vendredi 24 septembre 2010
Le Charançon Libéré
posté à 13h00, par
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Il y a Bouvard-le-chanteur et Pécuchet-le-directeur-de-rédaction. Chacun dans leur coin, ils cartonnent déjà pas mal ; réunis, il font carrément des étincelles. Ce grand moment - l’interview du premier par le second - devrait rester dans les annales du journalisme tant il est un incroyable condensé de vacuité et d’imbécillité. Pour ne rien gâcher : il a été filmé. Chouette.
On a soif d’ idéal. »
Les gens se font des idées. Le journalisme. La connaissance du monde. La curiosité. Esprit brillant. Références multiples.
Les gens ne se font plus beaucoup d’idées, en fait ; beaucoup savent. Mais un pan de fiction demeure - brouillard se déchirant de plus en plus comme une burqa qu’on enlève, danseuse du ventre qui prendrait tout son temps pour mettre lentement le mensonge à nu, vérité d’une profession à la lumière du néon.
Disons : certains se font encore des idées. Juste assez pour payer les chemises et l’air important - ça se paye, un air important, ça ne tombe pas du ciel - de ceux qui se trouvent aux manettes de l’immense navire en perdition - « presse » inscrit en lettres de plomb sur le flanc.
Eux ont appelés ça Poétique et politique. Cela vaut bien n’importe quel nom, diras-tu. Soit. Sauf que - menteries sur la marchandise - il n’est question ni de l’une ni de l’autre. Pas de poésie ; dégage ! Pas plus de politique ; vire !
Le barde gentillet - pour ne pas écrire : simplet - l’affirme dès l’accroche de la vidéo, répondant à cette question à dix francs et un disque d’or, « Est-ce que vous êtes un chanteur engagé », point d’interrogation. La réponse : « Non, parce qu’il y a quelque chose de rébarbatif à être un chanteur engagé. » En face, l’autre se prend la barbe à deux mains, pas comme quelqu’un de catastrophé, juste un mec vachement concentré sur son interlocuteur, les journalistes savent très bien faire ça, prendre l’air attentif, tout le corps et le visage pour dire « Je t’entends, je t’écoute, je te comprends ». Lui, trente ans de métier, songe un peu comment il sait chopper cet air-là. Bien. Super bien.
Il écoute. Pose des questions, aussi - c’est l’autre facette du métier ; dans le sens inverse en fait, d’abord prétendre poser des questions puis prétendre écouter les réponses. Ça peut aboutir à quelque chose, pour peu que les questions ne soient pas trop bêtes et les réponses plutôt intelligentes. Hors cela, c’est juste du vent. Là, ça souffle. Une vraie tempête.
Faut dire : il n’y a plus grand chose sur le crâne de l’intervieweur pour retenir la bise ; d’une oreille à l’autre, quelques cheveux, rien de plus. De l’autre côté de la table, l’interviewé en a un peu plus, les ceusses s’agitent avec manque de conviction. C’est tout Alain, en résumé : des cheveux et pas grand chose dessous - ni idées ni convictions. Un peu ci, un peu ça. Mais pas trop ; il faut rester « à peu près convenable », il explique au début.
« Est-ce que vous êtes parfois en colère », point d’interrogation, lui demande joli-costume-chemise-blanche-air-important-caillou-luisant ; c’est la deuxième question, juste après « Est-ce que vous êtes un chanteur engagé », point d’interrogation ; songe combien il faut de talent pour se montrer aussi constant dans la médiocrité - même sur seulement deux questions, c’est déjà très bien, hein, pas mal du tout. Et Alain : « C’est banal, mais le truc des Roms, là, ça me met en colère. On se dit… enfin, en colère… on se dit : mais il est con, ou quoi ? Je ne veux pas participer à cet acharnement (…) Désigner les Roms comme ça, c’est absurde. Il faut virer les voleurs, il y a des voleurs, il y en a plein. C’est ça qu’il faut sanctionner, d’accord. Mais c’était tellement maladroit… »
Laurent comprend. Sourit. Rit. Rien de factice : c’est tout lui, cette réponse - un brin d’humanitaire saupoudré de café du commerce, virer les voleurs. Il n’est pas de hasard, Souchon faisant face à Joffrin, entretien, le grand éditocrate abandonnant brièvement ses si prenantes fonctions de direction pour interviewer le grand chanteur, les deux sur la même ligne, les pas de l’un dans ceux de l’autre, tout ça sur Next, nullissime appât à pub du quotidien de la rue Béranger1, et avec une réalisation assurée par Libé-Labo, ultime tentative du canard de se faire un brin sexy et original ; l’ensemble prenant place dans le cadre du Forum Planète Durable organisé à Lyon par le journal2. Pour le coup : un poème. Vraiment.
Du vide. Tu me dis, le vide entre Joffrin et Souchon : rien de nouveau. Oui. Mais… je ne sais pas… il y a tellement de choses dans cet entretien-là, le vide et l’imbécilité prenant tant de place, c’est fascinant. Toute la ligne de Libération résumée en ces dix minutes et quelques de vidéo, forme anecdotique pour un fond inexistant, deux hommes installés de si longue date qu’ils ne se rendent même pas compte combien leur conversation de comptoir n’en vaut même pas une.
Il ne faut pas trop longtemps touiller le vide, au risque de lui donner un sens qu’il n’a pas. Un morceau, encore :
« La sensibilité qu’on trouve dans vos chansons, ça correspond un peu à cette mentalité un peu bobo, c’est-à-dire on est écolo, on est pour la tolérance, on est pour l’ouverture, des idées qui sont très sympathiques mais parfois un peu bien-pensantes, comme ça, parfois un peu trop gentilles, quoi. Vous avez ce sentiment ? », demande prétendu-journaliste.
