Sévice social, c’est normalement les chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Sauf que l’éducateur n’a pas toujours été banlieusard : aujourd’hui, l’on plonge donc dans le passé et hors la capitale. Direction la lointaine Normandie où Loulou et Michel, handicapés mentaux en bisbille avec les crêperies, se vengent de belle manière.
C’est une masse, Loulou, une vraie masse, une de celles qui te porterait une carcasse de cheval mort sur ses épaules. Et vu qu’il rugit plus qu’il ne parle, forcément, ça rajoute à l’austérité du personnage. La bonne trentaine, un mètre quatre-vingt-dix pour le double de kilos, il a ce visage du Van Gogh tel qu’on l’imagine dans sa chambre d’hosto du côté d’Arles : tignasse rouquine ébouriffée, yeux bleus hagards, gestes saccadés que seuls les médocs viennent calmer. On sort son ordonnance et sa pipette, d’où l’on verse trois gouttes de liquide rouge dans un petit verre d’eau. Loulou boit, rugit une dernière fois, ses yeux se révulsent, il dort comme un plomb.
Ça fait un peu peur à Michel, de voir son compagnon de chambre s’écrouler comme ça. Sa moustache jaunie par le tabac peine à masquer ses rides de sexagénaire. Il est déjà sec et petit, il s’affaisse encore plus, les veines de ses mains gonflent et ses mains se nouent, la crise d’angoisse le gagne, il sue à grosses gouttes, baragouine quelque chose, cherche ses médocs, s’en engouffre une plâtrée. Une bave blanchâtre lui vient aux commissures des lèvres. Il sourit béatement et tombe à son tour.
Premier soir. Bienvenue chez les fous. Une bonne vingtaine de vacanciers handicapés mentaux à encadrer pour un boulot alimentaire de deux semaines. Les failles de la psychose étendent leurs précipices : de paranos en délirants, d’autistes en schizophrènes. Le Nid de Coucous, à côté, me semble un champ de fleurs.
Dernier soir. La crêperie est réservée pour fêter le départ. A Gouville-sur-Mer, Normandie, nous n’aurons pas vu la mer, la faute aux emmerdes, aux médocs, aux gendarmes venus ramener celles et ceux qui faisaient le mur - haut de dix mètres - tous les soirs. Les remparts de la bâtisse doivent avoir plus de deux cents ans et abrité autant d’humiliations.
Vingt bornes dans le bocage pour trouver ce que le Routard promet d’être « un accueil chaleureux et des crêpes originales ». On gare les trois véhicules. Les demoiselles réajustent leurs jupes, les messieurs leurs cravates. Le patron sort sur le pas de sa porte. « Ah, mais, vous comprenez, en fait, ça va pas être possible. C’est pour la même raison que j’accepte pas les chiens dans mon établissement, enfin, les animaux quoi... » Loulou hurle à la mort comme ces grands fauves qu’on égorge ; derrière lui, le reste de la troupe mugit sa révolte. Je trouve une cabine et appelle les gendarmes qui ne se déplaceront pas : au téléphone ils disent « en avoir bien marre de ceux-là depuis dix jours ».
Sur la route du retour, Michel n’en finit pas de taper méthodiquement le poing contre la portière, Natacha, une petite blonde chétive que le vent emporterait, pleure à gros bouillons, Loulou a ouvert la fenêtre et hurle toujours. Je serre les dents et mets la première cassette venue dans l’autoradio. La voix de Piaf essuie les verres au fond du café et monte doucement dans les neuf places du camion.
Je souris instinctivement, Loulou referme la fenêtre. Je monte le volume et ça commence à fredonner derrière. Michel bat de la tête en rythme, accompagné par la grande carcasse de Loulou. « Ça a l’air de vous plaire, Edith, alors je fous le son à fond, et on fait un peu de route, ça vous dit ? » On met à peine deux heures pour faire l’aller-retour jusqu’au Mont-Saint-Michel, goûter les grandes marées. À cent trente sur les nationales, Natacha pleure de rire et de joie. La môme n’en finira jamais de chanter.
Dans la vieille bâtisse, on nous attend de pied ferme. On ne comprend pas trop nos mines réjouies. Certains essaient d’inviter des filles à danser, s’essuient des refus et continuent à taper dans leurs mains en grommelant ce qui ressemble à des chansons.
Six heures du matin, les gendarmes déboulent en hurlant et me demandent de les suivre jusqu’à leur voiture. A l’intérieur, Loulou et Michel sont menottés. Ils sentent furieusement l’alcool, ont les mains sanglantes, rient à tout bout de champ. On roule une petite demi-heure pour arriver devant la crêperie. Loulou et Michel rient de plus belle. On descend de la bagnole, je marche sur des éclats de verre pendant cinquante mètres et arrive devant une vitrine fracassée. Le patron, sur le pas de la porte, a une carabine à la main. L’intérieur est ravagé.
Ils sont fiers comme des rois ; et de rire à la nuit, à la vitrine et aux gendarmes. Je suis des leurs.