samedi 27 novembre 2010
Le Charançon Libéré
posté à 16h40, par
9 commentaires
Un entretien avec J. Edgar Hoover, ça ne se refuse pas... L’autocrate taré, obsessionnel des écoutes, raciste pathologique et ennemi acharné des « rouges », a dirigé le FBI pendant un demi-siècle. Et il a littéralement construit l’agence de renseignement sur ses haines et ambitions. L’interlocuteur idéal, donc, pour évoquer la DCRI et son instrumentalisation politique.
Ce n’est pas la première fois qu’Article11 établit des connexions avec l’au-delà. C’est même devenu une sorte de spécialité maison, les courriers post-mortem s’accumulant dans notre boite aux lettres. Pourtant, jamais encore nous n’avions été en contact direct avec un décédé. C’est désormais chose faite.
Quand J. Edgar Hoover - qui présida 48 ans durant aux destinées du FBI1 - s’est matérialisé dans mon salon en braillant qu’il s’ennuyait comme un rat mort dans ses habits de spectre, j’ai vite oublié ma frayeur initiale pour me focaliser sur l’essentiel : faire parler l’infâme. Sujet : son regard de professionnel dévoyé sur la très décriée Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).
Je voudrais quand même vous le dire, en préambule : au panthéon des pires salopards du XXe siècle, vous êtes l’un des mieux placés...
Mais j’en ai autant à votre service, mon petit ! Vous avez d’ailleurs de la chance que je ne sois plus en activité : je vous aurais réglé votre compte en deux-temps trois-mouvements. Avec moi, les gauchistes, coco et autres subversifs de trouble obédience ne la ramenaient pas, ils filaient droit. Heureusement, d’ailleurs : si je n’avais été là pour faire obstacle à leurs sombres agissements, l’Amérique serait rouge aujourd’hui et le Capitole s’appellerait Kremlin... Remarquez, avec Obama, l’Amérique est noire, ce n’est sans doute pas un progrès...
Nul besoin de rappeler l’immonde raciste que vous étiez, contentez-vous de répondre aux questions...
Quelle ironie... Avant, la question, c’est moi qui la pratiquais - et tout ce qui va avec : chantage, bastonnades, manipulations et autres intimidations. Mais bref... que voulez-vous savoir ?
J’aimerais votre avis d’expert sur ce service qui se veut, de la bouche même du ministère de l’Intérieur, un « FBI à la française ». Peut-on parler de filiation entre la toute récente DCRI, créée en 20082, et votre FBI ?
Peuh... Votre Direction centrale du renseignement intérieur, ce sont des petits joueurs ; ils ont tant à apprendre, encore... Mais je le reconnais : quelque part, ils sont sur la bonne voie.
Comment ça ?
Tel que je le conçois, un vrai service de renseignements se doit d’être politique et autonome. C’est une nébuleuse se développant dans l’ombre, à la fois instrumentalisée par quelques hommes de pouvoir et en-dehors de tout contrôle.
Dans l’idéal, cette nébuleuse prend d’autant plus de latitudes avec la légalité qu’elle a étendu son emprise à toute la société. En un monde de contrôle, un service de renseignement efficace et viril - j’ai toujours détesté les invertis ! - est l’expression absolue de ce contrôle et sa négation même : personne ne contrôle les contrôleurs, hors un clan et ses intérêts personnels. Et encore...
Et encore ?
Regardez mon parcours : ce FBI que j’ai dirigé 48 ans durant - 48 ans ! - était devenu une entité propre, autonome de tout pouvoir à l’exclusion du mien. Il n’était plus que l’instrument de mes obsessions politiques et de mes intérêts particuliers, totalement indépendant des autorités politiques et législatives. Songez que des huit présidents qui se sont succédés sous mon règne, pas un n’a réussi à me destituer. Pas un ! Certains auraient bien aimé, à commencer par cet âne bâté de Kennedy, mais ils n’en avaient simplement pas la possibilité : j’étais trop puissant.
