vendredi 5 février 2010
Politiques du son
posté à 09h10, par
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L’arme non létale présente pour nos élites l’avantage admirable de pouvoir servir aussi bien sur un champ de bataille que dans les rues des villes : on amorce un premier décryptage pour de futures contre-attaques. Et puis l’objet de ce long article sur le son comme arme n’ayant pas pour objectif de t’abattre mais plutôt de te donner la gnaque, on s’intéresse à quelques premières formes de résistance sonore.
Un article en 4 parties : 1. aspects techniques de l’audition & infrasons - 2. les fréquences moyennes & la musique - 3. les hautes fréquences & ultrasons - 4. le son du pouvoir & les résistances sonores. Et voilà le pdf de l’article complet.
Le son du pouvoir
Ces applications dans la vie quotidienne d’armes initialement développées pour le champ de bataille, caractérisent précisément, selon le chercheur Georges-Henri Bricet des Vallons, une « dualité civile-militaire qui siège au coeur du concept de non-létalité ». Dans « L’arme non létale dans la stratégie militaire des Etats-Unis : imaginaire stratégique et genèse de l’armement »1, Bricet des Vallons évoque l’apparition de ce concept dans les années 1960 et 1970 aux Etats-Unis, « dans un contexte marqué par l’émergence des masses contestataires et des mouvements de défense des droits civiques ». Il en reprend la généalogie à la fois judiciaire (le National Institute of Justice, d’abord intéressé par le « développement d’armes incapacitantes destinées au contrôle des populations civiles, carcérales notamment »), énergétique (département de l’Energie), policière (American Correctionnal Association et National Association of Sheriffs) puis militaire.
La notion de non létalité est ainsi devenue « centrale dans la réflexion militaire sur les conflits asymétriques et la guerre urbaine » - les conflits asymétriques étant ceux qui opposent des forces dont l’organisation, les objectifs, les moyens et les stratégies diffèrent : « présence permanente du média dans le conflit, multiplication des conflits urbains prolongés (Palestine, Liban, Somalie, Côte d’Ivoire, Irak, Afghanistan), dilution de la distinction sémiologique entre militaire et civil, combattants et non-combattants, militaires et paramilitaires... » Pour le chercheur, la caractéristique commune de ces conflits, qui tendent à devenir le « modèle stratégique dominant », est « bien celle de la guerre donnée comme système de contrôle transversal et continuum de force ».
A travers le développement de ces armes non létales, on assiste donc à une mutation de la guerre, qui se veut « propre », et totale : il ne s’agit plus d’éliminer, mais de neutraliser et de contrôler. Bricet des Wallons cite Foucault, sur la biopolitique : « La mise en place [...] de cette grande technologie à double face – anatomique et biologique, individualisante et spécifiante, tournée vers les performances du corps et regardant vers les processus de la vie – caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n’est peut-être plus de tuer mais d’investir la vie de part en part. »2 Et les armes non létales, acoustiques en particulier, favorisent cet « investissement de la vie de part en part », en court-circuitant notamment les oppositions possibles : tout comme la musique rendait la torture socialement plus acceptable, les armes soniques sont « media-friendly », elles passent bien dans les médias : « d’un point de vue politico-militaire, [un tel système d’armes non létales] fournit un argument pour légitimer des opérations qui n’auraient pu l’être avec des armes conventionnelles, tandis que d’un point de vue tactique, il offre aux décideurs sur le terrain une option supplémentaire d’intervention. »3 Cette nouvelle typologie d’armes favorise simultanément le business : les Etats-Unis ont par exemple vendu des LRAD à la Chine4, en dépit de l’interdiction de vente d’armes à ce pays5 depuis le massacre de Tian’anmen en 1989, parce que le constructeur les définit, techniquement, comme des « dispositifs acoustiques » et non comme des « armes ».
Une autre qualité de ce type d’armement pour le pouvoir, est qu’il ne laisse aucune trace visible après usage - pas besoin de nettoyer les rues de la ville après une bataille sonique, et pas besoin non plus de s’inquiéter de protestations de la part des victimes : on peut prouver une blessure causée par une matraque ou un tazer, bien plus difficilement celle d’un LRAD (ou d’un Mosquito). On peut démontrer une nuisance visible, beaucoup moins celle que seule une partie de la population perçoit. L’invisibilité de l’énergie « incapacitante » envoyée par ces armes, voire, dans le cas des infrasons et des ultrasons, l’impossibilité de prendre conscience de leur usage (puisque l’oreille ne les détecte pas), en font également des armes insaisissables, immatérielles et quelque peu mystérieuses. La difficulté à appréhender ces armes, ainsi que la masse de rumeurs conspirationnistes et de constructions paranormales qu’elles suscitent, sont autant d’atouts en leur faveur : cela brouille les informations à leur sujet, et alimente l’effet psychologique dont elles bénéficient.
Les armes soniques sont des armes totalisantes, au sens où elles envoient des ordres qu’on ne peut pas contester : sur le moment, il ne s’agit que d’obéir à la dispersion exigée par le pouvoir, ou à l’interdiction d’accès à une zone donnée. Non seulement aucune espèce de discussion n’est envisageable (il y a une frontière sonore infranchissable), mais aucune contestation n’est possible sur le moment – elle ne peut être que différée, ou se situer sur un autre terrain. Totalisantes, elles le sont également au sens où l’écoute est collective6 : on peut choisir ce qu’on regarde, mais c’est tout le groupe qui partage le même environnement sonore. L’arme sonique brise le collectif et renvoie chacun à son individualité : se protéger, fuir. Elle joue, de manière plus violente, le même rôle que les mobiliers urbains qui visent à individualiser, endiguer et orienter les flux rendus obligatoires : la machine ne tolère aucun blocage, aucun arrêt, aucune gratuité. Les réappropriations et les contournements restent à inventer.
