mercredi 17 juillet 2013
Sur le terrain
posté à 20h15, par
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« Quelques mois avant son arrestation, Ieng Sary a déclaré, dans un souci de rédemption : « Je n’ai rien fait de mal. Je suis quelqu’un de gentil. » Pour résumer un long chemin d’horreurs, il a ajouté : « L’Utopie a mené à la barbarie. » Le rapprochement opéré par le chef khmer rouge entre projet stalinien et utopie sera ensuite repris, par ses amis comme par ses ennemis. »
Jour 1
Une imposante structure en verre, aluminium et plastique enveloppe un gigantesque centre commercial, pléthore de boutiques chic, griffes de luxe à ne plus en finir. Créatures habituées au monde de Vigipirate, nous sommes surpris par l’absence de policiers, de gardiens et de vigiles. Erreur ! La sécurité des lieux est assurée par la sélection sociale des clients. L’aéroport de Bangkok est l’un des plus grands d’Asie. Le temps d’une correspondance entre deux vols, ses galeries commerciales voient déferler la bourgeoisie et les classes moyennes aisées de Hong Kong, de Singapour, de Malaisie, des Philippines, de Birmanie, d’Indonésie. Quelques routards australiens en chemises à fleurs et shorts colorent la foule de consommateurs.... Fuyant la violence marchande, nous demandons l’asile politique chez un banal fast-food asiatique. Attablées à nos côtés, deux jeunes femmes hongkongaises, avouent venir dans ce temple de la consommation deux fois par an pour acheter des sous-vêtements affriolants qu’elles n’osent pas acheter chez elles ! Dès qu’on contourne les galeries, qu’on emprunte les coulisses et les raccourcis moins fréquentés, on tombe sur le prolétariat qui nettoie les toilettes, qui vide les poubelles, qui déballe les marchandises, qui remplace les ampoules, qui fait fonctionner le monstre… Une autre sociologie.
La presse thaïlandaise anglophone titre sur une querelle soft qui aurait éclaté, lors de la récente réunion de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) à Phnom Penh, entre Obama et le dictateur cambodgien Hun Sen sur la question des « droits de l’homme ».
Faut-il s’inquiéter ?
Jour 2
Quelques heures après notre arrivée à Phnom Penh, nous sommes dans la grande salle destinée au public et assistons à une séance du procès en cours. Nous y retrouvons Vigipirate. Il faut évidemment s’identifier pour pouvoir accéder au procès mené dans le cadre des CETC (Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens), bricolage juridique de compromis entre l’ONU et le pouvoir cambodgien pour juger les crimes commis par le régime khmer rouge, entre 1975 et 1979. Au contraire d’autres tribunaux pénaux internationaux, le CETC observe le droit local et reste sous contrôle du pouvoir politique cambodgien. C’est l’ONU même qui le présente comme un effort pour « renforcer l’État de droit et développer le système judiciaire cambodgien »1.
Le Tribunal est un vaste complexe construit en dehors de la ville, sur un ancien terrain militaire situé à une heure de route du centre. Après avoir traversé un paysage urbain du tiers-monde, nous nous retrouvons dans le cadre ultramoderne d’un centre de conférences avec des moyens techniques sophistiqués et financé par l’ONU, ainsi que par les puissances asiatiques et européennes, du Japon à la France.
Le procès en cours est le deuxième. Le premier, de 2009 à 2012, fut celui de l’ex-marxiste-léniniste - devenu depuis le pieux fidèle d’une secte chrétienne - Kaing Guek Eav, dit Duch. Il fut le chef du camp d’extermination Tuol Sleng, le S21, qui a fonctionné dans les bâtisses d’un ancien lycée dans le centre de Phnom Penh. Condamné, en février 2012, à la réclusion à perpétuité, le tortionnaire est aussi le personnage central des livres de Rithy Panh2.
Ce deuxième procès juge quelques chefs historiques de l’Angkar, l’organisation du parti communiste khmer, qui furent à la tête du Kampuchéa démocratique. Passons rapidement sur les présentations... Ieng Sary, ancien ministre des Affaires étrangères, Nuon Chea, un des idéologues de l’organisation et Khieu Samphan, ex-président de la République. Le grand chef Pol Pot est aux absents définitifs, mort dans le maquis, en 1998. Des criminels devenus vieillards impotents ou mourants, certains encore lucides, d’autres déjà passés de l’autre côté du miroir. Ce serait mission quasi impossible de chercher à ajouter quelque chose de nouveau aux milliers de pages écrites sur cette période meurtrière qui a abouti à l’extermination de 1,7 million de personnes (chiffre officiel)3.
Quelques observations et informations récoltées sur place permettent néanmoins de mieux cerner l’action de cette énorme machine judiciaire. L’emprise du gouvernement khmer sur le déroulement du procès est sans doute l’élément le plus trouble. La structure du tribunal donne une place prédominante aux juristes cambodgiens et le rôle joué par le Président cambodgien de la chambre de première instance du tribunal est central4. En lisant leurs curriculum vitæ, on découvre que bon nombre de ces personnages officiels furent formés dans les universités de l’ex-bloc soviétique. Leurs liens précis avec l’ancien régime khmer rouge restent obscurs ou occultés, mais leur proximité avec le régime actuel du dictateur Hun Sen peut difficilement être dissimulée. La défense ne manque jamais de le souligner, de même que les vieux chefs assis sur les bancs des accusés, pour peu qu’ils s’expriment. Il suffit d’observer quelques interventions de Me Nil Nonn, le Président de la Chambre de ce deuxième procès pour que les doutes se dissipent. Les parties civiles qui viennent témoigner sur la période sont constamment coupées de façon agressive et sèche, leurs propos refusés. Dès que quelqu’un ose exprimer, même timidement, une mise en question globale de ce qui s’est passé, ou tirer des implications pour aujourd’hui, le président intervient, expliquant que ces propos n’entrent pas dans le cadre du procès, qu’ils sont hors sujet. Point barre !
Les liens équivoques de ce personnel juridique avec le passé qu’il est censé juger renvoie inévitablement à une autre question, celle des liens existants entre le régime du Kampuchéa démocratique et les seigneurs du pouvoir actuel. L’un des accusés de crimes contre l’humanité et génocide est Ieng Sary, membre influent du Comité central du Parti communiste du Kampuchéa5. Sa proximité avec Hun Sen, Premier ministre, homme fort du régime actuel, illustre parfaitement l’ambiguïté de la situation6.
- Hun Sen
Commençons par Hun Sen. Ancien cadre khmer rouge, ce sinistre individu échappe, en 1977, aux purges lancées au sein du parti par Pol Pot. Il rallie ensuite le régime communiste pro-soviétique vietnamien. En janvier 1979, il rentre à Phnom Penh dans les bagages de l’Armée vietnamienne. Laquelle, après avoir chassé les Khmers rouges, le place avec son clan à la tête de l’État en 1987.
L’épisode qui suit jette un éclairage tout particulier sur le spectacle auquel nous assistons.
En 1996, déjà au pouvoir, Hun Sen entame des négociations pour signer un cessez-le-feu avec les chefs khmers rouges, qui mènent des actions de guérilla dans les montagnes et forêts où ils se sont repliés. Son but est de pacifier le pays et de mieux asseoir son pouvoir. Il prend contact avec son ex-camarade Ieng Sary. La rumeur veut que Hun Sen lui ait promis l’immunité et une nouvelle vie sous le nouveau régime. Le fait est que Ieng Sary obtient le pardon du roi Norodom Sihanouk, lui-même passé avec ses bagages du côté du nouveau régime après avoir soutenu les Khmers rouges. Le roi n’est pas à une promesse près, ayant changé de camp autant de fois qu’il l’a fallu pour préserver sa vie et sauver ses biens.
Hun Sen opère de même auprès de Nuon Chea, Secrétaire adjoint du Parti communiste du Kampuchéa, un autre sinistre criminel responsable de massacres et actions d’extermination. En 1998, ces deux personnages, auxquels vient se joindre Khieu Samphan, l’ex-chef de l’Etat du Kampuchéa démocratique, retournent à Phnom Phen. En 2007, après quelques péripéties et ultimes tractations, ils sont arrêtés, placés en garde-à-vue et soumis à un interminable procès. Quinze ans plus tard, Hun Sen gouverne le pays d’une main de fer, et ses ex-camarades se retrouvent, floués et trahis, dans le box des accusés du Tribunal. Ceux qui sont encore épargnés par la sénilité s’expriment rarement, mais en off ils ne se privent jamais de présenter le procès comme une manœuvre des Vietnamiens et d’accuser le régime actuel d’être un gang de corrompus vendu à l’Impérialisme. Des amies me racontent d’ailleurs le malaise que suscite chez elles l’écho favorable que ces interventions rencontrent auprès de la majorité de la population. L’ancestrale xénophobie anti-vietnamienne – pays qui serait responsable des maux dont souffre la société khmère – se mélange facilement à un fort dégoût du régime actuel, perçu comme un gang de prédateurs et pillards au service des multinationales. Dire qu’il s’agit d’une farce de justice serait exagéré, prétendre qu’on assiste à un acte de justice est toutefois peu crédible.
Lors de la pause entre deux séances, un gaillard à l’air débonnaire aborde mon ami Hsi Hsuan-wou. Il a dû remarquer nos attitudes dubitatives, flairer que nous avions quelques réticences face à ce spectacle juridique. Il se présente. Sujet de Sa Majesté, avocat de métier, il est conseiller dans l’une des équipes qui assure la défense des affreux. Sur les témoignages des parties civiles, il dit : « Des descriptions d’horreurs comme ça, il y en a à la pelle, c’est une liste sans fin ! » Comme si l’horreur pouvait se banaliser par la quantité ? Habitué des procès internationaux, notre bonhomme est catégorique : « Celui-ci est le plus mal ficelé de tous ceux auxquels j’ai assisté. ». Les liens du Président de la Chambre avec le gang de Hun Sen lui semblent grossiers, dévalorisants pour le procès. Bon... Je lui demande s’il dort bien. En tant qu’avocat, il se doit de défendre tout accusé, me répond-t-il, précisant : « Oui, je dors parfaitement bien. » Et d’ajouter, avec un léger rictus, « Mais mes filles, non ! »
Depuis le premier procès, des dizaines de milliers de Cambodgiens viennent assister aux séances. Débarqués des provinces les plus lointaines, ils profitent des bus gratuits fournis par les services officiels. Aujourd’hui, la salle est pleine de collégiens. Sagement assis, ils flirtent, tapotent sur leur portable, piquent un somme sans se faire remarquer par les gardiens présents sur les lieux. Un sur dix suit le procès avec un semblant d’attention. Que peuvent-ils en tirer, ces ados ? Plus généralement, quelle idée se fait le Khmer moyen de ce spectacle quotidiennement retransmis à la télévision ? La préférence donnée aux émissions sportives, l’affluence devant le petit écran lors des matchs de foot, semblent indiquer que la lassitude a gagné la plupart des habitants.
