jeudi 1er décembre 2011
Inactualités
posté à 14h22, par
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Ces notes ont été publiées en trois parties dans la version papier d’Article11. Depuis leur parution, la réactivation du volcan Tahrir et l’onde longue de Occupy Wall Street offrent une nouvelle occasion de vérifier leurs pertinence et leurs insuffisances. L’allusion répétée aux Nuits du 4 août manifeste la volonté de l’auteur de confronter sans cesse la réflexion aux pratiques communes.
Notes sur les révolutions et les révolutionnaires à venir (3/3) - Le Choix
TINA : there is no alternative. En français : « Il n’y a pas d’autre choix ». L’immarcescible permanente et l’impassibilité travaillée d’une Margaret Thatcher, qui popularisa le slogan central du néo-libéralisme, offrent, bien mieux que les rangées de prolétaires policiers déguisés en robocops, une image convaincante de ce à quoi les révoltes planétaires s’affrontent. Un choix politique, imposé au niveau mondial par la coercition, la violence et la propagande, a été transformé en fatalité naturelle, et le discours qui le sous-tendait en simple énoncé du réel. Plus de trente ans après le génial coup de force idéologique des années 1980, porté par Reagan et Thatcher et relayé en France par le mitterrandisme, la domination de Tina reste indiscutée. La réalité est dite par les agences de notation et par le FMI : cela ne se discute pas.
Face à l’indiscutable réel de la raisonnable baronne, il y a pourtant de plus en plus de gens qui manifestent, entrent en grève, bloquent et parfois sabotent, cassent et brûlent. Ou simplement, se rassemblent et discutent, pour chercher les voies d’une rupture radicale avec le monde de Tina, comme ce fut le cas, par exemple, au rassemblement des Nuits du 4 août, à Peyrelevade sur le plateau de Millevaches. Là comme ailleurs, on entendit lors du forum final des balbutiements, des hésitations, une confusion qui disaient tous : la tâche est immense. L’appel aux Nuits suggérait qu’au forum seraient annoncés « des projets bouleversants pour le siècle avenir ». En réalité, ces projets restent dans les limbes, car l’immensité de la tâche se résume à ceci qu’il ne s’agit pas seulement de critiquer des discours.
La vision du monde, systématisée par les think tanks néolibéraux et quotidiennement ressassée comme horizon indépassable par les éditocrates, ne s’impose pas seulement par des raisonnements et des analyses : tous les canaux formateurs des sensibilités, de l’école aux surpuissantes industries de la distraction, ont contribué à la colonisation des modes de vie, du langage, des imaginaires et des corps. Drogués autant de crédits bancaires que d’anxiolytiques, prisonniers d’écrans en surpoids d’images rentables, enfermés par la langue même dans les catégories économiques, nos esprits ont bien du mal à sortir de l’évidence d’un monde pourtant entièrement fabriqué.
Pourtant, malgré tout ce qui tend à les rendre infiniment prévisibles, les révoltés manifestent encore une aptitude à surprendre. Sur la place Tahir, à la Puerta del Sol comme en tant d’autres bouts d’espace-temps s’est vérifiée cette capacité des humains à imaginer et mettre en œuvre des modes nouveaux d’être ensemble, capacité qui fonde le rôle de la surprise dans l’histoire1. L’aptitude de l’imagination à trouver des voies nouvelles pour entrer à relation avec ses semblables est la principale richesse humaine. C’est d’elle que se nourrit le capital, comme le montre encore l’exemple de l’ « économie numérique »2. C’est d’elle aussi qu’il crèvera.
En insistant sur le rôle d’un imaginaire social-historique qui « n’est déterminé par rien », Cornelius Castoriadis indique à la fois l’arme principale de la révolution et l’un de ses terrains de lutte essentiel. On ne peut prendre au pied de la lettre l’idée d’une non-détermination absolue. Cependant, si elle n’échappe pas aux déterminations, et particulièrement pas quand l’imagination et la puissance relationnelle intéressent tant le capitalisme post-fordiste, la capacité des humains à imaginer collectivement des formes sociales nouvelles constitue un fond anthropologique qui se dérobe sans cesse à son aliénation. L’imaginaire social-historique est au cœur même de l’humanité, tendance sans cesse en contradiction avec l’autre constituant de l’humain, sa capacité à domestiquer, à se domestiquer et à domestiquer le monde.
