En introduction à une série de chroniques sur l’institution portuaire francilienne, l’équipage d’Alternat, centre socio-culturel embarqué, revient sur la progressive affirmation foncière d’un « pouvoir sédentaire marchand ». Ou comment le Port autonome de Paris tord tranquillement la notion de domaine public et élimine le non-lucratif des abords de la Seine.
Cet article a été publié dans le numéro 11 de la version papier d’Article11
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La première rencontre eut lieu un après-midi de janvier sur les quais de la petite ville de Juvisy, à une dizaine de kilomètres de Paris, en face d’un hôtel portant le nom d’un détroit fameux. Amarrée derrière une boite aux lettres, la péniche opposait une résistance roide à la houle qui par à-coups venait cogner contre son flanc - il neigeait sur la Seine. Des six personnes installées dans la cuisine, nous retiendrons que deux d’entre elles venaient tout juste d’y trouver refuge après des mois difficiles, qu’une autre apprenait dans le même temps le français et la navigation, et qu’Éric avait cela de singulier qu’il se disait « terrien » plutôt que « marin » malgré sept années passées à vivre entouré d’eau.
Achetée il y a une trentaine d’années par quelques centaines d’objecteurs de conscience et d’artisans de la paix, cette péniche devenue « centre socioculturel embarqué » était ce jour-ci à Juvisy dans son port d’attache, une convention de rattachement principal à un quai nécessaire pour être autorisé par le Port Autonome de Paris (PAP) à faire escale dans la capitale. Dans la cuisine, quand il lui fallut se présenter, Éric, responsable de l’embarcation, rappela le principe qui l’habitait sans fléchir depuis les années 1980. « Refuser de faire ou d’accepter une saloperie quand une autorité nous y oblige. »
C’est à l’occasion d’une autre visite qu’Éric raconte l’« expérience hallucinante » qu’il a récemment vécue alors qu’il naviguait de nuit. « J’avais entendu dire par les bateliers qu’en période de crue, le barrage-écluse de Port-à-l’Anglais était abaissé. » Sous l’effet d’un intense débit, le niveau du fleuve se stabilise, et les bateaux peuvent alors voguer sans marquer l’arrêt. « Y compris franchir ce qui est normalement infranchissable : le barrage, une construction humaine de maîtrise des flux. » D’ordinaire, une sonde installée près du pont d’Austerlitz mesure par ultrasons et envoie en permanence des informations sur le niveau de l’eau. « Pour naviguer, il faut maîtriser des masses, des chiffres, notamment pour ne pas se faire arracher le toit sous un pont », reprend Éric. Un passage d’écluse, c’est « ouvrir la porte, avoir l’autorisation, entrer, s’amarrer, fermer la porte derrière soi, vider le bassin progressivement... » Or, cette fois-ci, « tu... psssshhh. Comme ça. Tu passsses. Je suis venu de Paris tout droit ! » En augmentant légèrement la vitesse de la péniche quand la puissance descendante et croissante de l’eau au seuil d’étranglement du barrage menaçait de l’immobiliser.
Cet instant résonne pour Éric comme une « métaphore » lui permettant de dépasser « l’abstraction du chiffre » et de réfléchir à « des phénomènes purement scientifiques » généralement non consciemment ressentis. « En bateau, on calcule beaucoup », poursuit Éric avant d’expliquer : « Quand tu vis en permanence avec un élément aussi peu sécurisant que l’eau, tu introduis tes schémas de rationalité pour gagner en maîtrise physique sur l’élément. » Éric prend l’exemple des points-kilométriques nécessaires au repérage, avant de conclure : « Finalement, seule une approche géométrique, qui s’entend comme la traduction du chiffre dans notre rapport à l’environnement, respecte la nature. Elle me lie au fleuve, en détachant le chiffre de sa dimension mercantile. »
- Carte de Paris et du bassin parisien dessinée par Alexandre Vuillemin en 1843 et tirée de l’« Atlas universelle de géographie ancienne et moderne à l’usage des pensionnats »
A l’écouter, Éric navigue jour et nuit, mouvement étonnant car sa péniche n’est pas habilitée à transporter des passagers sur le fleuve. Dans le jargon, elle est un Établissement recevant du public (ERP) une fois immobile et amarrée. Dans la petite ville de Juvisy pourtant, là même où la convention de port d’attache a été signée en 1996 avec le Port autonome de Paris1 , la péniche n’a pas obtenu le droit de développer ses activités d’animation. « Un port d’attache diffère d’un poste fixe : c’est un garage à bateau qui accueille l’équipage uniquement. Dès lors que tu veux faire venir du monde à bord, tu dois réserver des escales auprès du Port autonome de Paris », explique le responsable de la péniche. Élaborée par le Conseil d’administration du Port, la tarification de ces escales courtes est indexée « sur le fonctionnement classique d’une entreprise : pour ma péniche, le PAP facture le stationnement à Bercy de 250 euros par tranche de douze heures », indique Eric. En tant qu’ Établissement public à caractère industriel et commercial, le PAP établit les conditions d’occupation du domaine public et les redevances domaniales qui en découlent. « J’ai l’impression d’être face à un pouvoir absolu et indiscutable, utilisant l’obstruction systématique pour mieux asseoir l’agressivité de sa politique commerciale définie par les grosses entreprises du secteur. »
Devant l’absurdité de la situation, Éric fait en 2003 la demande au PAP d’un poste fixe dans Paris. Il souhaite s’établir à Bercy où des kilomètres de quai sont alors disponibles. « Les agents du port se fichaient complètement de ce projet associatif à but non lucratif et devaient se dire : “Celui-là, on va le faire saigner jusqu’à ce qu’il abandonne.” De fait, les emplacements fixes sont soumis à des appels à projets. Autant dire qu’ils sont réservés à des établissements strictement marchands » résume E. Alors débouté, il réitère depuis maintenant dix ans sa demande. « Fatigué, n’est-ce pas ? », s’enquérait récemment un agent du port.
