mardi 29 novembre 2011
Inactualités
posté à 14h15, par
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Ces notes ont été publiées en trois parties dans Article11 papier. Depuis leur première parution, la réactivation du volcan Tahrir et l’onde longue de Occupy Wall Street offrent une nouvelle occasion de vérifier leurs pertinence et leurs insuffisances. L’allusion répétée aux Nuits du 4 août manifeste la volonté de l’auteur de confronter sans cesse la réflexion aux pratiques communes. Première partie, rédigée en mai.
Notes sur les révolutions et les révolutionnaires à venir (1/3) - La surprise
Dans le demi-siècle écoulé, trois grands bouleversements socio-politiques – les mouvements de 19681, l’effondrement de l’empire soviétique et les soulèvements arabes – méritent d’être considérés comme des révolutions planétaires. Chacun de ces événements a en effet entrainé des transformations globales : une restructuration capitaliste pour le premier, une recomposition géopolitique pour le second, et on peut présumer que le troisième cumulera l’un et l’autre résultat. Bien sûr, ces transformations n’ont amorcé nulle part un dépassement du capitalisme. Mais elles en ont accru les conditions de possibilité, et elles ont ouvert des voies nouvelles pour les révolutions à venir.
Les mouvements de 1968 ont certes été utilisés par le capitalisme, en s’appuyant sur la néo-bourgeoisie intellectuelle, pour donner un nouvel essor à la manipulation des sensibilités et fabriquer l’individu flexible, nomade et sans appartenance, dont la contre-révolution néo-libérale avait besoin. Quant à l’effondrement du rideau de fer, il a laissé place à des sociétés férocement inégalitaires, dominées par le rêve de ressembler à la société états-unienne et dirigées par une oligarchie souvent issue directement de la partie la plus vivace de la nomenklatura, les services secrets. Et pour l’heure, le résultat le plus visible des révolutions arabes réside dans des transformations politiques que les puissances de l’empire s’empressent déjà d’intégrer.
Cependant, les mouvements de 1968 ont lancé une série de remises en cause qui, en dépit de toutes les récupérations, continuent de monter à l’assaut de la civilisation capitaliste : la lutte pour l’émancipation des femmes, des fous, des immigrés, des jeunes, des enfants, la critique du travail et de la consommation, la critique de la société industrielle ne cessent d’approfondir leur pertinence. Ces mouvements ont en outre remis à l’ordre du jour, pour les décennies à venir, un imaginaire des soulèvements spontanés, en démontrant que la lutte de rues peut, à la fin, être victorieuse – au moins partiellement.
La chute du mur de Berlin a, elle, fait disparaître la coupure du monde en deux, ôtant de l’horizon ce barrage à toute utopie concrète qu’était le stalinisme. Et le fait que l’utopie dont se sont nourries les masses libérées du stalinisme – celle de l’american way of life – soit entrée dans une crise sans doute irrémédiable ne devrait pas être sans conséquence sur la suite, dans ce qui fut l’Est. Quant aux révolutions arabes, encore en cours, elles n’ont pas fini de montrer leur âme sociale : en Tunisie comme en Égypte, mais aussi en Algérie, au Maroc et ailleurs, dans les entreprises, les écoles et les quartiers, les combats menés dépassent le cadre de la revendication de la liberté politique. L’aventure de la liberté, là-bas, connaîtra d’autres épisodes, d’une nouveauté peut-être plus bouleversante encore.
Chacun de ces trois grands moments de l’histoire récente a marqué une nouvelle étape dans l’unification du monde, et dans sa critique radicale. Par exemple, les diplômés chômeurs, l’une des principales forces agissantes de l’autre côté de la Méditerranée, ont plus en commun avec les ragazzi de l’Onde italienne2 ou avec les étudiants londoniens en révolte qu’avec leur propre grande bourgeoisie, plus ou moins intégrée à l’hyperbourgeoisie mondialisée, celle des Lagardère, Soros et autres Gates.
Face à ces trois événements, le plus frappant est sans doute le contraste entre leur importance planétaire et la surprise totale qu’ils ont constituée, aussi bien pour les commentateurs professionnels et ce qu’on appelle l’opinion publique que pour les révolutionnaires, à quelque courant qu’ils appartiennent. Avant 1968, et malgré ce qui se passait aux États-Unis, qu’on réduisait à du folklore ou à la seule opposition à la guerre du Vietnam, la presse européenne n’en finissait pas de gloser sur la dépolitisation de la jeunesse. Avant 1989, les kremlinologues qui tenaient le haut du pavé médiatique expliquaient que les dictatures de droite pourraient être renversées un jour, tandis que les dictatures « de gauche », totalitaires, étaient là pour l’éternité. Et nous avons encore dans les oreilles les discours des médiacrates sur l’islamisme, qui serait forcément derrière toute agitation de la « rue arabe ».
