invalider en partie l’un des dialogues-clés du cultissime La Classe américaine :
Peter : « Pourquoi t’as choisi de faire ce boulot-là, toi ? »
Steven : « Ben si j’ai fait journaliste c’est évidemment pour être célèbre ! Moi je veux être connu. Tu sais pourquoi ? Pour niquer les gonzesses ! Quand t’es célèbre, tu niques pleins de gonzesses ! Et puis aussi, tu bouffes des trucs biens meilleurs qu’ici. »
1 Et pas seulement à grandes gorgées. Parce qu’en ce qui concerne les très arrosées réunions de rédaction, on peut dire qu’A11 est déjà au point depuis un petit moment…
2 L’exemple de Vendredi est ici révélateur : outre d’évidents défauts, cet éphémère hebdomadaire, qui se proposait de proposer en journal le meilleur du net, aura au moins prouvé (à son corps défendant) que l’écriture diffère selon les supports, qu’il ne suffit pas d’imprimer sur papier un joli billet né sur le net pour que la sauce prenne.
3 Faut-il imprimer un grand nombre d’exemplaires, pour être sûr d’être distribué dans toute la France, au risque de le payer d’autant plus cher si les ventes restent très limitées ?
4 Dans l’oreille et en commentaire, Dominique me fait remarquer que les NMPP se prénomment désormais Presstalis. J’en prends acte, mais j’ai beaucoup trop entendu leur ancien nom pour pouvoir les appeler autrement.
5 Ces deux entreprises ont le monopole de la distribution de journaux en France. Hors elles, point de salut.
6 Pour l’instant, c’est de l’imprimeur parisien Ravin Bleu - qui imprime quelques titres alternatifs et nombre d’éditeurs itou - que nous entendons le plus parler. Une visite est prévue d’ici peu.
8 Entretien à paraître aussi cette semaine. Ça, c’est du teasing, non ?
9 Je te signale d’ailleurs qu’un nouveau numéro de Fakir est sorti. Tout beau, tout frais, tout chaud.