- Pol Pot
Le pouvoir actuel exploite cette machine judiciaire à des fins de propagande. Le premier des objectifs est de disculper les dirigeants actuels de leur ancienne appartenance au régime Khmer rouge. Dans la brochure officielle distribuée au Tribunal, qui s’adresse surtout aux jeunes nés après 1979, Hun Sen lui-même souligne qu’il s’agit de « juger les Khmers Rouges de Pol Pot ». Sous-entendu, il y en a d’autres qui ont bien tourné, dont lui. Le procès apparaît ainsi comme un élément central de la construction d’une nouvelle histoire officielle. Comme ce fut le cas dans d’autres situations, réduire l’histoire aux atrocités du passé permet de souder une idéologie nationale fondée sur la victimisation. Et une société de victimes est une société demandeuse d’un État fort, protecteur, un État qui se donne toute légitimité pour poursuivre la terreur sous d’autres formes. On y reviendra...
Si le procès gagne en force, c’est du côté des parties civiles. Le travail de mémoire, les témoignages de celles et ceux, survivants, qui viennent en public raconter les horreurs dont ils ont été témoins ou victimes, donnent leur intensité aux audiences. Ce sont des moments de catharsis sociale, qui peuvent contribuer à bâtir une dignité collective face au pouvoir.
Jour 3
L’expérience khmère rouge fut l’un des derniers épisodes sanglants du stalinisme. Et le procès de ses chefs est aussi l’un des derniers procès du stalinisme. Dans le parcours politique des chefs de l’Angkar, on retrouve le fil de ce courant totalitaire, et le Parti communiste français n’est jamais très loin. Ainsi n’est-il pas étonnant de trouver parmi les équipes d’avocats défendant les chefs khmers rouges, à côté d’avocats pénalistes déjà reconnus et de jeunes ambitieux en quête de notoriété, des individus comme Jacques Vergès, ancien compagnon de route des moments les plus troubles du stalinisme français. Petit noyau d’amis et d’amies, les principaux membres de la direction du Parti communiste khmer ont fait leurs études en France et ont milité ensemble au PCF. Au début des années 50, leur formation politique s’inscrit dans le moule rigide du stalinisme français, même s’ils ont ensuite évolué vers la dissidence prochinoise. Les conceptions autoritaires qu’ils ont plus tard mises en pratique au Cambodge peuvent difficilement être isolées de cette genèse, de ces années de formation marxiste-léniniste.
- Ieng Sary
À peine quelques mois avant son arrestation, Ieng Sary a déclaré, dans un souci de rédemption : « Je n’ai rien fait de mal. Je suis quelqu’un de gentil. » Pour résumer un long chemin d’horreurs, il a ajouté : « L’Utopie a mené à la barbarie. » Le rapprochement opéré par le chef khmer rouge entre projet stalinien et utopie sera ensuite repris, par ses amis comme par ses ennemis. À telle enseigne qu’il est aujourd’hui devenu banal de présenter le projet khmer rouge comme l’un des derniers avatars de l’Utopie !
Une telle identification est à multiples usages. Mais il s’agit, essentiellement, de réaffirmer l’idée de l’horizon indépassable du monde tel qu’il va, tel qu’il est. Le syllogisme est bien rodé. Premier temps, l’Angkar c’est la révolution ; le projet khmer rouge, c’est le socialisme, la réalisation de l’utopie. Deuxième temps, puisque terreur et révolution sont indissociables, on se doit de conclure que l’utopie mène inexorablement à la barbarie.
On remarquera que la notion est restreinte à des expériences totalitaires et que l’utopie dont il est question est toujours une utopie d’État. N’empêche que l’amalgame finit par embrasser toutes les expériences historiques au cours desquelles des collectivités ont tenté de reconstruire le monde, s’émancipant des chaînes de l’oppression. Des babouvistes aux collectivisations de l’Espagne révolutionnaire en 1936, des conseils ouvriers de la révolution russe à Occupy Wall Street. Tout est réductible au plus petit dénominateur du projet Khmer rouge. Raisonnement simpliste mais rassurant pour le journalisme de pacotille et les talibans du réalisme.
- Photo Charles Reeve
Soutenu au départ par tous les avatars du marxisme-léninisme, les maoïstes français en premier, le projet autoritaire de l’Angkar a en son temps séduit même quelques illuminés ultragauchistes. La décision prise par la direction de l’Angkar de déplacer des populations, de vider les villes, de détruire les symboles de la société de consommation (des chaînes hi-fi aux voitures) et surtout de supprimer l’argent a excité quelques esprits naïfs. Prêts à confondre l’interdiction (momentanée) de l’argent par un État communiste avec la subversion collective d’un rapport social. Il a suffi que les chefs de l’Angkar aient déclaré à un journaliste être imprégnés de l’esprit des Lumières et des idées de Rousseau, pour que l’affaire soit classée à leur avantage. Des années plus tard - François Furet étant passé par là -, on inversera le raisonnement pour conclure que l’intérêt des chefs de l’Angkar pour la révolution française était bien une nouvelle preuve que celle-ci était le creuset naturel de la terreur, du totalitarisme.
Peut-on classer comme utopie un projet porté autoritairement par une organisation bureaucratique, imposé d’en haut ? Comme ce fut le cas au Cambodge, où un « petit groupe de dirigeants ont imposé leurs vues à l’ensemble de la population7 ». Peut-on mettre sur un même plan le programme d’une direction bureaucratique et l’activité d’une collectivité d’individus cherchant de façon autonome à réorganiser la société ? Si l’on accepte de parler d’utopie génocidaire, d’utopie nazi ou fasciste, d’utopie staliniste, il convient alors de faire la distinction avec d’autres variantes de l’utopie, les utopies émancipatrices. Mais la réflexion se doit d’aller plus loin, encore. Comprendre par utopie un élargissement des possibles est différent de limiter l’utopie à l’expérimentation du possible, d’un monde limité, définitif. Dans le monde tel qu’il est, le génocide, le meurtre de masse, ne sont pas des exceptions, ils s’inscrivent dans le possible. Comme le montre l’histoire récente du capitalisme, jusqu’au Cambodge. Prendre l’utopie émancipatrice comme élargissement du possible, comme revendication de l’impossible, c’est imaginer un monde dans lequel ces horreurs, nationalisme et haine de l’autre, n’auront plus droit de cité. C’est pourquoi intégrer les projets de l’ordre étatique, fascisme et stalinisme, à la notion d’utopie me paraît falsificateur, mensonger — dénaturant l’idée même d’utopie.
On retrouve cet amalgame entre utopie et terreur y compris là où on ne l’attendrait pas. « Au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain. »8 Patrick Deville, l’écrivain voyageur assène, lui aussi, la vérité implacable qui associe idéalisme, utopie et meurtre. Sauf que les tables rases dont il est ici question rappellent étrangement la révolution culturelle chinoise, la construction de l’ « homme nouveau » sur les chantiers de la Kolyma ou dans les champs torrides de canne à sucre à Cuba. Les critiques les plus fausses du régime khmer rouge sont celles qui proviennent des anciens partisans du marxisme-léninisme. Devenus aujourd’hui des réalistes cyniques, ils évitent toujours de nous expliquer comment on pouvait être maoïste en 1970, après les meurtres de masse de la « Révolution culturelle » et du « Grand bond en avant » ? Ce même « Grand bond » fut d’ailleurs une des références du régime de Pol Pot. La nature totalitaire de ces régimes était connue avec certitude, l’ignorer était un acte politique. Comme est politique le fait d’assimiler aujourd’hui utopie à terreur, idéalisme émancipateur à meurtre de masse. N’en déplaise aux réalistes du monde tel qu’il est, le retour de l’utopie est pourtant inévitable dans la société actuelle. Pour peu qu’elle tienne compte de la « réserve de potentialités et d’alternatives » de toute collectivité humaine, pour reprendre la formule de Lewis Mumford9.
Lors d’une audience des parties civiles dans le procès en cours à Phnom Penh, un ancien prisonnier décrit une journée de travaux forcés. Un témoignage parmi tant d’autres. Les bagnards ont l’honneur de la visite du chef khmer rouge Ieng Sary, venu contrôler l’avancement de l’ouvrage. Entouré de ses gardes du corps, Ieng Sary jette un regard rapide sur les colonnes de prisonniers en haillons et affamés avant de s’engouffrer rapidement dans sa Mercedes.
Jour 4
Lorsqu’on prend l’axe routier qui part du centre de Phnom Penh et que l’on se dirige vers l’aéroport, puis vers le Tribunal, c’est un concentré en béton de l’histoire récente du pays qui défile sous nos yeux. Des édifices monstrueux et hideux portent la signature du pouvoir post-khmer rouge : l’Arche de la défense, le Palais de la Paix et le Ministère de l’intérieur. De nouveaux gratte-ciel en verre et aluminium poussent ici et là, des voies rapides à peine terminées s’entrecroisent, déjà surchargées. À la périphérie de la ville, entre terrains vagues et échoppes en bord de route, ce sont les usines-casernes qui prolifèrent. C’est aussi le cas dans la nouvelle Zone économique spéciale, où, d’après la presse, on termine plusieurs dortoirs de 2 000 lits pour accueillir le nouveau prolétariat. Selon Hiroshi Uematsu, honorable administrateur japonais de la zone, il faut faire vite car le nombre d’ouvriers qui y travaillent actuellement (20 000) doit doubler en peu de temps10.