E. s’abîme dans ses pensées. « A cause de mon engagement associatif, je suis traité par le PAP avec la même violence symbolique que celle exercée contre ceux qui ont un autre mode de vie. Face à des nomades, face aux bateliers, le pouvoir technocratique sédentaire puise son arrogance dans la solidité de son ancrage. »
En 2008, le PAP propose à Éric de signer une convention de port d’attache à Charenton dans le Val-de-Marne, « dans l’attente d’un poste fixe dans Paris ». Rapproché des lieux d’escale intra-muros, ce dernier accepte temporairement la proposition.
- Image tirée d’une offre de poste fixe proposée par le PAP au niveau du pont d’Austerlitz à Paris, pour des activités d’hôtellerie-restauration, culturelles, festives...
Jusqu’alors larvée, l’offensive tarifaire déballe son artillerie au printemps 2012. En avril, le PAP annonce son intention de prélever chaque année 1% du chiffre d’affaires de tout bateau à passagers, même s’il s’agit d’associations et d’institutions culturelles précaires. Une étude de son Directeur du Développement démontre pourtant qu’une telle mesure est inefficace, au vu des « montants dérisoires » générés par une bonne moitié des bateaux à passagers. Qu’importe : le Directeur encourage une majoration de 50% des tarifs de linéaire de quai pour les structures à faibles revenus2, ainsi amenées à débourser davantage d’argent que les bateaux plus prospères3 . En toute cohérence, la mesure est adoptée par le Conseil d’Administration du port le 27 juin.
Quand un mois plus tard, Éric reçoit un exemplaire de la convention modifiée4 dans sa boite aux lettres, il largue les amarres, regagne la petite ville de Juvisy et s’installe de nouveau en face de l’hôtel portant le nom d’un détroit fameux, bien déterminé à attaquer les abus de pouvoir du port.
Dans le même temps, le Port de Paris publie pour la première fois depuis son adoption en 1997 le cahier des charges du Conseil d’administration. À sa lecture, Éric apprend que des conditions financières dérogatoires voire gratuites peuvent être adoptées par le Conseil si « ces conventions présentent un intérêt général ou caritatif, et si elles n’entraînent pas un risque de manque à gagner par ailleurs », élément que jamais le Port ne lui avait signalé.
Armé de cette ligne typographiée, Éric a donc renouvelé en janvier 2013 sa demande de poste fixe et gratuit dans Paris au titre d’une activité relevant de l’intérêt général. En toute cohérence, Jean-François Dalaise, président du Port de Paris, a pris soin de lui rappeler par courrier le « principe qui fonde sa doctrine [selon lequel] toute utilisation privative du domaine public est payante ».
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Pour visiter le site (coloré) d’Alternat, c’est par ici.
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Les précédentes chroniques portuaires
Épisode 1 : Galice
Épisode 2 : Tanger
Épisode 3 : Gênes
Épisode 4 : Sète
Épisode 5 : Liverpool
Épisode 6 : Castellamare
Épisode 7 : Reims, l’Aisne et la Marne
1 Le domaine public fluvial de Juvisy a par la suite été confié à l’établissement Voies Navigables de France (VNF).
2 In rapport du Directeur du développement du 27 juin 2012, consultable en ligne ici.
3 Soit moins d’un million de chiffre d’affaires par an.
4 Cette ubuesque convention d’occupation « temporaire » engage son signataire pour une durée de 23 ans au lieu des trois mois renouvelables jusqu’alors appliqués.