C’est en cela que votre DCRI et mon FBI diffèrent largement : j’étais seul maître à bord quand Bernard Squarcini répond aux ordres et attentes du clan sarkozyste. Il a encore des progrès à faire même si, quelque part, il est mon fils spirituel ; il œuvre lui-aussi à l’instrumentalisation personnelle d’un service de renseignement. Que Sarkozy le charge de trouver celui qui, au ministère de la Justice, a transmis à des journalistes des extraits de procès-verbaux dans l’affaire Woerth ou qu’il lui demande de prouver que c’est bien Rachida Dati qui, au début de cette année, colportait des rumeurs sur sa vie privée, Bernard s’exécute, prenant à chaque fois plus d’importance dans le dispositif. A chaque coup fourré, il monte en puissance. Ça, ça me plaît !
Bernard Squarcini, votre fils spirituel ? Vous n’exagérez pas un brin ?
Détrompez-vous... Bien sûr, les temps ont changé, les vrais hommes ne peuvent plus s’affirmer aussi librement que dans les années cinquante : Bernard est plus lisse, policé. Mais si vous prenez le temps d’étudier posément les choses, vous constaterez que nous avons beaucoup de points communs .
Je vous rappelle que j’ai assis l’essentiel de mon pouvoir en constituant des dossiers, sur tout et tout le monde. Comment croyez-vous que je procédais ? Je faisais poser des micros partout et multipliais les écoutes téléphoniques, sans m’embarrasser d’un quelconque souci de légalité. Journalistes, communistes ou apparentés, femmes de petites vertus et politiciens, opposants et agitateurs divers : tous ont eu droit à l’attention très privée de mes hommes. Et moi, je n’étais plus qu’une grande oreille : c’est si bon, de tout savoir...
En ce domaine, la DCRI fait preuve, depuis sa création, d’une semblable obsession. L’une de vos feuilles de chou - communisante, cela va sans dire - ne vient-elle pas de révéler que les hommes de votre « FBI à la française » se branchaient illégalement sur les ordinateurs de particuliers3 ? N’a t-elle pas, un peu avant, publié comment les mêmes se faisaient, tout aussi illégalement, communiquer des fadettes4 par les opérateurs téléphoniques ? N’est-elle pas - enfin - poursuivie par Bernard Squarcini pour avoir mis à jour l’existence d’un « cabinet noir » à la DCRI, chargé d’espionner les médias au bénéfice de votre président ? Allons, ne soyez pas naïf : Bernard est mon digne héritier. Vos politiciens de tous bords et journalistes l’ont bien compris, qui répugnent désormais à utiliser des téléphones non sécurisés5.
Les écoutes, donc. Avez-vous autre chose en commun avec Squarcini ?
Hors le physique, vous voulez dire ? Parce que - c’est peut-être un point de détail - je trouve que nous nous ressemblons un peu sur ce plan. Le même embonpoint, de semblables cheveux clairsemés et une identique façon de considérer nos interlocuteurs, par en-dessous6...
Ça, on s’en fiche. Je pensais à des pratiques semblables...
Il est en effet une autre que nous partageons, le recours constant à la menace extérieure. C’est un fait : l’instrumentalisation des services de renseignement s’opère, presque toujours, en agitant le spectre d’un danger étranger. Sous mon règne, il s’agissait du « péril rouge » : le bloc soviétique m’a permis de légitimer tous les abus, qu’il s’agisse de mettre l’appartement de Marilyn Monroe sur écoute, de passer des accords officieux avec la Mafia ou de faire bastonner les éléments subversifs. Chez vous, c’est le terrorisme islamique qui permet de justifier les pires errements, et Bernard Squarcini ne manque jamais d’en faire longuement état. Jusqu’à se répandre dans les médias, pour affirmer7 qu’il « y a des raisons objectives d’être inquiets » et que « la menace n’a jamais été aussi grande ». Joli coup, je n’aurais pas fait mieux.
Je note aussi avec plaisir que Squarcini - sans faire preuve à leur égard de la même haine absolue que la mienne - sait comment il convient de traiter les gauchistes. Sans pitié. Mutatis mutandis... je piétinais sans relâche les cocos, lui démonte les anarcho-autonomes ; dans les deux cas, une même construction politico-policière permet de ranger au rang de péril imminent ce qui relève d’une agitation marginale. J’ai réellement le sentiment que Bernard met ses pas dans les miens quand il dénonce cette « frange de l’ultra-gauche autonome », « ces mouvements contestataires », « cette mouvance situationniste » et ce « milieu alternatif »8, avant de conclure doctement : « Nous sommes dans l’antichambre du passage à l’acte. » Ah oui, très bien ! Vraiment !