Connaissez-vous le chien Loukanikos ? Au cœur des affrontements de décembre 2008 à Athènes, de nombreuses photos en témoignaient, il était là, crocs découverts face aux forces de l’ordre, chargeant avec les anarchistes, se repliant avec eux dans les nuages lacrymogènes. Il était vite devenu un personnage de la Toile, et donc du récit que la révolte mondiale contre Tina se raconte à elle-même. Ceux qui la portent parlent, ils crient, chantent, ils semblent vouloir dire quelque chose, mais le filtre des écrans dominés ne restitue que des bouts de discours, des slogans incantatoires, des cris de colère – des aboiements. Pour les commentateurs autorisés, la nécessité de réprimer les excès et l’expression de la plus profonde compassion épuisent le sujet des « réactions populaires ». Ils ont hâte de passer à l’essentiel : comment imposer davantage de « mesures d’austérité » sans provoquer une récession généralisée. En d’autres termes, comment reprendre la production de valeur tout en dévalorisant un peu plus le travail qui la produit.
Selon certains, pas dépourvus de raisons, le recours au capital fictif (en termes économistes : « la spéculation »), a permis de repousser de trente ans une crise qui traduit l’incapacité du post-fordisme à trouver pour le capital les assises d’un développement élargi3. On arriverait en fin de cycle et la stagflation mondiale serait devant nous. Un expert comme Paul Jorion, qui avait prédit la crise des subprimes, annonce rien moins que l’agonie du capitalisme4. Et il semble certain que la crise qui vient sera d’une ampleur sans précédent.
En juin 2011, le chien grec est revenu parmi les manifestants, et l’évidence s’impose toujours davantage qu’entre lui et la baronne anglaise permanentée, la bêtise n’est pas du côté de la bête. Devant l’absurdité tautologique des raisonnements économiques, ce chien surgi d’entre les damnés de la terre annonce à la gueule des hommes de garde de l’Europe forteresse la naissance d’une puissance nouvelle. Elle rassemble en elle les forces de la raison critique – la seule raison universelle qui eût jamais existé – mais d’autres aussi, capables de contrecarrer l’imaginaire imposé par Tina : les mythes populaires, ces créations sans cesse récupérées par le commerce et qui l’excèdent toujours. Cerbère jailli des enfers de l’exploitation, le chien grec aboie contre Tina pour indiquer une autre route, celle de l’alliance des vivants contre un monde mortifère.
Vous pensez que j’y crois, à ce chien anti-Tina ? Les Grecs anciens croyaient-ils aux galipettes et aux échauffourées des dieux de l’Olympe ? Les spécialistes en débattent encore. Mais ils tombent d’accord sur ce qui compte : ces récits organisaient une représentation du monde, qui avait des effets pratiques dans la vie quotidienne. Des balbutiements du forum des Nuits du 4 août, j’ai retenu deux paroles. La première : « Durant ces deux jours, nous n’avons cessé de parler politique, et à aucun moment, même pour les critiquer, nous n’avons fait référence aux partis politiques existants. » La deuxième, répondant à ceux qui parlaient des moyens de « conscientiser les gens » : « Les gens, c’est nous. Ce dont les gens souffrent, ce n’est pas du manque de conscience, mais d’un sentiment d’impuissance. On ne vaincra pas l’impuissance par des mots et des théories, mais par du « faire », en montrant ce qu’on arrive à construire. » Il n’est pas indifférent que ces paroles aient été prononcées après deux journées d’échange de mots et d’idées, mais aussi de musiques, de gags, d’images, de saveurs et de sentiments.
Dans le prolongement de ces Nuits, il a été proposé qu’on s’assemble à nouveau pour discuter du sens des mots qui nous aident à critiquer le monde. L’approfondissement théorique est essentiel, mais il sera plus profond s’il se nourrit des forces de l’imaginaire, de notre capacité à construire à nouveau le grand récit de la révolution qui vient. Rien, absolument rien ne garantit que, face à l’écroulement prévisible de piliers entiers du système mondial, les révoltés qui choisiront le parti de la communauté humaine puissent devenir une masse critique au point de les transformer en révolutionnaires. Ce qui est sûr, c’est que leur capacité à être une puissance en rupture radicale avec les vieilles politiques dépendra largement de ce qu’ils auront construit avant, de l’acuité des pensées élaborées mais aussi de l’enthousiasme suscité par les mythes nouveaux qu’ils auront su se construire.
Quand viendra l’heure du choix, les aboiements de millions de Loukanikos dans les têtes compteront au moins autant que l’intelligence de milliards de mots sur les lèvres.
Cet Article a été publié dans le numéro 6 de la version papier d’Article11. La première partie a été publiée mardi (La Surprise) ; la seconde (L’Effroi) hier.
1 C’était l’objet de « La surprise », première partie de ce texte publiée dans le n°4 d’A11.
2 Voir le texte de Wu Ming 1, « Fétichisme de la marchandise digitale et exploitation cachée : les cas d’Amazon et Apple », paru sur article11.info le 5 octobre 2011.
3 Voir le texte de Norbert Trenkle, « Séisme sur le marché mondial. Des causes sous-jacentes de la crise financière » publié le 29 août 2011 sur le blog Critique de la valeur.
4 Paul Jorion, Le Capitalisme à l’agonie, Fayard, 2011.