La vignette illustratrice de ce billet représente le bluesman Josh White, mais ça aurait tout aussi bien pu être Johnny Cash ou Alain Bashung. Oui, ils sont nombreux à avoir chanté Samuel Hall, ce pauvre d’entre les pauvres envoyé à la potence après un crime et qui crache sa (légitime ?) haine au monde entier : « My name is Samuel Hall and I hate you one and all ». Vent de colère.
J’ai rencontré la chanson « God Damn your eyes » dans un bouquin du grand Jim Thompson, son premier, Ici et maintenant (19421). Rien d’un hasard : les deux univers sont proches, s’entremêlent sans bavure. Le livre décrit l’existence miséreuse d’un famille dans la mouise, avec un narrateur père de famille qui cavale pour tenir à flot mais sombre, grande dépression aidant... Et il y a ce passage où l’intenable fillette du couple chantonne le refrain de « God Damn your eyes » en rentrant à la maison où l’attend sa maigre platée de beans : « My name is Samuel Hall / And I hate you one and all / God damn your eyes ».
Sam Hall, Samuel Hall, voire Jack Hall, est un personnage traditionnel qui a sauté d’une tradition orale à l’autre, un peu à la manière de Stagger Lee, version blanche. L’original est dénommé Jack Hall, il vient d’Angleterre et a été vendu à un ramoneur par ses parents ; pas la teuf. Plus tard, il devient un célèbre bandit et finit pendu avec ses compagnons de maraude en 1707. Un maudit est mort, un mythe est né.
Un certain C.W. Ross écrit une chanson qui lui est dédiée vers 1850, la première version connue d’une longue liste (qui inclut notamment les Dubliners). Plus tard, au 20e siècle, le personnage s’exporte aux États-Unis, sous une nouvelle forme. C’est là qu’il acquiert sa dimension véritablement vindicative : Sam Hall va être exécuté, mais il ne regrette rien, crache sa haine : « I’ll see you all in hell ». C’est désormais cette image de Sam Hall que l’on retient, d’autant que l’interprétation qu’en a donné Johnny Cash a beaucoup fait pour l’inscrire dans le marbre.
Sam Hall est l’exemple type du gars qui, né dans la mouise la plus totale et sans le moindre espoir à l’horizon, finit par commettre un crime et se fait choper illico par la maréchaussée. Alors il hurle sa haine, maudit ses frères humains qui n’ont rien de frères et le condamnent pour sa mauvaise étoile : « I Hate you one and all », tout est dit. « La Justice nique sa mère », cracherait-il aujourd’hui.
James Dillon, le personnage principal d’Ici et maintenant, écrivain contrarié qui se réfugie dans l’alcool et se tue à la tâche pour nourrir sa famille, ne dit pas autre chose dans un monologue poignant : « Pourquoi ? Je vous le demande, pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Pas pour Roberta, pas pour moi, mais pour nous tous. Pourquoi, Karl Marx ? Et qu’est-ce que tu vas faire pour que ça change ? Pas dans vingt ans, quand un fléau gagnera tout le pays et que les frères s’entretueront. Pas à ce moment-là, quand il sera trop tard, mais maintenant ! Et toi, mon Dieu ? Qu’est-ce que tu as à offrir ? De la musique céleste ? Un coin de paradis ? Oui. Et ici-bas, alors... ? Ici et maintenant ? »
Pas étonnant que Josh White ait livré la plus belle des interprétations de Sam Hall (ci-dessus). Tout dans son parcours le prédestinait à chanter le bandit exécuté. Chanteur de blues noir à une époque (les années 1930) où il ne faisait pas bon ramener sa gueule basanée, KKK oblige, Josh White a chanté l’injustice toute sa vie, précurseur de Woody Guthrie, J.B. Lenoir, voire Bob Dylan. Témoignant devant la tristement célèbre Commission sur les Activités anti-américaines en 19502, il expliquait son engagement pour les droits civiques ainsi : « J’avais sept ans quand j’ai quitté ma maison de Greenville, en Caroline du Sud, pour guider un aveugle et l’accompagner de mon tambourin. Avant même d’avoir huit ans, je savais ce qu’on ressentait en étant battu et abusé. A neuf ans, j’avais déjà assisté à deux lynchages. J’en suis venu à détester Jim Crow pour ce qu’il m’avait fait et parce qu’il était une insulte aux créatures de Dieu. »
Sa version de Sam Hall est étonnante de gaieté, presque rigolarde, malgré la pesanteur des paroles. Et rappelle ces merveilleux disques qu’il a enregistré avec Lead Belly, autre légende du blues vindicatif. Parmi les morceaux enregistrés par les deux génies, je ne résiste pas au plaisir de te faire entendre « One Meat Ball », ci-dessous, complainte pour un vagabond rêvant d’une simple boulette de viande.
Et puis, il y a la version de Bashung, sur Fantaisie militaire (ci-dessous). Une claque immense. Sur un texte et une orchestration du réjouissant Rodolphe Burger3, Bashung livrait les tourments d’un écrivain abonné à la vache enragée, engueulé par sa compagne parce qu’ils crèvent la dalle et qu’il n’a pas l’inspiration. C’est étrange, d’ailleurs : je n’ai pas l’explication, mais cette version est celle qui rapproche le plus le livre de Jim Thompson cité au départ, Ici et maintenant, et la vieille chanson traditionnelle. En faisant de Samuel Hall un écrivain, en l’inscrivant dans la même posture que le James Dillon du livre, Burger superposait les deux plans à la perfection. Possible qu’il ait lu ce livre. Et qu’il ait de la même manière que votre humble serviteur remonté la piste Sam Hall. Possible que je me goure totalement. De toute manière, je me fous de ce que vous pensez, je vous déteste tous.
1 Publié en français chez Rivages Noir.
2 Il se murmure qu’il aurait donné pas mal de noms. Mais je préfère ne pas garder cette image de lui. N’est Pas Dashiell Hammett qui veut.