jeudi 12 mars 2009
Le Cri du Gonze
posté à 17h11, par
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S’il est un livre annonciateur de la crise financière, c’est bien « American Psycho » (1991), de Bret Easton Ellis. Les horreurs décrites n’y ont quasi rien à envie à celles - bien réelles - de nos paysages contemporains. Et Patrick Bateman, anti-héros glacé régnant sur le Dow-Jones, n’est finalement pas si éloigné des Dassaut, Kerviel ou Séguéla. Autopsie d’un mort-vivant en pleine forme.
« Il s’interrompt, reprend ses esprits et déclare, le regard fixé sur un clochard, au coin de la Deuxième et de la Cinquième : C’est le vingt-quatrième que je vois aujourd’ hui. Je les ai comptés. Puis, sans détourner le regard : Pourquoi portes-tu ton blazer en laine bleu marine avec un pantalon gris ? »
Il est parfait Patrick Bateman. Splendide et conquérant, désirable, plus que riche. Une machine de guerre ultra-adaptée à son époque : sourire clinquant, fringues de luxe, corps de guerrier des salles de gym, coke en bandoulière quand la fatigue se fait sentir ; il ne laisse rien au hasard.
Il présente bien, Patrick Bateman, a ses entrées partout, même dans le New-York le plus huppé, celui des Ivana Trump et des défilés Versace. Il ne craint rien, c’est le roi incontesté, celui qui jamais ne tombera parce qu’il a su si parfaitement assimiler les codes d’une époque qu’il en est devenu un emblème, froid et carnassier. Ses « amis » sont pareils, copies conformes, sans morale, on joue Yalta tous les jours au grand théâtre du Dow Jones, l’enjeu est trop important pour s’embarrasser de scrupules. Ensemble ils règnent, sans conscience, la bourse florissante est leur vache à lait, ils sont en haut, tout en haut, ils comptent bien y rester.
Le jour, ils amassent à coup d’investissements habiles, le soir ils paradent dans les bars et boîtes branchées, héros d’une époque. Le reste du monde - ceux qui n’ont rien compris - les regarde en bavant d’admiration. Ils font de même, se reluquent, s’auto-congratulent, ils sont les maîtres, ils le resteront, point final.
Patrick Bateman a tout pour être heureux, insouciant. Après tout, il est la crème de sa profession, trader performant qui surplombe voracement. Le reste du monde peut crever la gueule ouverte, il n’en sera que plus heureux. C’est la jungle, ils est temps qu’ils s’en rendent compte. D’ailleurs, quel plaisir de les voir s’échiner en vain, stupides loosers. Ils triment, titubent, s’agitent en vain, abandonnent, et finissent par tendre des cartons dans la rue en vagissant de misère, Darwin quotidien. Ils méritent bien leurs sorts de pouilleux.
Et pourtant, Patrick Bateman est humain, comprend trop bien la sortie d’un Séguéla affirmant, péremptoire : « dans mon milieu, si t’as pas une Rolex à cinquante ans, t’as raté ta vie. » Ces mots auraient pu être les siens. Il faut le voir se décomposer quand, un soir maudit, ses amis exhibent des cartes de visite plaquées-or, plus clinquantes que la sienne. Un moment atroce. Rien d’autre ne compte alors, c’est la valeur suprême, Bateman encaisse en serrant les dents, mais il n’oubliera pas l’affront.
Chaque jour, le même rituel : la frénésie de l’argent facile, les cours qui s’affolent, les placements qui rapportent vertigineusement, syndrome Kerviel avant l’heure. Même quand ça plonge, les winners - et Patrick Bateman est de ceux-là, c’est évident ( il suffit de voir avec quelle aisance il emballe, même -surtout - armé de mocassins à pompons) - encaissent. C’est naturel, ces gens-là retombent toujours sur leurs mocassins.
Quand parfois un doute (scrupule ?) le traverse, Bateman l’évacue manu-militari. Il y a tant de choses plus importantes : le club de bronzage, les soldes Armani, les cartes de visite plaquées-or, le défilé Versace, le nouveau Club « Must Be », le sexe facile et conquérant, la sémiologie de Whitney Houston, les nouveaux écrans plats de chez Toshiba… Un trader dans son genre ne peut pas se permettre le moindre atermoiement, la réussite est à ce prix.
Quand il était encore ado1, Patrick Bateman a failli dériver vers autre chose, il a voyagé, presque été rebelle. Comme Bush, il a tâté de la coke et a bien aimé, n’a jamais arrêté ; il a failli se rêver rock-star anti-système, a baisé comme un dératé sur son campus sélect, il a même cru - naïveté suprême - refuser le jeu, la voie toute tracée. Et puis, comme tous les autres, sagement, il est rentré dans le rang. Habitus Yale.
