vendredi 16 décembre 2011
Politiques du son
posté à 10h21, par
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En Irak, un camp d’exilés iraniens. Tout autour, des haut-parleurs installés par les autorités iraniennes et irakiennes. Un vacarme permanent où s’annonce la destruction du camp. Un moyen parmi d’autres, pour l’Irak et l’Iran, de forcer les exilés et la « communauté internationale » à respecter l’ultimatum unilatéral fixant la fermeture du camp au 31 décembre prochain.
Cet article paraît simultanément dans le numéro 7 de la version papier d’Article11, demain en kiosques.
Camp d’Achraf, 7 février 2010 : « Les agents du ministère iranien des Renseignements et de la Sécurité nationale emploient deux petits mégaphones. Peu de temps après, la torture psychologique commence sur les résidents au moyen de tambours, de cymbales, de menaces et d’insultes. (…) Au cours de la semaine, les agents apportent des haut-parleurs très puissants. Le 4 mai 2010, les haut-parleurs étaient au nombre de 17. » Le camp d’Achraf, aujourd’hui rebaptisé « camp du Nouvel Irak », est situé dans le désert irakien, près de la frontière irannienne. Il abrite depuis 1986 des membres de la principale organisation d’opposition au Shah puis aux mollahs, celle des Moudjahidine du peuple d’Iran (OMPI). À l’époque, l’Iran et l’Irak étaient en guerre, et Saddam Hussein accueillait volontiers les ennemis de ses ennemis. Aujourd’hui, les deux pays se rapprochent, et Achraf est une pièce de choix dans les négociations. Ils et elles sont toujours 3 400 à y vivre. C’est autour de cette ville, dotée d’une administration, d’infrastructures, d’une université et d’Internet, qu’apparaissent à compter de début 2010 des haut-parleurs fonctionnant à toute heure du jour ou de la nuit. Jean Ziegler, vice-président du Comité consultatif du Conseil des Droits de l’Homme, parle1 d’Achraf comme d’un « foyer de résistance » devenu « intolérable » à l’Iran en ces temps de révolutions arabes : « Les seuls qui ont compris l’importance d’Achraf, ce sont les mollahs. »
La vidéo, tournée par des résidents2, égrenne la chronologie : « Le 13 mai 2010, dix nouveaux haut-parleurs sont installés, portant leur nombre à 27. (…) 20 septembre 2010 : les agents installent dix nouveaux haut-parleurs à proximité de l’hôpital du Nouvel Irak d’Achraf, portant leur nombre à 44. » Les Moujahidine d’Achraf, un temps armés, ont remis leurs équipements militaires aux États-Unis en 2003 : le camp avait été bombardé par la coalition, un cessez-le-feu signé, et la protection du camp négociée. Le FBI avait mené une enquête sur les résidents : tous ont été reconnus comme « non belligérants » et protégés par la quatrième Convention de Genève. Les Moujahidine du Peuple, musulmans chiites se définissant comme « progressistes », font partie du Conseil national de la résistance iranienne (CNRI), « parlement en exil » basé à Auvers-sur-Oise, constitué à 52 % de femmes et engagé pour un Iran démocratique, laïc et non-nucléaire. L’OMPI reste néanmoins classée par les États-Unis sur la liste des organisations terroristes. L’Europe l’a retirée de sa propre liste en 2009, en dépit d’une forte opposition de la France3. Trois raisons aux tergiversations internationales vis-à-vis des Moujahidine et à l’étonnant silence qui entoure Achraf : les faits d’armes passés de l’OMPI (interrompus en 2001), et notamment sa collaboration avec l’Irak ; des accusations de sectarisme visant l’organisation4 ; mais surtout des intérêts commerciaux et diplomatiques bien compris. Un ancien ministre de la Justice états-unien critique ainsi l’inscription sur la liste comme un « moyen stratégique » – d’une efficacité visiblement très relative – pour négocier avec l’Iran5. Les sables deviennent mouvants dès lors que l’on s’informe sur les Moujahidine : héros révolutionnaires et unique rempart à Téhéran pour les uns, soldats intraitables et négociateurs sans scrupules pour les autres. La question, présentement, n’est pas là, mais dans le harcèlement et la destruction annoncée d’un camp de 3 400 personnes désarmées.
« Du 13 au 15 octobre 2010, les forces irakiennes établissent une nouvelle station de torture pour le ministère sur le flanc sud d’Achraf, et 22 haut-parleurs puissants sont installés, ciblant plus particulièrement les femmes (…). 2 novembre 2010 : les agents du ministère installent six nouveaux haut-parleurs à la Porte des lions, élevant le nombre total à 112. » En 2009, les États-Unis transfèrent le contrôle du camp à l’Irak. Les entrées et sorties sont limitées, le fuel ainsi que certains aliments ou médicaments bloqués, et l’accès aux soins bridé. En juillet 2009, les forces irakiennes attaquent Achraf, faisant 11 morts. L’Irak laisse s’installer en bordure du camp des membres des services de Renseignement iraniens qui viennent faire pression sur les Achrafiens :« Hey, résidents d’Achraf ! Restez réveillés ! Ne dormez pas ! On va faire de la musique jusqu’au matin pour vous miner le moral ! » Des brouilleurs et des dispositifs d’écoute sont bientôt mis en place aux côtés des haut-parleurs.