Ça vous met en joie ?
Bien entendu ; je n’ai pas tant d’occasions de me réjouir depuis que j’ai cassé ma pipe. Et puis, voir que - d’une certaine façon - mon œuvre se perpétue, fusse sous d’autres formes et d’autres latitudes, est réellement un plaisir.
Vous savez, un homme du métier le reste toujours, même mort. Je guette, je scrute, j’observe ce qu’il se passe ; je continue à « écouter », en quelque sorte. Et quand je constate l’apparition d’un service de renseignement aussi tordu et malsain que celui que j’ai si longtemps contrôlé, je ne peux que me féliciter. C’est évidemment encore meilleur quand, comme moi, on connaît les sous-titres, qu’on n’ignore rien de la cuisine interne et de la tambouille d’arrière-cours. Cela permet alors d’apprécier à sa juste valeur la déclaration de votre ministre de l’Intérieur qui, il y a quelques jours, osait cette sortie offusquée : « Vous savez, la DCRI, ce n’est pas la Stasi ou le KGB. (...) Il n’y a pas de police politique dans notre pays, évidemment. » Évidemment...
Un dernier mot, avant que vous ne retourniez brûler en enfer ?
Juste un encouragement : ne lâche rien, Bernard, tu tiens le bon bout ! Et je sais de quoi je parle...
1 Pour plus de détails sur le personnage et le contexte, lire American Tabloïd, fantastique peinture, par James Ellroy, du marigot politique américain au début des années 1960 et des quelques mois qui ont précédé l’assassinat de Kennedy.
2 Ceux qui aiment à rire de la propagande officielle ne manqueront pas d’aller lire ce long article du Figaro, publié lors du lancement en grandes pompes de la DCRI. Je vous en livre le début, pour vous mettre l’eau à la bouche :
« Rue de villiers, Levallois-Perret, 9 heures du matin. Une cohorte d’hommes et de femmes aux allures de passe-muraille s’engouffre dans un immeuble caparaçonné de verre opaque. Sans desserrer la mâchoire, ils pénètrent dans un hall tout droit sorti d’un décor de science-fiction version années 1970. Tour à tour, sous l’œil des cerbères du service de sécurité du ministère de l’Intérieur, ils franchissent un sas électronique, sont avalés par des ascenseurs avant de disparaître dans les entrailles d’un vaisseau fantôme devenu l’un des endroits les plus sécurisés de France. Là, sur plus de 25 000 mètres carrés de bureaux encombrés de caméras de surveillance et de détecteurs anti-intrusion, ces « flics » de l’ombre travaillent déjà sans relâche à déjouer les attentats, démasquer les espions infiltrés, défendre l’intégrité de l’État et des entreprises françaises. Ils sont le fer de lance de la police du XXIe siècle. Avec eux, un nouveau FBI à la française vient de naître. »
Alors : ça ne fait pas rêver ?
3 Dans Le Canard enchaîné, édition du 24 novembre. Le plumitif cite notamment un officier de la DCRI : « Tout cela est très simple. Il suffit de se connecter sur le flux d’Internet. C’est d’ailleurs moins lourd techniquement que de procéder à des écoutes téléphoniques. C’est même moins contraignant juridiquement. »
4 Liste des appels passés depuis un téléphone portable.
5 Un commissaire à la retraite note ainsi, sur Le Monde.fr : « Je sais que certains journalistes prennent maintenant les mêmes habitudes que les vieux truands : non seulement ils coupent leur téléphone portable, mais ils enlèvent la pile, et que souvent ils utilisent d’autres moyens : des téléphones fixes ou les téléphones portables d’amis ou de relations. » Quant aux hommes politiques, ils ont, ces derniers temps, largement fait part de leur certitude d’être écoutés, expliquant pour une bonne part qu’ils prenaient des précautions particulières. Entre autres articles,un papier de L’express revient longuement sur la question.
6 Les portraits de Squarcini le laissent à lire, en filigrane. Tel article le crédite d’une « rondeur de chanoine », tel autre lui prête une « onctuosité cardinalice » et une « rondeur de diplomate ». Une très journalistique façon de dire que Bernard Squarcini, patron de la DCRI, est gros et sournois.
7 C’était en septembre dernier, dans Le Journal du dimanche.
8 C’était en juillet dernier, dans Le Figaro. J’en parlais ICI.