Une amie raconte qu’en 2005, quand elle est arrivée en ville, cette dernière n’avait pas le même visage : les immeubles dépassaient rarement cinq à huit étages, les maisons basses dominaient, rares étaient les rues goudronnées, et il était difficile de dénicher une banque… Mais depuis huit ans, les grues, les bétonneuses et le prolétariat du bâtiment n’ont pas chômé. Chaque fois qu’un nouveau riche apparaît, c’est une maison basse qui disparaît pour faire place à un immeuble de quinze étages, voire plus. La pléthore de banques rend le choix difficile et suit l’essor des nouvelles fortunes. Les vieux trottoirs défoncés servent maintenant de parkings aux innombrables Toyota 4X4 Lexus aux vitres foncées. Sur les grandes artères, la circulation est dense, la pollution agressive. De 2006 à 2011, le nombre de voitures a doublé dans la capitale. Dans les rayons des supermarchés destinés à la nouvelle bourgeoisie, Lucky Market et autres, les marchandises européennes s’arrachent. Celui qui se laisse tenter par des yoghourts vietnamiens se fait vite rappeler à l’ordre par des consommateurs bien intentionnés lui signalant que c’est un produit de mauvaise qualité, puisque provenant de l’ennemi héréditaire, et qu’il faut plutôt acheter Danone ou, à la rigueur, une marque thaïlandaise…
- Photo Charles Reeve
La croissance des nouveaux riches est aussi celle des pauvres, anciens et nouveaux. Comme dans toutes les villes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, les centres urbains attirent les exclus du développement, les laissés-pour-compte de la spéculation immobilière et de l’expropriation des terres par les multinationales de l’agro-alimentaire. L’urbanisation chaotique est la règle, la planète bidonvilles gagne du terrain.
Une question travaille le piéton parisien qui cherche à se faufiler tant bien que mal entre les voitures garées, les touk-touk (triporteurs faisant service de taxi) et les motos, les camelots et les mendiants. Comment est-on passé si vite des Khmers rouges à cette société de nouveaux riches ?
Parler de nouvelle richesse amène inévitablement à parler de nouvelle classe ouvrière. Depuis quelques années, les grandes multinationales ont jeté leur dévolu sur le Cambodge, attirées par une main d’œuvre jeune, malléable et exploitable à bas prix. De nombreuses entreprises du textile et du prêt-à-porter, mais aussi d’autres secteurs industriels, quittent la Chine pour le Cambodge, le Bangladesh, l’Indonésie, le Vietnam. Surtout pour le Cambodge, où les salaires sont parmi les plus bas d’Asie. Ce qui explique la croissance rapide de l’investissement étranger au cours des dernières années, 70 % par an en moyenne. En 2012, plus de 70 nouvelles usines textiles se sont installées dans le pays. Les intermédiaires qui fournissent Carrefour, Gap, Auchan, H&M, Walmart, Levi’s, Go Sport, Leclerc et autres, sont en quête constante des coûts du travail les plus bas. Même si la productivité cambodgienne reste très basse -parfois un tiers de celle des usines chinoises - et si les infrastructures restent fragiles, les salaires misérables séduisent les maîtres du profit. La récente et maigre augmentation du salaire minimum en Thaïlande a d’ailleurs suffi pour que des entreprises délocalisent de l’autre côté de la frontière, au grand bonheur de Cham Prasidh, ministre du Commerce cambodgien qui loue « nos bas coûts du travail »11.
Au Cambodge, il faut un revenu mensuel de 280 dollars pour satisfaire les besoins minimums. Or, fin 2012, le salaire mensuel moyen d’une ouvrière du textile ne dépassait pas les 80 $12. Plus d’un tiers de la population vit largement en-dessous du seuil de pauvreté officiel, qui est de 0,63 $ par jour. Et environ la moitié de la population survit avec 2 $ par jour. La quasi-totalité de la nouvelle classe ouvrière est composée de très jeunes femmes qui peinent à s’alimenter correctement, et la presse fait souvent état de malaises à répétition dans les ateliers situés dans la banlieue de Phnom Penh13.
Bien évidemment, avec les ouvriers et l’exploitation, arrive la satanée lutte des classes ! Des grèves éclatent ainsi contre les bas salaires, les mauvaises conditions de travail et de vie dans les dortoirs où sont parqués les prolétaires14. Et les manifestations ouvrières sont régulièrement suivies de brutales interventions de la police.
L’hiver 2012 fut particulièrement ingrat pour les patrons : une forte vague de grèves a agité plusieurs grandes usines textiles situées dans l’Est du pays et appartenant à des capitalistes taïwanais. Ces derniers se sont alors empressés d’incriminer les patrons japonais d’une usine située dans la région, parce qu’ils auraient eu la mauvaise idée d’augmenter de façon inconsidérée les salaires ! C’est pourquoi Ken Loo, le chef du patronat cambodgien du textile, n’oublie jamais d’insister auprès des entrepreneurs pour qu’ils « résistent aux revendications ouvrières »15. Faute de quoi les usines qui viennent à peine de s’installer risquent bien de repartir ailleurs… Voilà quelqu’un qui n’a rien d’un idéaliste, tout le contraire : cet homme est un monstre de réalisme !
En attendant, la part du coût du travail dans le prix d’une marchandise produite dans ces régions d’Asie et vendue sur les rayons des distributeurs européens est en moyenne de 1 à 3 %.
Jour 5
Nous partons vers le nord-ouest, direction la ville de Battambang, tassés dans un vieux taxi. Partis au petit matin, nous devons arriver avant la tombée de la nuit, avec des brefs arrêts à Oudong et Pursat. Avant le départ, entre deux tasses de thé, notre attention est attirée par un curieux fait divers dans The Cambodia Daily16. Le gouvernement de Singapour annonce l’arrestation de 29 chauffeurs de bus chinois, accusés d’avoir été les meneurs d’une importante grève sauvage dans l’entreprise de transports publics de la ville. Les 171 chauffeurs chinois restants ont repris le travail après l’intervention de l’ambassade de Chine ! Les dangereux agitateurs risquent deux ans de prison et une amende de 2 000$… suivie de déportation. Selon le porte-parole du gouvernement, ils auraient « planifié et prémédité une grève (…) constituant une grave menace pour l’ordre public ». De son côté, le ministre chinois du Commerce extérieur déclare suivre les événements attentivement. Commerce extérieur ? La bourgeoisie rouge chinoise ne s’encombre pas d’idéologie ; ces travailleurs sont de vulgaires marchandises exportées, pas censées se rebeller contre leur valeur d’usage.
On compare souvent le développement du capitalisme dans ces régions du monde avec ce que l’on a pu observer ailleurs et à d’autres époques. Une comparaison fallacieuse : nous vivons une phase différente du capitalisme. Les sociétés d’Asie subissent aujourd’hui de profondes ruptures, facteurs d’inégalités abyssales et de ravages humains, de marginalisation rapide et définitive de grands ensembles de population, de déséquilibres locaux et régionaux, et de destructions écologiques irréparables. Des centaines de millions d’individus sont chassés des campagnes et rejoignent les villes, en l’une des plus grandes migrations de l’histoire, tentative désespérée d’échapper à la pauvreté, aux formes archaïques d’oppression, aux maladies et à la mort prématurée.
Ces masses rurales endurent une rapide et violente prolétarisation. Dans le meilleur des cas, au prix de révoltes lourdement réprimées, les travailleurs réussissent à améliorer modestement leur sort. Mais pour une courte durée, car toute amélioration provoque la délocalisation immédiate des entreprises vers de nouvelles zones. Dans ce présent sans avenir, cette nouvelle condition semble appelée à devenir permanente. Tout est bloqué et l’idéologie de la promotion sociale qui a accompagné naguère le développement du capitalisme et fondé la croyance dans le système démocratique, n’est plus d’actualité. Même les nouvelles couches salariées intermédiaires - la « classe moyenne émergente » - subissent une rapide prolétarisation. L’avenir réside dans la concentration sans limites de la richesse. Certains caractérisent le phénomène en parlant de « transformation explosive de l’Asie »17.
En Inde, cas exemplaire de ces sociétés désormais appelées « émergentes », le pourcentage d’enfants affamés (50 %), n’a pratiquement pas changé depuis quinze ans, alors que les plus riches contrôlent aujourd’hui 22 % du revenu total, contre 1 % il y a quinze ans.
Le petit Cambodge, société rurale de 15 millions d’habitants, est lui aussi happé par cette « transformation explosive », pris dans un véritable tourbillon de dégâts et de destructions. Une violence nouvelle, qui succède à celle de l’expérience staliniste des Khmers rouges.
Sur la route N°5, alors que nous roulons vers Battambang, le « progrès » et le « développement » ne tardent pas à se manifester. Après Pursat, sur le bord de la route, des usines sortent partout du sol. Les unes, à peine terminées, sont déjà en activité ; d’autres se bâtissent à tout allure. De toute part, des édifices bas, ensembles de hangars, d’entrepôts et d’ateliers, avec des immeubles attenants qu’on imagine être des dortoirs. En fin d’après-midi, nous croisons sans cesse des camions, par dizaines puis centaines, transportant, tassées sur les plateformes, des milliers de jeunes femmes. C’est samedi, et le nouveau prolétariat féminin cambodgien rentre pour le week-end dans les villages environnants. Elles ont entre 15 et 20 ans, la plupart portent le foulard islamique des Chams.
Jour 6
Battambang a le rythme lent d’une ville du Sud et des relents de ville post-coloniale. Ici aussi, l’industrie du béton applique sa politique de la table rase, et les nouvelles constructions s’enchevêtrent dans un chaos urbanistique post-moderniste. Cachés derrière de hauts murs et une végétation luxuriante, des petits hôtels chics attendent les touristes en balade exotique. Les rues en terre battue sont bloquées par des fêtes de mariage, les chauffeurs de tuk-tuk attendent les clients en somnolant sur le siège arrière, et une foule dense se presse sur les marchés bien approvisionnés. Les catégories de sinistre mémoire instaurée par le régime khmer rouge, « peuple ancien » et « peuple nouveau »18, ont disparu pour être remplacées par celle du « peuple unijambiste », présent partout. Ce sont les éclopés des mines antipersonnelles, engins de mort qui ont laissé une trace de sang supplémentaire dans la société cambodgienne. Souvent, les mutilés agrémentent la mendicité de la vente aux touristes de livres photocopiés, en anglais et en français, sur le régime khmer rouge. L’horreur dont ils ont été victimes alimente ainsi leur survie actuelle.
