ARTICLE11
 
 

samedi 22 octobre 2011

Chroniques portuaires

posté à 14h29, par Julia Zortea
6 commentaires

Ulysse polizón

Il y a ceux qui parviennent à destination. Et puis tous les autres, ramenés à leur pays d’origine, ou bien déposés en cours de route, ou encore balancés à la mer. Les « polizon » sont ces migrants embarquant clandestinement sur des navires de la marine marchande, marins d’eau douce rêvant de griller les contrôles aux frontières. Las : bien souvent, les frontières les rattrapent.

Dans le port de Vilagarcía en Galice, des riverains1 observent la nuit l’arrivée des bateaux, à l’affût des cargaisons de blanche. Fenêtre sur mer. À force de veiller, ils savent du port les histoires tues ; celles qui s’échappent des cargos quand les marins chuchotent ; celles que d’étranges manœuvres sur les quais trahissent. Une nuit, des hommes fixent des barreaux au hublot d’une cabine. Sur les docks, en bas de la coupée de ce vraquier remontant la route du bois depuis Abidjan, des gardiens de sécurité privée font les cent pas. «  Polizón a bordo ! », lâchent ces derniers, lapidaires. Le lendemain, le bateau repartira vers le Nord. Avec un polizón2 à bord, donc.

Le polizón n’existe pas en dehors des cargos. Embarqué à bord d’un navire de marine marchande, sans titre de voyage, sans le consentement du capitaine ou des responsables de l’embarcation, il a fui à l’aveugle. Le coté marchand de la marine, le pavillon du bateau, la destination, il ne savait pas vraiment. Écheveau de mer. Parti des côtes du Maghreb ou de l’Afrique de l’Ouest, tapi dans un conteneur, souvent, le polizón se trouve captif de la frontière qu’il était parti brûler3. Elle est sa galère ; il est son objet. Une fois découvert pendant la traversée, il n’aura pas le droit d’en sortir, même arrivé à quai.

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Astronomie illustrée, vers 1840.

Lorsqu’ils détectent la présence d’un polizón, les vigilants du port de Vilagarcía alertent Javier, avocat de la CEAR4 à Bilbao : après la Galice, les bateaux font souvent escale au Pays Basque. Dans d’autres ports, d’autres informateurs, très peu. À Valence, grâce à la section syndicale des travailleurs du port qui colportait les nouvelles de haute-mer, un policier se décide à appeler anonymement le barreau des avocats. Les confrères se précipitent alors au petit matin, forcent le port, escaladent, rejoignent le mouillage en barque : ils ont théoriquement le droit d’assister un étranger en situation irrégulière se présentant à une frontière espagnole. Eux souhaitent le faire sortir de sa prison. Quelques-uns sur mille5. Javier dénonce un « pacte de silence. Avec le bateau s’en va la frontière. Et avec la frontière, le problème disparaît ». La police, lorsqu’elle est avertie de l’arrivée d’un polizón, conclut toujours, après un entretien de routine mené sur le bateau, que ce dernier souhaite « continuer le voyage  ». «  Une croisière en Méditerranée planqué dans la mélasse d’un vraquier, c’est prisé en Afrique », ironise l’avocat. Oui mais voilà, les polizones ne sont pas l’affaire de la police qui refoule à tour de bras, respecte les lois du marché, s’efface quand il le faut.

Barcelone, un café un peu chic. Le type est important. Et sensible. Il «  aime travailler avec les polizones », ceux-là rendent son « travail plus vivant  ». Son boulot ? Correspondant de Protection & Indemnity Clubs dans différents ports de l’État espagnol. Son quotidien ? Résoudre les problèmes des bateaux dont il assure les risques, coûte que coûte et de sorte à ne pas retarder la livraison des marchandises. Les polizones dans tout cela ? Un risque pour les armateurs car l’unique responsable, désigné par les conventions internationales, n’est autre que le capitaine du navire. Un risque d’autant plus embarrassant que les bateaux ont pour consigne de ne pas retarder le trafic maritime international si un polizón se trouve à bord, et parce que les États (autres que celui d’embarquement) sanctionnent financièrement les armateurs en cas de « fuite ».

Dans le monde du fret, il est l’homme à éliminer du circuit, le polizón. S’il se trouve sur le cargo d’une compagnie assurant des lignes régulières, l’assureur s’estime chanceux : le bateau repassera un jour ou l’autre par le port d’embarquement. Un équipage pour geôlier, une cabine pour cellule, le polizón est enfermé à bord. S’il s’est caché sur un tramper, un navire parcourant le monde sans trajectoire fixe, l’assureur fait alors son possible, à coup de dollars, pour le sortir du bateau et le rapatrier en avion vers son pays d’origine. Mais la manigance ne fonctionne pas à chaque fois. «  J’ai connu un polizón enfermé à bord pendant trois ans, jusqu’à ce que le bateau parte à la casse  », indique le correspondant. Bien souvent, ajoute-t-il, «  le polizón aurait plutôt intérêt à savoir nager ».

« La mer est restée là, convenable, discrète, parfaite, invisible, éternelle »6. Au-dessous, les os polis des hommes dont les familles espèrent que la traversée aura été bonne. Il paraît qu’il y en a beaucoup.

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Cet article, le premier d’une série consacrée aux ports, a été publié dans le quatrième numéro de la version papier d’Article11


1 Quelques habitants de Vilagarcia, dont les enfants sont toxicomanes, s’organisent pour tenter de débusquer les chargements de drogue.

2 Le polizón désigne en Espagne le passager clandestin d’un navire de marine marchande.

3 Dérivé de l’expression harragas : « brûleurs  » de frontières en arabe.

4 Commission espagnole d’aide aux réfugiés.

5 Ces dernières années, les avocats n’ont pu assister qu’une dizaine de polizones. Les chiffres officiels recensent pourtant 2 303 arrivées de polizones dans les ports espagnols pour la période 2000-2003.

6 La mer écrite, Marguerite Duras, Marval.


COMMENTAIRES

 


  • samedi 22 octobre 2011 à 18h56, par un-e anonyme
    • samedi 22 octobre 2011 à 18h57, par un-e anonyme

      Elle-même ® !



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h57, par Solidario de Pau, varan des khlongs

    Superbe article. Que dire ? Je ne soupçonnais même pas l’existence d’une immigration de ce type, et encore moins des forces répressives qui lui sont spécialement « dédiées ». La fin, avec ces mots de Duras, qu’on a connu moins inspirée, est terrible.

    • samedi 22 octobre 2011 à 18h58, par Julia Z

      Merci ! Ce type de migration est en effet très peu connu, c’est pourquoi le réseau Migreurop a décidé de consacrer son prochain rapport d’enquête aux « passagers clandestins » embarqués sur les navires de marine marchande en décrivant notamment les mécanismes de contrôle et de réadmission en mer et dans les ports (à paraître fin octobre).



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h59, par ZeroS

    J’en profite à propos des migrants et de la mer... Migreurop a mis en place un projet de flottille pour aller à la rencontre des boats people à la dérive. Ils peuvent avoir besoin de soutien...



  • samedi 22 octobre 2011 à 18h59, par Fr.

    Je crois me souvenir qu’un roman de B. Traven, Le Vaisseau des morts, traite d’un sujet similaire.

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