On ne sache pas que la critique radicale du capitalisme, d’une rare pertinence quand il s’agit d’analyser le présent et ses impasses, ait donné aux auteurs et aux groupes qui la développaient une capacité à prévoir en quoi que ce soit ces trois grandes secousses. C’est a posteriori que ces théoriciens manifestent leur puissance explicative, quand ils démontrent de manière si convaincante le caractère inéluctable de l’événement, à tel point qu’on s’étonne encore plus qu’ils ne l’aient pas vu venir.
Intégrer l’importance de la surprise dans l’histoire sociale permettrait aux partisans du dépassement du capitalisme d’éviter cette pathologie destructrice consistant à vivre dans l’attente permanente. Chez celui qui construit son existence sur l’idée que « la vraie vie est ailleurs », l’attente de l’événement qui va enfin bouleverser « le cours des choses » et de sa vie si terne peut conduire à surestimer sans cesse le moindre trouble social, à collectionner tout ce qui, pour lui, est un signe du grand craquement à venir, à accumuler tant et tant d’espoirs détrompés qu’il risque de finir par basculer de l’autre côté, avec ceux qui ne songent plus désormais qu’à « cultiver leur jardin ».
Le partisan de la révolution s’abstiendra donc de comprendre le cours du monde comme un « cours des choses », c’est-à-dire de réalités sur lesquelles leur opposant n’a aucune prise, comme l’évolution d’une forme sociale dont il passe tant de temps à décrire la puissance qu’il ne voit plus très bien comment la renverser. Il lui faudra aussi éviter d’avoir une vie terne : une existence pleine de passions, de gaieté, d’expériences, de recherches intellectuelles, de créations imaginaires et de moments intenses est le meilleur réservoir des idées et des actes radicaux. La révolution n’est pas affaire de slogans ; il est d’ailleurs frappant de constater le terrible manque de curiosité intellectuelle des milieux radicaux, au nom de la condamnation globale et globalement facile de la « culture bourgeoise », du « spectacle » ou de la « recherche universitaire » (selon sa chapelle). La récupération idéologique, la mise au pas institutionnelle, la logique commerciale ne viennent jamais complètement à bout de la créativité humaine, qu’elle s’exprime par l’écrit, les sons, le geste, les représentations ou la recherche théorique. Se plonger dans les œuvres des autres, participer soi-même à toutes sortes de créations, sans souci d’une pseudo-pureté, est l’un des meilleurs moyens de résister à la stérilisation de l’attente.
Pour donner un exemple, l’initiative lancée par un groupe d’habitants du plateau de Millevaches et d’autres personnes (dont le soussigné) d’une « Fête des nuits du 4 août » à Eymoutiers s’inscrit dans cette perspective. Le projet est ainsi présenté : « Nourrir un imaginaire politique commun en vue de ces deux jours et deux nuits (4, 5 et 6 août prochains), durant lesquels le cœur d’Eymoutiers ne sera plus que musique, pleine parole, joie inquiète, ressaisie de notre puissance commune, esquisse d’un monde moins désastreux que celui-ci. La date du 4 août a été retenue en référence à la nuit dite de ’l’abolition des privilèges’. On conviendra deux siècles plus tard qu’il n’y a rien, là, à célébrer : en la matière, tout reste à faire. À nous d’imaginer comment. » On peut espérer qu’un tel projet, qui suit la constitution d’un groupe dénommé « Assemblée du plateau » pendant le mouvement contre la « réforme » des retraites, pourra se relier à des dizaines et centaines d’autres, à naître sur tous les territoires, ici et ailleurs, très proches et très lointains, appelés à communiquer entre eux et à se mettre en réseau. C’est à travers ce genre d’initiative que peut se constituer un tissu autour duquel se renforcera une présence permanente de l’exigence d’un autre monde.
Comme je l’ai dit un jour à un hyper-radical des années 1980 devenu hyper-réac dans les années 2000 : on ne fait pas la révolution avec des aigreurs. Il faut donc savoir vivre sans attendre.
Mais l’histoire des cinquante dernières années nous montre aussi qu’il faut s’attendre à être surpris.
Cet Article a été publié dans le numéro 4 de la version papier d’Article11. La suite sera publiée en ligne demain (2 - L’Effroi), et jeudi (3 - Le Choc)
1 Par 1968, on entend tout ce qui s’est passé autour de cette date, des mouvements états-uniens qui l’ont précédée jusqu’à la révolution des œillets (1974) au Portugal en passant par la décennie révolutionnaire en Italie et les agitations un peu partout, du Mexique au Japon.
2 Vague de protestation étudiante s’opposant notamment à la restriction des moyens universitaires en Italie.