Dans un estaminet, nous croisons deux jeunes portugaises de Porto travaillant pour une ONG qui s’occupe de l’éducation d’orphelins. Encore un fléau de la guerre. Loin du pays natal pour mieux respirer. « Sûr, il y a aussi beaucoup à faire au Portugal, mais ici, au moins, on est loin de la famille. » Le Cambodge comme échappatoire !
Freddy est né dans un camp de réfugiés à la frontière thaïlandaise. Avec l’aide des prêtres catholiques, sa famille est arrivée jusqu’en France, où il a grandi, jeunesse et adolescence, dans les barres HLM de la banlieue de Mulhouse. Un Khmer, lascar de banlieue, souvent drôle, parfois dur et réservé, mi-anar, mi-business man. Son regard se voile parfois d’une tristesse qui traduit la difficulté de ce choix de réparation avec le passé, qu’il n’est pas sûr de pouvoir assumer jusqu’au bout.
Avec lui, nous avons vécu deux jours de riches échanges. Car nous sommes sur la même longueur d’onde, nous partageons une même façon de voir ce monde inacceptable. Une confiance s’est installée. Nous avons pu dépasser le refoulement, le silence et la méfiance de la guerre civile.
Freddy nous conduit hors de la ville. Dans les villages de pêcheurs Cham, sur les bords des rivières polluées, où le nombre d’enfants malades augmente chaque jour. Mais aussi dans les quelques coopératives artisanales ou petites affaires familiales, où l’on s’active pour survivre tant bien que mal. Les incontournables ONG sont toujours là. Rien ne se fait sans elles, très peu se fait avec elles…
Pour Freddy, il ne fait pas de doute que l’éradication quasi-totale des anciennes élites a permis à la caste affairiste issue de la direction des Khmers rouges d’arriver au pouvoir. La nouvelle classe dirigeante est aujourd’hui bien assise et a les mains libres pour vendre le pays aux multinationales. Petit pays coincé entre les intérêts des grandes puissances, les États-Unis, la Chine et naguère l’URSS (dont le régime du Vietnam du Nord a naguère été l’agent actif dans la région), le Cambodge reste un territoire en proie à des intérêts contradictoires. Un pays où, par le passé, autour du Mékong, se sont affrontées deux puissantes civilisations, celle de la zone chinoise et celle de la zone indienne. Un État qui reste toujours voué aux conflits et aux catastrophes. Dans les provinces de l’Ouest, proches de la frontière thaïlandaise (à l’ombre de l’occident nord-américain donc) l’obsession anti-vietnamienne est moins présente, et c’est la Chine qui passe pour « le grand méchant ». « Nos ennemis ! », rappelle Freddy chaque fois qu’une inscription en caractères chinois croise nos regards. C’est que dans la région, les grandes entreprises de l’agro-industrie et de l’exploitation du bois sont contrôlées par la Chine19. Freddy n’oublie pas pour autant de rappeler le rôle précurseur qu’a joué le régime khmer rouge dans la déforestation, l’exploitation du bois et la culture massive du riz. Dans les camps de travail khmer rouge, on « purifiait » le « peuple nouveau » et, au passage, on préparait le terrain à Monsanto. Dans les années 1950, précise Freddy, la forêt, avec une large proportion de forêts primaires, occupait 80 % du territoire du Cambodge. En 2012, elle ne couvrait plus que 3 % de la surface du pays. Dans la province de Battambang, les ONG et des fonctionnaires du ministère des Forêts n’ont ainsi de cesse de dénoncer l’implication du gouvernement dans ce pillage, signalant souvent des camions de l’armée chargés de bois rares. Affaires classées sans suite…
Depuis 1991, année où le Cambodge a été placé sous administration des Nations Unies, des centaines d’ONG se sont installées dans le pays. On parle au Cambodge de deux États : l’État-ONG, qui gère la « société civile » et fait vivre une importante communauté d’expatriés fort bien rémunérés, et l’État-Hun Sen, qui gère la police, l’armée… et le pillage. Le rapport entre les deux n’est pas toujours harmonieux, mais tant que le premier laisse au second la liberté de vendre le pays aux multinationales, tout peut se négocier. Certaines ONG gardent quand même un espace de parole, dénoncent, alertent, mettent en garde. « Ce que je vous raconte sur la situation du pays, je ne pourrais jamais l’énoncer publiquement, le mettre par écrit. Je signerais sinon ma sentence de mort et on retrouverait mon corps dans une décharge, ou peut-être, on ne le retrouverait jamais… », soutient Freddy. Notre ami tient à sa vie et à celle de ses proches, évite certains bars et lieux publics, ne livre le fond de sa pensée que lorsque nous nous trouvons au milieu de nulle part.
- Photo Charles Reeve
L’adage populaire dit que « Les murs ont des oreilles ». Ici, ils ont aussi des visages, comme le rappelle le temple du Prasat Bayon… Les Khmers rouges, qui prétendaient avec démagogie faire table rase du passé, faisaient en fait bon usage des catégories et coutumes de l’ancienne société, qui leur permettaient d’asseoir leur pouvoir. L’État devait être présent partout dans la société et un de leurs slogans était particulièrement explicite : « L’Angkar a autant d’yeux qu’un ananas. 20 »
Jour 7
Les acrobates adolescents du cirque de Battambang se produisent devant un public composé dans sa quasi-totalité d’occidentaux et de membres de la diaspora cambodgienne de passage. Ce soir, on apprend que deux d’entre eux vont partir à Montréal, avec le « Cirque du Soleil ». Applaudissements nourris. Ces jeunes sont sortis d’affaire et on est contents pour eux…
Le retour en ville se révèle moins ludique. Nous partageons un tuk-tuk avec une bourgeoise brésilienne en vadrouille en Asie, qui s’obstine à parler en anglais comme si l’usage du portugais la rabaissait au rang de sous-développée. Elle parle des « gentils » Cambodgiens comme s’il s’agissait d’une réserve d’Indiens d’Amazonie destinés à devenir des employés de maison pour bourgeois des quartiers chics de Sao Paulo. Le dégoût nous gagne et un silence épais s’installe entre nous.
The Phnom Penh Post fait état des nouveaux liens militaires qui se nouent entre les USA et le régime en place. Finalement, la fâcherie entre Obama et Hun Sen était de la poudre aux yeux… Depuis 2008, le Cambodge – au même titre que les Philippines, le Bangladesh et l’Indonésie – applique la nouvelle politique du Pentagone dans la région. Des unités d’élite, dites de « lutte anti-terroriste », sont désormais entraînées dans une base khmère. Le général qui commande ces gorilles, formé à l’Académie militaire de West Point en Virginie, n’est autre que Hun Manet, l’un des fils du cher Hun Sen. Papa est un ancien khmer rouge démocratisé, fiston est au service du monde libre. Bien entendu, derrière la novlangue de la « lutte anti-terroriste » se profilent d’autres intérêts géopolitiques. Et il n’est pas sûr que cette nouvelle politique du Pentagone plaise aux capitalistes rouges chinois.
Au petit matin, nous embarquons sur une vieille barque en bois qui remonte le fleuve Sangker jusqu’au lac Tonlé Sap. Il y a là une petite société, mélange de jeunes et moins jeunes routards occidentaux et d’habitants de la région, qui rejoignent leurs villages flottants ou sur pilotis. Tassé à l’arrière, un groupe de jeunes moines bouddhistes garde le silence tout le long du voyage. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de Battambang, les villages sont moins pauvres. Ici et là, entre les cabanes et maisonnettes décrépies, on découvre une mosquée toute neuve avec bâtiments attenants, école et centre social. Les pays du Golfe soignent leurs intérêts en mettant de l’ordre dans l’Islam des Chams. La barque fait omnibus, ici on débarque une grand-mère, plus loin on embarque un jeune fonctionnaire ou un commerçant en déplacement. Au village, dès que la barque s’annonce, les petites pirogues - la moto locale – s’approchent pour récupérer la fille, la mère, le mari ou la grand-mère, qui rentrent de la ville les bras chargés de sacs et de paquets, de poules et de quarts de viande achetés au marché de Battambang. Puis, on repart…
Huit heures de cinéma du réel, un temps qui n’est pas encore celui du productivisme urbain, des tableaux de vie qui se succèdent les uns aux autres. Il y a de l’eau partout, à perte de vue, de l’eau mélangée à la terre, des marais, et une pléthore d’oiseaux. Arrivée à l’embouchure du fleuve, la barque fait une courte traversée du Tonlé Sap pour accoster au port fluvial de Siem Reap. Le brouhaha urbain reprend le dessus, les 4X4, les motos, les tuk-tuk et la poussière. Bienvenus au pays d’Angkor !
Jour 8
Voici l’usine touristique sous sa facette la plus agressive. Il y a quelques décennies, Siem Reap était une petite bourgade au bord du lac Tonlé Sap, entourée de 50 kilomètres carrés de temples et de ruines d’une civilisation disparue. C’était le lieu d’étude favori des professionnels élitistes de l’École Française de d’Extrême Orient et de quelques aventuriers à la dérive. Mais l’ami Hsi Hsuan-wou est désormais incapable de retrouver la trace de ses pas d’il y a cinquante ans… Parce qu’aujourd’hui, Siem Reap est une grande ville, avec un aéroport international où débarquent quotidiennement des troupeaux de touristes en provenance du monde entier et des pays asiatiques proches. La naissance d’une classe moyenne en Chine ou en Corée signifie aussi une nouvelle demande touristique.
Ces ruines sans fondations, ces pierres non cimentées ayant subi les outrages du temps, ont du mal à résister aux quelques deux millions d’individus qui défilent au pas de course chaque année. La ville elle-même s’affirme modèle de business, de corruption, d’affairisme. Une véritable kermesse marchande. Il y a des hôtels, des banques, des bars et des mangeoires à touristes, des commerces de souvenirs. Et partout, le « peuple unijambiste », des estropiés, des mendiants. C’est qu’en se repliant vers l’Ouest en 1979, les troupes khmères rouges en déroute ont abondamment miné les forêts de la région.