Désormais la route est tracée. Il amasse, amasse, Yuppie parfait. Qui l’en blâmerait ? On l’a construit comme ça. Ses frères de non-lutte sont pareils, interchangeables, bourreaux stupides. Troupeau conquérant, jamais ils ne déméritent dans l’adhésion aux valeurs du siècle. Des parfaits soldats, fiers d’être l’élite incontestable. Et pourtant, chez Bateman, quelque chose cloche…
C’est que, quelque part, son chemin tout tracé, exemplaire de réussite, a divergé. Quelque chose ne tourne pas (plus ?) rond chez lui. Comme si, de vivre en cercle fermé dans son milieu de maîtres du monde, il avait déraillé.
La nuit, Bateman sort, arpente les rues, avec un rictus de tueur. Et il tue, torture, mutile, démembre. Tout ce qui se présente, des clodos, des putes, des « amis » qui ont une plus belle carte de visite… c’est plus fort que lui. Le sang sur ses mains, c’est comme les millions dans ses porte-feuilles d’actions, une jouissance jamais rassasiée. Et cette jouissance, éjaculation dominatrice du bourreau gominé, il faut sans cesse la réinventer, la renouveler. Alors il replonge tous les soirs, court les ruelles à la recherche de nouvelles proies, autres clochards, ex-amantes, ce qui se présente (avec une prédilection marquée pour ce qui est très riche ou très pauvre). Addict à l’égorgement, il s’acharne sur des corps sans tête, dépasse cent fois les limites de l’insoutenable, tronçonne, baigne dans le sang en bramant de joie.
C’est comme ça qu’il jouit : le jour, les actions ; la nuit, le sang. Si bien que, pour le lecteur et pour Bateman, les deux finissent par se mêler, indissociables : actions et sang, Dow-Jones et meurtres lugubres, consommation à outrance et folie psychopathe. L’accouplement se fait plus limpide à chaque page. L’horreur meurtrière devient fille naturelle de la finance carnassière2 .
Et c’est bien là que Bret Easton Ellis veut nous mener, constat glacial : ce monde-là, celui de la bourse triomphante et de l’argent facile, crée des monstres, déconnectés de tout sauf de leurs jouissances sonnantes et trébuchantes.
Sur la fin, Patrick Bateman est fatigué, au bord de l’auto-implosion. Plus le livre avance, moins il contrôle sa frénésie. Alors il tue de plus en plus sauvagement, en plein jour, en pleine rue, sans précaution. Le cycle continue, le sang appelle le sang, et rien ne vient y mettre un terme.
Evidemment, à la fin du livre, Bateman court encore, en toute impunité. La police à sa poursuite se montre bien faiblarde, incapable de mettre la main sur celui que tout accuse. L’argent efface les traces, en quelque sorte. Et, on le sait, Bateman jamais ne finira en prison. C’est comme ça, il faut s’y habituer, impunité dollar.
Plus tard, Bret Easton Ellis réutilisera Patrick Bateman, durant quelques pages, dans le tout aussi glacial « Glamorama » (1998). Une manière de prouver que personne ne saurait arrêter la course folle de son héros emblème.
Et aujourd’hui, à voir la folie dans laquelle baigne le système boursier, ses tigres de papier jamais détrônés, triomphants, paradant même quand tout hurle leur culpabilité, j’ai bien l’impression qu’il court encore…
1 Voir un des premiers livres de Bret Easton Ellis,Les lois de l’attraction (1987), dans lequel Patrick Bateman fait une rapide apparition.
2 A ce sujet, le toujours fulgurant Janus Lumignon déclarait dans son récent « Le Kapital expliqué à ta maman » : « Quiconque a lu »American Psycho", sociologie du psychopathe boursier ordinaire, sans en ressentir le caractère profondément prophétique, est un crétin congénital. Bien sûr, il faut prendre du recul : tous les traders ne jouissent pas en torturant des clochards. L’ultra violence de Bateman est évidemment symbolique, reflet de la violence capitaliste bien réelle représentée par le jeu financier mondialisé. Mais, symbolique ou pas, cette violence de caste huppée chaque jour plus marquée, plus évidente, crie sa présence quotidienne. Si bien que le constat s’impose : un meurtrier court et personne ne l’arrête, l’impuissance règne. Quand nous-déciderons nous enfin à arrêter Patrick Bateman ?"