« Un geste sonore passionné » : résistances & contre-attaques
Si les résistances dans la rue à ces armes soniques sont encore à imaginer, il existe quelques premières formes de réponse du côté des businessmen et, surtout, des artisans du son. Dans la série commercialo-ludique, peu après l’apparition des « Mosquitos », était mise en circulation une sonnerie pour téléphone portable du même nom7, basée sur les mêmes fréquences (mais à un niveau sonore très bas, et pour de brèves périodes, donc non douloureuses), que seules les jeunes oreilles peuvent entendre (et donc ni les profs ni les parents). Mais on pourrait difficilement, en termes de contestations, se satisfaire de la capacité du libéralisme à tout absorber et recycler.
« Mosquito », c’est également le titre qu’a donné Olivier Toutlemonde au documentaire sonore (écoutable en ligne) qu’il a consacré au boîtier en 2008. On y entend un échange kafkaïen entre des personnes gênées par les hyperfréquences du Mosquito illégalement installé par une banque d’Ixelles8, en Belgique, et des policiers qui ne les entendent pas et restent incrédules. Au-delà de l’information qu’il transmet sur ce dispositif et sur son impact quotidien, c’est à travers l’usage que lui-même fait du son que le documentariste contre-attaque : à une utilisation sécuritaire et excluante de quelques fréquences, il oppose une création sonore.
Le collectif franco-britannique Battery Operated, qui réunit des artistes vidéo, sonores et multimedia, fait, lui un travail de veille et de contre-information sur les armes soniques. Le projet, baptisé S.P.I.R.A.W.L. (Sound Proofed Institute Researching Acoustic Weapons Logistics, Institut insonorisé de recherche sur la logistique des armes acoustiques), est un documentaire web qui mêle sur différents supports des données brutes sur les armes sonores, et une analyse politique sur leur développement : « Les champs sonores audibles sont cartographiés, gérés, contrôlés, comme le sont les territoires physiques. Mais les fréquences inaudibles constituent une zone libre. Et cette zone libre fait aujourd’hui l’objet d’une surveillance chaotique, sans aucune considération éthique, ce qui n’est pas sans rappeler la « conquête » de l’Ouest américain. C’est dans ce paysage sonore que nous situons notre documentaire et que nous partons à la recherche des frontières que colonisent tranquillement les militaires et les forces de police à travers l’usage d’armes soniques. »
Le collectif espagnol Escoitar, notamment animé par l’anthropologue Chiu Longina et le musicologue Juan-Gil López, a également produit un très riche travail, toujours en cours, sur les armes soniques : une pièce sonore, d’abord, « Sonic Weapons »9, qui déroule une histoire sonore des différentes armes acoustiques (alarmes, hautes fréquences...). L’objectif de cette pièce est double : « D’une part, alerter l’auditeur sur un problème, l’usage du son et de l’audition comme moyens de contrôle, et d’autre part, produire un geste sonore passionné pour défendre les sons et pour exercer sa liberté. » Le site d’Escoitar consacré aux armes soniques développe par ailleurs une base de ressources sur ces armes, et sur les effets du son en général. Enfin, Escoitar fait également des installations et des performances, et réalise des ateliers publics autour des « technologies de contrôle social qui se servent du son pour exercer un pouvoir, une domination, un contrôle, et pour attaquer ou se défendre ». La partie théorique de ces ateliers vise à « réfléchir sur le rôle historique du son et de la musique dans ces mécanismes de contrôle social », et la partie pratique à « écouter la ville les oreilles grandes ouvertes (...), localiser les dispositifs sonores urbains capables d’exercer un pouvoir et un contrôle (...) et cataloguer et cartographier ces mécanismes sur une carte publique. »10 Escoitar travaille ainsi à dévoiler et décrypter les utilisations policières du son, et à développer un usage critique et créatif. Si le pouvoir entend « investir la vie de part en part », on oeuvrera à ce que la vie continue de lui échapper. Dans le domaine sonore comme ailleurs.
1 Georges-Henri Bricet des Vallons, « L’arme non létale dans la stratégie militaire des Etats-Unis : imaginaire stratégique et genèse de l’armement » (Cultures & Conflits n°67, automne 2007)
2 Foucault, Histoire de la sexualité
3 Bricet des Vallons, op. cit.
4 David Hambling, « US Sonic Blasters Sold to China » (Wired, 15/05/2008)
5 Embargo appliqué par l’Union Européenne et les Etats-Unis, non sans quelques désaccords comme en atteste ce dossier de la Mission des Etats-Unis auprès de l’Union Européenne, « Chinese Arms Embargo »
6 Voir, sur ce caractère collectif de l’écoute, Noel García López, « Alarmas y sirenas : sonotopías de la conmoción cotidiana » dans Espacios sonoros, tecnopolítica y vida cotidiana (pdf, Orquesta del Caos, 2005) - on reviendra dans cette rubrique plus précisément sur cet important dossier
8 La commune d’Ixelles a interdit les Mosquito : Hugues Dorzee, « Faut-il bannir les ultrasons anti-ados ? » (Le Soir, 26/04/2008)
9 également téléchargeable sur http://www.archive.org/details/alg052
10 Escoitar est déjà en train de produire une carte sonore de la Galice (qui ne porte pas spécifiquement sur les dispositifs acoustiques de contrôle) : http://www.escoitar.org/