Sur le boulevard Sivatha, des beaufs australiens, obèses, en short, plongent leurs jambonneaux dans des bacs d’eau fétide placés à même le trottoir ; des bancs de petits poissons carnivores, supposés nettoyer les peaux de leurs pieds, y frétillent… Le spectacle insolite vaut le déplacement et nous regrettons d’avoir oublié à Paris nos piranhas de compagnie.
Au sommet de cet édifice marchand se trouve le commerce de la chair fraîche. Le tour opérateur qui respecte une vision moderne du tourisme culturel complète la visite des temples par une soirée chaude. La prostitution de la jeunesse s’exhibe dans la rue, des gamins de 13- 15 ans circulent en groupes, aguichant les clients, en quête d’aventures marchandes. Sur leurs T-shirts on lit, « No money, no honey ! » Abasourdis, nous nous réfugions dans notre « guest-house », tenue par un couple franco-khmer qui, par la force des choses, assure aussi le suivi psychologique. Heureusement, il y a les vieilles pierres pour nous occuper ; nous ne remettrons plus les pieds dans le centre ville. La formule des jeunes anars nous apparaît encore plus juste ici : « tourisme = terrorisme ».
Keo Chantha, le jeune homme chauffeur de tuk-tuk qui nous attend chaque jour devant la « guest-house », parle un peu l’anglais. Il a fait des études d’informatique. Car, comme chacun le sait, c’est l’avenir… Originaire de la campagne proche de Siem Reap, il vit avec sa femme et leur fils dans une petite chambre louée en ville. Il travaille plus de quatorze heures par jour, roule sur des chaussées mal entretenues, rentre chez lui le dos cassé le soir venu. Souvent, il doit se lever au milieu de la nuit pour conduire des touristes japonais voulant absolument voir le lever du soleil devant le temple Banteay Srei. Les travailleurs des tuk-tuk sont une illustration vivante de la précarité et de la prolétarisation de nombreux jeunes diplômés. Nous demandons à Chantha si le métier est organisé, s’il existe des syndicats, voire même des associations de propriétaires de véhicules ? Non, pas à Battambang en tout cas, où c’est la loi du chacun pour soi, concurrence féroce dont le but ultime est de devenir propriétaire de son propre triporteur. À Phnom Penh, nous avons bien remarqué que les chauffeurs qui travaillent devant tel ou tel hôtel, restaurant ou immeuble, ont créé entre eux un lien informel. Qui ne semble pourtant pas aller plus loin qu’une simple défense corporatiste d’un territoire, d’une clientèle.
L’image du temple Ta Prohm est peut être celle qui nous parle le plus. Pendant des années, la jungle a entouré et digéré les lieux de pouvoir du système absolutiste et totalitaire d’Angkor. Ce qui semblait inébranlable et inamovible fut disloqué par les puissantes racines des arbres fromagers. Avec la décadence et ensuite l’effondrement du royaume, des dizaines de milliers de religieux, fonctionnaires, prêtres, disparurent dans la nature... Et la forêt a envahi les vestiges de pierre. Rappel que les systèmes, même les plus durs, restent éphémères, fragiles, historiques. Preuve que ce qui est ne l’est jamais pour toujours. Cela pourrait bien servir d’allégorie à l’avenir de l’empire capitaliste. À contre courant du discours du déterminisme historique, du fatalisme, de la soumission à l’ordre éternel.
Jour 9
Scènes de lutte des classes moderne à Phnom Penh.
Premier acte, chez Nex-T Apparel, une usine textile : une grève y dégénère en émeute. « Deux cents grévistes en colère ont tout cassé dans l’usine. Les bureaux de l’administration ont été particulièrement visés. Les travailleurs réclamaient de meilleures conditions de travail, exigeaient que la direction les traite avec respect et demandaient la réintégration de trois ouvriers membres du syndicat. »21 Le patron a d’abord fait appel à la police, avant de demander réparation en justice… Les syndicalistes répliquent que « la direction ne peut pas résoudre le problème par des moyens juridiques » et que « la grève continue jusqu’à ce que les revendications soient satisfaites ». Un piquet de grève s’installe devant l’usine.
Deuxième acte chez Kingsland Garment Co. Les ouvriers campent devant l’usine après avoir déjoué une tentative de déménagement des machines par la direction. En septembre 2012, ils ont appris que l’usine devait provisoirement fermer jusqu’à janvier. Le provisoire est devenu définitif, la direction a disparu et les indemnités dues par la loi n’ont pas été versées. Tactique patronale bien rodée partout sur la planète. Les 200 ouvriers s’organisent, forment un comité et des piquets de grève. Tandis que certains se sont lancés dans une grève de la faim, l’assemblée a décidé de bloquer les routes du quartier afin de sensibiliser la population et de populariser sa lutte. La police a chargé avec violence. L’usine travaillait pour les multinationales, H&M et Walmart, lesquelles ont bien sûr rejeté toute responsabilité. « Le patron s’est enfui. Mais c’est Walmart et H&M qui ont fait des profits avec notre travail, ils doivent payer ! », réfute Oun Buy, ouvrier depuis dix ans dans l’usine.
Coup de théâtre. De façon inattendue, la situation est en train de devenir embarrassante pour les capitalistes. James Mac Cormick, ancien salarié nord-américain de Walmart, est à Phnom Pehn ,où il s’active dans une ONG d’aide aux ouvriers du textile. Efficace, il contacte les militants de Warehouse Workers for Justice, un centre ouvrier actif dans les dépôts de Walmart dans l’Illinois. Lequel organise immédiatement des manifestations devant plusieurs magasins Walmart aux Etats-Unis, avec le slogan : « La lutte est la même au Cambodge, au Bangladesh, en Amérique ou au Mexique ». L’internationalisme ouvrier résiste à la mondialisation !22 Ken Loo, le redoutable chef du patronat local, fait grise mine…
Z., une amie d’amie, qui vit et travaille au Cambodge depuis 2005, est formelle. En peu de temps, la question sociale est venue se placer au centre de la vie publique et politique. Dans un pays qui n’en finit pas de refermer les plaies des guerres et du génocide khmère rouge, une nouvelle classe se forme et s’affirme au grand jour, dans et par la lutte, contre les conditions d’exploitation imposées par les multinationales. Pour Z., c’est un tournant, car ces développements vont à l’encontre de la soumission ancestrale qui caractérisait la société khmère. Le projet de capitalisme d’État rachitique a sombré avec la chute de l’Angkar ; dans la foulée, le capitalisme privé a introduit de nouvelles relations sociales, de nouvelles contradictions. Sont apparues aussi de nouvelles attitudes et mentalités. Avec les usines et les concentrations ouvrières, des syndicats se sont naturellement formés. Certains, émanation directe du clan au pouvoir, jouent volontiers le rôle de briseurs de grèves. Par contre, et vu la violence et l’autoritarisme du parti de Hun Sen, tout syndicaliste soupçonné d’être proche des partis politiques d’opposition se trouve en danger.
C’est ainsi que depuis une dizaine d’années, la liste des syndicalistes assassinés s’allonge, et les militants ouvriers cherchent désormais à se positionner de façon indépendante. Des ONG présentes, dont certaines ont des liens avec des syndicats occidentaux, y jouent un rôle. Mélange de ces influences et de l’expérience propre aux luttes sur place, le refus de la récupération politique est aujourd’hui manifeste. On assiste également à la mise en place, sur les réseaux sociaux, d’un système de liens d’information sur les grèves, les mouvements anti-expulsion et anti-expropriation.
Le vendredi, 16 novembre 2012, plus de 3 000 personnes manifestaient à Phnom Penh, devant le Parlement. Elles tentaient ensuite de se diriger vers le ministère des Affaires étrangères, pour faire entendre leur voix avant la prochaine réunion de l’ASEAN qui devait avoir lieu dans la ville. Mais la police a dispersé de façon violente la manifestation. Dans la foule, en plus d’activistes locaux et de représentants de quelques ONG, étaient présents des paysans expulsés de leurs terres, des travailleurs du sexe, ainsi qu’un nombre important d’ouvriers du textile. Tous protestaient contre les expulsions et la répression23.
Étonnante est la vitesse avec laquelle les formes modernes de lutte collective se sont imposées dans une société rurale à peine sortie d’une longue nuit d’horreurs. Malgré la violente répression de l’État, les grèves, les manifestations et les résistances aux expulsions prouvent que le mur de la peur s’effrite. Il est difficile de savoir si le travail de mémoire sur la période totalitaire récente a une influence sur la revendication de dignité qui imprègne ces luttes et ces mouvements. Mais pour les seigneurs du capitalisme international, qui voient ces sociétés comme des réserves de main-d’œuvre bon marché, cela n’augure rien de bon.
Jour 10
La Cour de Phnom Penh juge aujourd’hui une affaire plus facile que celle des anciens dirigeants khmers rouges. Un gang de malfrats, dont certains sont de respectables officiers de l’armée, est accusé de vider systématiquement les conteneurs stockés sur le port autonome de Phnom Penh en attente de départ vers les États-Unis24. Des lots de marchandises destinés à Walmart ou à Gap, sont détournés sur les marchés de Phnom Penh, de Battambang, de Kratié ou Siem Reap.
On ne peut pas prétendre que la corruption soit un trait spécifique à ces sociétés, sachant qu’elle s’étale comme de l’huile dans les soubassements de nos vieilles démocraties. Cela étant, le Cambodge est classé parmi les pays les plus corrompus au monde. Ici, une minorité s’enrichit vite et rapidement. Rares sont les voitures de milieu de gamme. Soit on garde la même moto toute sa vie, soit on passe directement au 4X4 Lexus.
Dans les campagnes, la vague d’expropriations de terres a fini par créer une situation de révolte endémique.
En mai 2012, dans une tentative pour calmer les esprits, le gouvernement Hun Sen annonce un moratoire sur les expropriations au profit des grandes entreprises de l’agro-industrie. Puis, une fois l’effet d’annonce passé, le mouvement reprend... Six mois plus tard, la presse révèle que 32 concessions, couvrant plus de 200 000 hectares, ont été attribuées à des entreprises locales et internationales. Plus de la moitié de ces concessions se trouvent dans des zones naturelles dites protégées25.