« 29 novembre 2010 : en installant deux haut-parleurs sur le flanc est d’Achraf, une troisième station de torture blanche est établie. (…) Le 4 décembre, le nombre total de haut-parleurs autour d’Achraf atteint […] 140. » Les haut-parleurs crachent des insultes, des obscénités vis-à-vis des femmes, des louanges au régime des mollahs, des menaces de mort : « Je suis la voix qui a créé le chaos à Achraf et je vais faire un massacre à Achraf, je vais le mettre en pièces ! » L’électricité pour faire fonctionner les enceintes est facturée aux Achrafiens6. Peut-être inspirés par le bombardement musical de Falloujah par les GIs en 2004, les haut-parleurs du ministère des Renseignements se rattachent aussi à une vieille tradition iranienne : la torture par privation sensorielle, infligée aux prisonniers et prisonnières politiques depuis l’époque du Shah, et toujours employée aujourd’hui. L’Iran a été à bonne école : dans les années 1960-1970, sa police a fait partie de celles formées par la CIA aux méthodes de torture psychologique, via l’Office of Public Safety7. La prison d’Evin, à Téhéran, pratique notamment la mise à l’isolement prolongé dans des cellules totalement insonorisées, où la lumière est permanente8. La privation sensorielle, qu’elle use du vacarme (comme à Guantánamo) ou du silence (comme à l’encontre de la Fraction armée rouge en Allemagne), cible toujours les opposants que le pouvoir considère comme les plus gênants. Autour des grillages d’Achraf comme dans les cellules d’Evin, l’objectif est le même : briser toute résistance.
« 17 février 2011 : l’armée irakienne installe deux nouveaux mâts de communication sur deux nouveaux sites (…). Le 19 février, 30 haut-parleurs sont installés sur un des mâts. Le nombre total de haut-parleurs (…) s’élève ainsi à 210. » La vidéo date du 8 mars 2011. Le 8 avril, les forces irakiennes attaquent le camp : il y a 36 morts et 300 blessés9. En juin 2011, l’Irak déclare que le camp d’Achraf doit être fermé au 31 décembre 2011. Le CNRI et les ONG interprètent cet ultimatum comme l’annonce d’un nouveau massacre ou de retours forcés en Iran, tout aussi dévastateurs. Achraf reçoit le soutien de sénateurs états-uniens et de parlementaires européens, le Haut Commissariat aux Réfugiés reconnaît le statut de demandeurs d’asile aux résidents – mais à un mois de l’échéance, la décision de l’ONU et du Haut-commissariat aux Droits de l’Homme se fait toujours attendre. Il y a aujourd’hui, selon l’OMPI, 300 haut-parleurs autour d’Achraf, et un homme y crie : « Nos tambours parlent de la destruction d’Achraf ! Nous détruirons Achraf ! »
1 Jean Ziegler, conférence à l’ONU, août 2011. Les liens cités ont été vus le 20/11/2011.
2 Dans l’article, les citations sont – sauf mention contraire - des retranscriptions de cette vidéo, « Torture of 3400 dissidents in Camp Ashraf Mar2011 », 10 mars 2011.
3 En juin 2003, la France arrête 160 membres du CNRI, dont sa présidente Maryam Radjavi, suspectés de préparer des actes terroristes depuis le sol français. Plusieurs militants s’immolent par le feu pour exiger la libération de Radjavi, qui intervient quelques jours plus tard. Le 11 mai 2011, le parquet antiterroriste de Paris ordonne un non-lieu et indique que « si le Juge ne peut pas se permettre de qualifier un régime en place de régime oppresseur, il ne peut pas non plus, en l’absence d’éléments suffisants, décider qu’un mouvement d’opposition est un mouvement terroriste plutôt qu’un mouvement de résistance ».
4 Il est reproché à l’OMPI un culte de la personnalité de Maryam Radjavi, une exaltation du martyre et une discipline autoritaire imposée à ses membres. Selon un rapport de Human Rights Watch en 2005, « No Exit : Human Rights Abuses Inside the MKO Camps », des membres dissidents ont été maintenus à l’isolement et torturés pour avoir critiqué l’organisation ou souhaité la quitter. Le CNRI dénonce ces accusations comme de la désinformation orchestrée par Téhéran.
5 Entretien de Michael Mukasey sur Fox News le 16 octobre 2011.
6 Entretien personnel avec un représentant du CNRI le 10 novembre 2011.
7 Alfred McCoy, A Question of torture, Holt, New York, 2006, p. 74.
8 Human Rights Watch, « Like the Dead in Their Coffins », juin 2004.
9 « Massacre Ashraf Irak », 21 avril 2011.