« J’aime pas la violence, ça me terrorise. J’ai fait une chanson contre Che Guevara, qui m’a valu des reproches (…) », répond chanteur.
« Et le combat écologique, pour la planète, tout ça, il y a une chanson qui s’appelle Pardon, donc tout ça ça vous touche ? », interroge prétendu-journaliste.
« Ce qu’il y a de vachement bien dans l’écologie, (…), on ne peut pas sucer la terre, pomper la terre, trop quand même, il faut quand même y faire un peu attention », lâche chanteur.
Et ainsi de suite, plats échanges rythmés par les rires contenus de l’intervieweur, satisfait, très satisfait. Chanteur « choqué, tristement choqué par les soldes ». Mais heureux de « faire partie de la communauté de la France, c’est quand même un truc assez marrant… avec cette langue… moi, je suis pour qu’on ait cette conscience-là ». Et les impôts, point d’interrogation, « on peut vous prendre la moitié de ce que vous gagnez, vous trouvez que c’est normal », point d’interrogation, enchaîne Laurent. Oui.
Et le morceau de résistance, meilleur moment, ce dialogue incroyable de nullité entre le directeur de rédaction de Libération et le chanteur, de quoi filer la honte à quiconque ne s’étant pas encore étouffé dans sa propre suffisance4 :
Chanteur : « C’est quelque chose, la Chine. Non ? Puisqu’on parle d’écologie, la Chine c’est un frein à l’écologie, non ? »
Directeur de rédaction : « Ah, ça risque de l’être, oui, bien sûr, puisqu’ils vont se développer très rapidement et qu’ils sont très nombreux. »
Chanteur : « Et en même temps, c’est un problème pour l’économie, parce que tout se fait là-bas moins cher. Ils vont se révolter à votre avis, vous qui savez des choses ? »
Directeur de rédaction : « Ah bah, ils commencent, oui. Petit à petit. Ils ne se révoltent pas, mais ils font des syndicats, ils font des grèves. »
Chanteur : « Voilà, il faudrait leur envoyer Olivier Besancenot. Parce qu’Olivier Besancenot, il est génial. »
Directeur de rédaction : « Pourquoi il est génial ? »
Chanteur : « Parce qu’il a une bouille géniale. Et ce qu’il faut en politique, faut avoir une bouille géniale. Là, les écologistes, les écologistes, ils ont pas de bouille géniale. »
Directeur de rédaction : « Ils ont Eva Joly. Elle a une bouille, non ? »
(…)
Chanteur : « Elle a une bouille. Mais elle est pas géniale. »
Directeur de rédaction : « Il valait mieux Cohn-Bendit ? »
Chanteur : « Non, mais elle est très sympathique, et tout. Non, mais… Il faut exalter la jeunesse pour l’écologie. Et lui, il exalte la jeunesse. Donc, il faut… euh… qu’il se transforme en vert. Qu’il arrête son truc, qui sert pas à grand chose… enfin, faut que ça existe, mais bon… mais il est tellement fort qu’il serait bien chez les Verts, parce que Cohn-Bendit il est allemand il peut pas être élu, donc il faut lui dire. Vous, vous avez de l’influence, vous pouvez lui dire de changer, de se mettre Vert. Non ? Vous ne voulez pas ? »
Directeur de rédaction : « Ben, je vais lui dire, oui, je vais lui passer le message. Oui, mais il va dire : c’est Souchon, il est contre Guevara, moi je suis pour Guevara, donc… »
Chanteur : « Oui, il est pour Guevara, je sais. Mais… c’est facile d’être pour Guévara. »
Directeur de rédaction : « Et les autres, ils ont une bouille ? »
(…)
(Suit un passage en revue des différentes « bouilles » socialistes. C’est tellement indigent que je t’épargne la retranscription.)
Chanteur : « Mais moi, les hommes politiques, je ne les critique pas, je trouve qu’ils nous font un spectacle formidable, ils sont souvent éloquents, cultivés, c’est des gens que j’aime bien. »
C’était Poétique et politique. C’était Libération. C’est tout.
1 D’ailleurs, pour visionner la vidéo en question, il faut d’abord se fader 20 secondes de pub pour Mercedes...
2 Au nombre des invités : Yann Arthus-Bertrand, Jean-Jack Queyranne, Jack Lang, Philippe Corcuff, Arielle de Rothschield, Raphaël Enthoven, Jacques Séguela, Alain Mince, Hervé Morin, Bertrand Delanoë, Jean-Louis Borloo, François Hollande, Michel Destot, Chantal Jouanno, Xavier Berntrand, Pascal Bruckner, François Chérèque, Clara Gaymard, Eva Joly, Cécile Duflot, Christophe de Margerie, Pascal Lamy, Elisabeth Guigou, etc… Au nombre des sponsors de l’événement : Renault Trucks, le groupe Casino, Suez Environnement… Tout est dit.
3 Grand merci à Lémi pour son flair. Lui seul pouvait dénicher un foutage de gueule aussi improbable.
4 Libération papier en a tiré une interview qui semble (je dis « semble » parce que je ne peux en lire que le début, le reste est réservé aux abonnés ; les chanceux…) bien peu coller à la réalité des échanges écoutables sur la vidéo, retranscrits au mot à mot dans le passage qui suit.