Z. a circulé quelque temps dans la province de Kratié, l’une des provinces du Nord-est et de l’Est qui sont aujourd’hui la proie des multinationales. Dans ces contrées, le pouvoir politique exproprie les terres communautaires à tour de bras et les vend ensuite aux grosses entreprises qui plantent des hévéas pour récolter le latex. La concurrence est rude : des entreprises chinoises, et même vietnamiennes, disputent ces terres aux groupes occidentaux. Parmi les heureux bénéficiaires, on retrouve de vieilles connaissances, des habitués des hautes sphères du pouvoir parisien. Le groupe Bolloré, par exemple. Z. a approché de près le représentant local de cette association de malfaiteurs, lequel, sans sourciller, lui a déclaré que la multinationale venait apporter un souffle de civilisation aux peuplades primitives de la région.
Jusqu’à récemment, de nombreuses terres étaient communautaires, exploitées collectivement par les paysans selon des codes ancestraux. Pour que les terres communautaires puissent être vendues, il faut auparavant passer par le partage et l’attribution de titres de propriété. Une sorte de « réforme agraire » imposée par l’État. Dans ce processus, l’épisode stalinien a été fort utile, puisque les terres communautaires furent transformées en propriété d’État par les Khmers rouges. Aujourd’hui, le pouvoir actuel divise le bien public en propriétés privées. Pour ce faire, des brigades paramilitaires de jeunes du Parti du peuple cambodgien (PPC) au pouvoir sont envoyées dans les villages pour « mobiliser » les paysans. Il s’agit, en fait, de les convaincre de quitter les anciennes terres communautaires et d’accepter des titres de propriété, qu’ils seront par la suite « invités » à vendre. Au cours de ces transactions, nombreux sont les paysans qui se trouvent dépossédés de terres pour sombrer dans la détresse, vivant du travail de leurs enfants devenus salariés précaires et mal payés chez Bolloré ou autres bienfaiteurs. Le peuple est rarement dupe de ces manœuvres et des révoltes éclatent régulièrement. En mai 2012, dans une région de Kratié, la police a investi des villages et tiré sur les paysans, tuant un jeune homme, Heng Chanta. Hun Sen n’a pas hésité à présenter la résistance aux expropriations comme un complot séparatiste… voire comme relevant du terrorisme. Depuis, la tension reste vive et, début novembre 2012, un jeune milicien du PCC a été à son tour tué lors d’un « accident ». Les funérailles se sont déroulées en présence de Hun Sen, accueilli par les jeunes miliciens aux cris de « Vive notre deuxième père ! »26
L’expropriation des terres au profit des grands groupes multinationaux de l’agro-industrie est une tendance générale en Asie et en Afrique. Le Cambodge est aujourd’hui un lieu privilégié pour ce type de saccage de la nature. On estime qu’un tiers de la terre cultivable y est la cible des expropriations. Depuis le début de ce siècle (en dix ans environ), environ 400 000 personnes auraient été expulsées de leurs terres ou des terres communautaires, migrant ensuite vers les périphéries des villes27.
Le pouvoir cambodgien ne se contente pas de cautionner ou d’approuver les expropriations en tout impunité. Il vend ou loue directement des terres cultivées ou cultivables au plus offrant. Ainsi, selon l’ONG NTS Alert, un grand groupe australien, BKK Partners, prévoit d’acheter 100 000 hectares de champs producteurs de riz, de bananes et de sucre. Depuis 2010, le Koweit loue déjà des terres sur place pour produire du riz.
François Ponchaud, qui peut difficilement être soupçonné de sympathie envers les Khmers rouges, revient à ce propos sur l’apparente indifférence du peuple vis-à-vis des Procès. « Que restera-t-il du Cambodge dans dix ans ? Les autorités cambodgiennes ont vendu toutes les forêts, ont bradé des concessions énormes aux étrangers. Les Cambodgiens sont dépossédés de leurs propres terres, avec le cortège de spoliations, d’expulsions. Les affres du présent comptent bien plus pour les Khmers que les tragédies d’il y a trente ans. »28
Jour11
Par voie de presse, nous faisons la connaissance de Gregory Clémente, jeune branché genre HEC, cravaté, gominé et propre sur lui, représentant de l’Agence Française pour le Développement, qui est reçu en grande pompe par Van Sou leng, représentant de l’association patronale de l’industrie textile. En quel honneur ? Simple : on signe un accord qui prévoit l’ouverture d’une école de formation pour ouvriers qualifiés dans les métiers du textile. Le savoir-faire hexagonal au service des patrons cambodgiens. Encore une action civilisatrice ! L’accord précise que les formations seront exclusivement réservées aux Cambodgiens. Et pourquoi donc cette précision ? L’association patronale du textile regroupe aujourd’hui plus de 500 entreprises. Lesquelles emploient plus d’un demi-million d’ouvriers, ou plutôt, d’ouvrières… Les exportations de textiles pour les grandes marques européennes et nord-américaines du prêt-à-porter augmentent d’année en année et le secteur est devenu la locomotive de l’économie locale. Au Cambodge la grande majorité des ouvriers non qualifiés sont des Khmers, alors que les ouvriers qualifiés sont des immigrés, des Chinois, des Malais et des Philippins avec des salaires plus élevés. La formation d’ouvriers cambodgiens permettra ainsi de d’abaisser le coût moyen du travail et aussi de réduire l’émigration. Oui, le patronat local se plaint déjà d’un manque de main d’œuvre dans une industrie textile en expansion. Nombreux sont les jeunes qui émigrent vers des pays proches où les salaires sont plus élevés, la Thaïlande surtout (où travaillent plus de 400 000 Khmers), mais aussi la Malaisie, et même la Corée du sud. Les jeunes femmes khmères sont particulièrement vulnérables aux pièges des réseaux du trafic de main d’œuvre, du commerce sexuel en particulier29.
Déambulant dans les rues au sud du boulevard Preah, nous tombons, rue 113, sur Tuol Seng, l’ancien lycée qui fut le bâtiment principal du centre S21. C’est là que furent détenus, torturés et exécutés des milliers de prisonniers, pour une bonne part membres du parti, accusés de trahison et de complot contre la ligne de Pol Pot. Il s’agissait, parfois même, d’anciens cadres du centre accusés de trahison… Des meurtriers devenus à leur tour des victimes. Vu de l’extérieur, l’ensemble des bâtisses, rebaptisé Musée du crime génocidaire, est une masse grise et plutôt délabrée. Pas encore ravalée façon Disneyland. Hésitation… Comment visiter un camp de torture intégré dans les circuits touristiques ? Faut-il s’y soumettre ? Et pourquoi ? Le doute nous saisit et nous passons notre chemin.
Jour12
L’importance du travail de François Ponchaud sur la tragédie khmère rouge repose sur sa connaissance de la société khmère. Plus précisément, sur sa capacité à analyser l’existence de « certains points de convergence entre les principes bouddhiques et ceux avancés par les révolutionnaires khmers rouges, une certaine « connivence » entre les deux mondes intellectuels ». Ponchaud va jusqu’à penser que les chefs khmers rouges, de par leur idéologie, n’ont pas su tirer profit d’« une structure qui aurait pu les aider (…) à obtenir une certaine légitimité dans une large partie de la population cambodgienne. » Tout en se gardant de ne pas « trop presser les rapprochements entre marxisme et bouddhisme » F. Ponchaud souligne la proximité de l’Angkar et du Bouddhisme sur des principes tels que « la purification intérieure », le « renoncement au sentiment de propriété ». Enfin, il remarque le rôle de « l’autorité parentale » joué par l’Angkar sur le peuple, les enfants, les couples30. Plus généralement, dit-il, « (…) la doctrine karmique peut paraître assez proche du matérialisme historique : l’homme en lui-même n’est rien, l’illusion suprême est d’imaginer que la conscience de soi correspond à l’existence d’un être personnel. Il est significatif, sur ce point, de constater que la langue khmère ne comporte pas le mot « personne », comme entité responsable en relation avec autrui. »31 F. Ponchaud se réfère ici au « matérialisme historique scientifique » du marxisme-léninisme - qui servit de référence chez les dirigeants staliniens khmers - où les individus autonomes et producteurs conscients de leur propre histoire se voient réduits au rôle de rouage de déterminismes historiques et économiques.
L’interdiction de penser était par ailleurs conforme à la ligne de l’Angkar – « Camarade, ne nourris pas d’idées personnelles ! 32] » –, et la conscience ne pouvait être que soumission au Parti. Pour un autre expert du génocide cambodgien, « L’un des éléments centraux de l’idéologie khmère rouge, (…), était un concept bouddhiste local, sâtiarâmma, que les Khmers rouges utilisaient beaucoup pour théoriser la notion de « conscience politique ». Dans le bouddhisme, le terme sâtiarâmma implique l’idée de « concentration », celle que l’on pratique quand on garde son esprit fixé sur quelque chose, comme le moine bouddhiste qui médite. Si, dans le bouddhisme, la concentration se fonde sur la compréhension du dharma, pour les Khmers rouges le sâtiarâmma impliquait la compréhension de la ligne du Parti »33.
En exterminant l’ancienne élite dirigeante, l’Angkar prétendait éradiquer l’obscurantisme du passé. Alors que c’étaient les valeurs de ce même passé qui étaient mises au service du Parti afin de contrôler le peuple. Cela étant, dit F. Ponchaud, « le fatalisme bouddhiste ne peut tout expliquer ». Il faut aussi se rappeler « la structure traditionnelle de la société khmère et le statut privilégié du roi à l’intérieur de cette société. Le manque quasi-total de structures intermédiaires entre une population de paysans et la plus haute autorité laissait la voie libre aux excès dans l’exercice d’un pouvoir dictatorial »34.
C’est à partir de 1991, avec l’intégration du Cambodge dans la sphère occidentale du capitalisme privé, l’essor de l’affairisme et l’exploitation moderne du peuple par les multinationales, que le mot « personne » fait finalement son entrée dans la vie pratique des Cambodgiens. L’individu de la société capitaliste se forme dans ces nouvelles relations sociales, mais aussi dans son opposition à l’exploitation qu’elles recouvrent. Désormais, partant de cette opposition, un désir et une aspiration à un monde différent peuvent s’affirmer. Mais, à peine l’utopie émancipatrice fait-elle une timide percée parmi les débris de l’utopie totalitaire, qu’elle doit affronter la violence sauvage du nouveau pouvoir à masque démocratique.
Dans la culture khmère traditionnelle, khmaoch sangkat fait référence à l’intervention d’un fantôme qui a un pouvoir paralysant sur l’humain. La crise de panique qui s’ensuit est décrite en khmer par l’expression « attaque du vent ». C’est l’un des symptômes énoncés par les psychologues allemands et cambodgiens de l’Université Royale de Phnom Penh, qui publient, fin 2012, une étude sur l’état actuel de la santé mentale de la société35.
Les conclusions sont alarmantes, surtout si l’on tient compte de l’inexistence d’un système public de soins et de structures de soutien psychologique. L’étude montre l’existence, sur une large échelle, d’un fort sentiment de désespoir et d’anxiété dans la population. Chez les plus pauvres, les états dépressifs sont très répandus, ainsi que diverses manifestations de désordres post-traumatiques. Le taux de suicide y est particulièrement haut, plus élevé que celui qu’on observe dans des sociétés aux structures sociales comparables.
La longue série de tragédies et massacres, de déportations de masse et destruction des liens sociaux36, a forcément laissé des traces dans la psychologie sociale. Aux cicatrices de la tragédie khmère rouge d’hier s’ajoutent aujourd’hui les blessures de la déstructuration et des ravages du capitalisme prédateur.
Derrière le silence et la gentillesse, le sourire aimable, il y a le refoulement, la violence contenue. Peut-être aussi des traces de la paranoïa de masse qui a trouvé son summum dans la fabrication de la catégorie sociale du « peuple nouveau », soit l’assimilation des habitants à une catégorie impure par les habitudes et les influences néfastes venues de l’étranger, à un peuple qu’il fallait purifier, voire anéantir. Selon Pol Pot lui-même, « L’ennemi était partout »37. F. Ponchaud rappelle que, « À la différence de leurs voisins vietnamiens et chinois, les Khmers n’ont pas de vénération particulière pour le « lettré » qui occupe la première place dans la hiérarchie confucéenne. », que « dans cette civilisation orale, le silence est la règle absolue pour les subordonnés.38 »
Une amie raconte l’effroi ressenti au procès des Khmers rouges devant les témoignages sans émotion des exécutants des meurtres de masse. Un des slogans scandés par l’Angkar n’était-il pas : « Éteignez vos cœurs ! » ? Partant du cas de Duch, certains ont cherché à faire l’ « articulation entre histoire collective et histoire singulière » : « Ceci [le fonctionnement psychique du tortionnaire] n’est pas à mettre uniquement sur le compte de la culture sino-cambodgienne, mais aussi sur celui d’un mécanisme défensif dans l’organisation de la personnalité, relayée, plus tard, par la fabrication khmère rouge de l’homme idéal, à savoir déshumanisé, machinique. 39 »
Comme d’autres totalitarismes, le stalinisme khmer fut en mesure d’intégrer nationalisme, cultures ancestrales et racisme, de « réactiver des structures de pensée préexistantes en les adaptant à ses propres axiomes40 ». L’apparition de luttes collectives, l’éruption de la question sociale dans la vie publique, constitue une coupure dans le refoulement collectif. Ainsi qu’un moment d’affirmation de la parole, rupture dans le silence ancestral.
Jour 13
Sur le boulevard Monivong, juste après le croisement avec le boulevard Sihanouk, deux grandes artères de Phnom Penh, la circulation est interrompue sur une des voies à l’heure de pointe. Une armada de gorilles, corps divers de police et parachutistes en treillis armés jusqu’aux dents, protègent un restaurant chic. Un imposant convoi de Lexus noirs aux vitres teintées est parqué devant l’entrée. Les piétons repoussés vers l’autre côté de l’avenue. Ce n’est que le mariage de la fille d’un ministre subalterne du clan Hun Sen, nous précisera-t-on par la suite…
Le non-événement illustre l’arrogance de la nouvelle classe dirigeante. Une classe dont la spécificité tient au fait qu’elle puise ses origines dans le passé khmer rouge. Elle en a hérité la nature despotique. Dans sa forme oligarchique, clanique, la nouvelle classe dirigeante préserve sa nature autoritaire héritée du passé. Certes, business et corruption à grande échelle ont recyclé ces anciens partisans de l’Angkar et leurs rejetons aux valeurs capitalistes modernes. Mais la structure de la caste reste soudée par les liens de famille et de clan. La famille Hun Sen en est un bon exemple. Nous avons déjà fait connaissance avec le général Hun Manet, qui sous-traite sur place les intérêts anti-terroristes du Pentagone, et voici le frangin Hun Many, un des chefs du parti de papa, le PPC (Parti du peuple cambodgien), qui détient 90 des 123 sièges du parlement41. Il y a aussi Hun Mana, la fille, qui dirige une des grandes chaînes de télé. Et, last but not least, le fils Hun Manith, qui cumule la fonction de patron des services de renseignement avec celle de responsable des questions de la propriété foncière au niveau de l’État. Garder le pouvoir en famille rassure. Alors, qui oserait contester les avancées de la « démocratie réellement existante » dans ces contrées ? En coulisses, les multinationales qui achètent le pays morceau par morceau, se réjouissent d’avoir un service après vente à la hauteur de leurs attentes.
L’agressive exploitation capitaliste des ressources locales (force de travail et matières premières) exige la présence d’un pouvoir répressif fort. La démocratie représentative fut le système politique du capitalisme ascendant, l’autoritarisme à masque démocratique est le système politique du capitalisme tardif, dit aujourd’hui « émergent ». La démocratie de ces périphéries a finalement plus de liens avec le totalitarisme de naguère qu’avec la démocratie représentative des vieux centres capitalistes. Conscient du soutien que lui apportent les groupes multinationaux, le régime cambodgien n’hésite jamais à mettre en garde contre toute déstabilisation de son pouvoir qui pourrait fragiliser le processus de pillage en cours. On peut se demander si ce n’est pas là une des raisons du compromis trouvé dans le procès des Khmers rouges, compromis qui garantit à la caste au pouvoir d’être blanchie.
Fuyant ces calculs de nantis nous optons pour une escapade champêtre. Derrière le luxueux Hôtel Cambodiana, un bac, fréquenté par une foule populaire, traverse le Mékong. Dix minutes plus tard, nous sommes sur le débarcadère en terre battue, situé sur l’autre rive. Quelques mètres encore et les sentiers s’enfoncent dans les bois et la campagne verte. Des carrioles chargées de bois tirées par des ânes évitent les poules en vadrouille. De rares vieilles motos soulèvent des nuages de poussière en croisant des femmes et des enfants qui vont travailler dans les champs. Etrange cohabitation de deux temps, de deux mondes.
Jour 14
Au terme de ce court périple, sommes-nous mieux outillés pour répondre à la question posée le premier jour en sortant des CETC (Chambres Extraordinaires des Tribunaux Cambodgiens) ? A quoi sert ce procès dans une société désormais bouleversée de fond en comble par les forces du capitalisme international ?
Le tortionnaire Duch, ce « serviteur discipliné, appliqué, qui n’avait pas d’autre choix que de se soumettre s’il voulait rester en vie » comme ont plaidé ses avocats42, avait, lui même, osé la question : « Est-ce un procès pour les Cambodgiens ? »
Comme les autres dirigeants de l’Angkar, Duch voulait sans doute réduire le procès à un complot contre le peuple khmer, du pouvoir vietnamien d’abord, de l’Impérialisme ensuite. Reliquats de la paranoïa pathologique de Pol Pot.
Au-delà du désir des bourreaux de se justifier, on peut s’interroger sur le rôle même de ces grands procès internationaux dans le fonctionnement du système dans lequel nous vivons. Ce qui implique de revenir sur les liens fabriqués par ces lourdes machineries entre une vision du passé et l’acceptation du présent.
Un ouvrage publié récemment nous a apporté quelques quelques pistes de réflexion, qui, sans traiter spécifiquement du procès des chefs khmers rouges, reviennent aussi sur la question de l’utopie43.
Son auteur, Enzo Traverso, questionne la fixation sur le passé : « Le XXe siècle s’est achevé en emportant avec lui ses utopies. Privé d’utopies, le monde a tourné le regard vers le passé. La mémoire est devenue une obsession culturelle. (…) Dans un tel contexte, où il devient interdit d’imaginer l’avenir, on ne peut que contempler le passé. »44 Dans le cas du Cambodge, la mémoire est associée à l’utopie meurtrière, ce qui incite encore davantage à effacer toute vision d’avenir. Plus largement, ces grands procès « ont contribué à créer l’illusion néfaste selon laquelle, au-delà de l’administration de la justice, le droit pourrait écrire l’histoire, en fixant, par un verdict, sa vérité.45 » Propos qui incite à une interpréter différemment le sous-titre de la brochure officielle distribuée lors du procès des Khmers rouges, « Le progrès par la justice ». Fabriquer la « vérité de l’histoire » donne légitimité au pouvoir actuel et ouvre le temps du présent éternel du capitalisme, c’est-à-dire le « progrès ». Un présent qui interdit de penser un autre avenir, car « un autre » est automatiquement l’utopie et toute utopie est meurtrière.
La boucle serait bouclée sans l’avènement de nouvelles luttes de classe, lesquelles dévoilent qu’il n’y a pas de présent définitif, immuable. Et postulent nécessairement d’autres possibles, un devenir émancipateur. C’est aujourd’hui la situation au Cambodge. Le passé ne compte que s’il permet d’envisager le futur, s’il est associé à des utopies émancipatrices. S’il n’est que mémoire, il sert le présent éternel, il est dépourvu de futur.
Jour 15
Après des recherches infructueuses, nous décidons que le quartier vietnamien qui existait déjà dès la fin des années 1930 doit être celui du marché Orasey, situé entre le boulevard Moninvong et le boulevard Charles de Gaulle. La preuve, de nombreuses associations vietnamiennes, culturelles, éducatives, sportives y ont toujours pignon sur rue.
Comme beaucoup de nations d’Asie – et peut-être encore plus que d’autres - le Cambodge a été depuis des siècles chamboulé par des événements historiques de grande ampleur : affrontements d’empires, mouvements de populations, colonisations. La région du Delta du Mékong est un creuset de populations, notamment les Khmers, les Vietnamiens, les Chams (islamiques) et les Khmers Krom (Khmers de langue vietnamienne). Ce mélange a joué un rôle central dans l’idéologie raciale d’Angkar et dans la fabrication de leur nouvelle identité nationale du « Khmer original »46. Les Khmers Krom – qui, selon l’Angkar, avaient « un esprit vietnamien dans un corps khmer »… - et les Chams furent ainsi les cibles du génocide Khmer rouge et de la paranoïa de l’ « ennemi partout ».
Quelques années auparavant, pour bien asseoir son pouvoir, la colonisation française avait tiré profit de ces divisions et antagonismes ancestraux entre les Khmers et les Vietnamiens.
Ngo Van, qui nous a précédé sur ces terres a pu ainsi en témoigner. Fin 1937, il sort de plusieurs mois de cachot à Saigon pour des activités politiques révolutionnaires. Pensant se soustraire à la surveillance de la police coloniale, il accepte une proposition de travail dans la succursale d’une firme indochinoise au Cambodge et s’installe à Phnom Penh. Quelques jours après son arrivée en ville, il est averti par d’autres Vietnamiens et par son patron français – un colon radical-socialiste - qu’il est toujours surveillé. Il loue un logement près du marché Orasey avec un ami vietnamien qui possède un gramophone, lui fait écouter Tino Rossi et Louis Amstrong et l’initie aux plaisirs euphorisants de l’opium. Rapidement, Ngo Van rencontre d’autres Vietnamiens lecteurs de la presse communiste trotskiste, qui arrive de Saigon par l’intermédiaire d’un marin des transports fluviaux sur le Mékong. En 1938, un cercle se constitue. Un avocat français de gauche leur fait cadeau d’une vieille machine à écrire. Et, en janvier 1939, Ngo Van devient correspondant à Phnom Penh de la revue trotskiste Tia sang (Étincelle), qui paraît à Saigon.
Une constatation dérange ses convictions internationalistes : « (…) malgré ses efforts [le cercle] n’a pu entrer en contact avec les autochtones, la langue étant le premier obstacle et le second, la méfiance viscérale qui remonte à l’avance conquérante des Annamites vers le sud au VIIe siècle, lorsqu’ils se sont emparés des terres khmères en Cochinchine et ont établi leur domination sur tout le royaume. (…) Le pouvoir colonial n’a pas manqué d’entretenir cette hostilité en attribuant aux Annamites de meilleures places qu’aux autochtones, moins scolarisés. Nous étions parmi les quelque 27 000 Annamites qui résidaient à Phnom Penh, comme fonctionnaires, employés de commerce, ouvriers, artisans et commerçants. Il existait un quartier catholique exclusivement annamite, dont le vieux curé français, prêtant à usure à ses ouailles, faisait simplement transférer à son nom les titres des barques de pêche de l’endetté insolvable, tenant ainsi l’exproprié à sa merci. »47
Pour apporter un piquant franchouillard à l’histoire, voici les inspecteurs Arnoux et Brocheton, tous droit sortis d’une BD à la Tardi. A la veille du 14 juillet 1939, ils convoquent Ngo Van et un de ses camarades à la Sûreté.
- Arnoux : « Vous savez que le Cambodge est un pays calme, et nous ne tolérerons aucun désordre, aucune agitation… »
Après la signature du pacte germano-soviétique et le début du conflit mondial, la mobilisation générale est décrétée en France et dans les colonies. Ngo Van et un autre de ses amis sont arrêtés à nouveau, cette fois-ci à Phnom Penh. Trois semaines après, il est présenté au Parquet et envoyé avec d’autres prisonniers à Saigon pour être incarcéré. « Je songe alors avec regret que je quitte le Cambodge sans même avoir vu Angkor48 ».
Depuis, les pierres d’Angkor ont vu passer d’autres horreurs. Le Cambodge, « un pays calme » !? Les inspecteurs Arnoux et Brocheton avaient tout faux.
Jour 16
Le bus prend la direction de la frontière vietnamienne. L’état de la route est approximatif, le flot de la circulation chaotique. A quelques kilomètres de Phnom Penh, on croise une noria de bétonneuses et d’engins de chantier. Soudain, au milieu de nulle part, entre les rizières et les cabanes sur pilotis, une immense zone résidentielle entourée d’un haut mur orné de barbelés émerge des mares d’eaux stagnantes remplies de déchets de plastique. Les pavillons se ressemblent tous, alignés au cordeau. Une copie conforme d’un banal quartier de la Costa Brava. Au centre, l’incontournable Centre commercial. Les bâtiments sont encore vides, en attente de la nouvelle classe moyenne cambodgienne.
Le progrès est à portée de main !
***
Ps : Un deuxième volet de ce récit, sur le Vietnam, a été publié dans la revue en ligne Divergences, en mars 2013. A lire ICI.
1 Introduction au Procès des Khmers Rouges, (brochure officielle distribuée au Tribunal).
2 Élimination (avec Christophe Bataille), Grasset, 2012, et S21 - La Machine Khmère rouge, (avec Christine Chaumeau), Flammarion, 2003. Citons également son film : S21 - La machine de mort khmère rouge.
3 En plus des quelques textes désormais classiques sur la période khmère rouge, lire les textes réunis dans l’ouvrage, Cambodge, le génocide effacé, sous la direction de Pierre Bayard et Soko Phay-Vakalis, Éditions Cécile Defaut, Nantes, 2013.
4 Sur le fonctionnement spécifique du CETC lire, Anne-Laure Porée, « Le procès de Duch, un procès pour les cambodgiens ? », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
5 Ieng Sary s’est involontairement évadé du tribunal, quelques mois plus tard, le 4 mars 2013, jour de sa mort.
6 Plus tard, chez une amie, je tombe justement sur une photo jaunie de journal où on voit les deux camarades, Ieng Say et Hun Sen, tout sourires, entourés de leurs gardes du corps respectifs, à Païlin, dans l’ouest du Cambodge.
7 François Ponchaud, Cambodge Année zéro, Editions Kailash.
8 Patrick Deville, Kampuchéa, Le Seuil, 2011
9 Lewis Mumford, Histoire des Utopies, 1962.
10 « Hello Cambodia », New York Times, 9 avril 2013.
11 The Phnom Penh Post, 5 décembre 2012.
12 Les salaires au Cambodge sont parmi les plus bas en Asie, de l’ordre de 120 $ par mois. Au Bangladesh, le salaire ouvrier moyen mensuel est de 37 $.
13 The Cambodia Daily, 3 décembre 2013.
14 Un mois après le crime du Rana Plaza, près de Dacca, l’effondrement du toit d’une usine de chaussures, à Tream Tbal, dans la banlieue de Phnom Penh, le 16 mai 2013, tue deux ouvriers et en blesse une dizaine. L’accident eut lieu très tôt le matin, ce qui explique le faible nombre de victimes.
15 New York Times, Ibid.
16 The Cambodia Daily, 4 décembre 2012.
17 Pankaj Mishra, « Asia : the Explosive Transformation », New York Review of Books, 25 avril 2013.
18 Selon la direction de l’Angkar, le « peuple nouveau était composé de citadins, de « contre-révolutionnaires », de « féodaux et capitalistes » et de « chiens à leur service » ; le « peuple ancien » des paysans suivant l’Angkar. Sur l’invention des ces catégories sociales fondées sur l’idée de l’identité raciale du « Khmer original », voir Bernard Bruneteau, « Le Génocide cambodgien est-il « unique » ? », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
19 La Chine est désormais le premier investisseur au Cambodge, avant la Corée du sud.
20 Bernard Bruneteau, « Le Génocide cambodgien est-il « unique » ? », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
21 The Phnom Penh Post, 3 et 5 décembre 2012.
22 Début mars 2013, Walmart accepte de régler les salaires non payés des ouvriers de Kingsland, Labor Notes, 10 mars 2013.
23 The Cambodia Daily, 17-18 novembre 2012.
24 The Cambodia Daily, 5 décembre 2013.
25 The Cambodia Daily, 16 novembre 2013.
26 The Phnom Penh Post, 2 novembre 2012.
27 The Cambodia Daily, 7 décembre 2012.
28 Propos recueillis par Patrick Deville, Kampuchéa, Éditions du Seuil, 2011.
29 The Phnom Penh Post, 7 décembre 2012.
30 François Ponchaud, Cambodge Année zéro, p. 276, Ibid.
31 François Ponchaud, Cambodge année zéro, p.287, Ibid.
32 Catherine Coquio, « La Pensée absente », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
33 Alex Hinton, « Le paradoxe du meurtrier de masse », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
34 François Ponchaud, Cambodge année zéro, p.292, Ibid.
35 « Results from mental Health Survey « alarming » », The Cambodia Daily, 7 décembre 2012.
36 François Ponchaud voit dans les constants déplacements des populations, outre les nécessités économiques ou politiques, le besoin de supprimer le lien des paysans avec leurs univers religieux et familiaux, les rendant dépendants de la protection de l’Angkar. Cambodge année zéro, p.279, Ibid.
37 Catherine Coquio, « La Pensée absente », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
38 François Ponchaud, Cambodge années zéro, Ibid. Et il est vrai que le silence forcé faisait aussi partie de l’éducation des Khmers rouges.
39 Françoise Sironi, « l’Expertise Psychologique de Duch », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
40 Sur la spécificité du génocide cambodgien, lire le texte de Bernard Bruneteau, « Le génocide Cambodgien est-il « unique » ? », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
41 De nouvelles élections législatives ont lieu le 28 juillet 2013.
42 Anne-Laure Porée, « Le procès de Duch, un procès pour les Cambodgiens ? », Cambodge, le Génocide effacé, Ibid.
43 Enzo Traverso, Où sont passés les intellectuels ? Conversation avec Régis Meyran, Textuel, 2013.
44 Ibid, p.72.
45 Ibid, p. 74.
46 Bernard Bruneteau, « Le génocide cambodgien est-il »unique » ? », Cambodge, le génocide effacé, Ibid.
47 Ngo Van, Au Pays de la cloche fêlée, Chapitre « D’une prison à l’autre », l’Insomniaque, 2000, rééd. 2013.
48 Ngo Van, Au Pays de la cloche fêlée, Ibid.