mardi 27 janvier 2015
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« Dans la Terreur de 1984, la nation est menacée de l’intérieur, car l’ennemi étranger a des agents secrets partout, notamment parmi les dissidents politiques. Il faut donc se méfier de tout le monde et fliquer au maximum la vie civile : fichage, vidéo-surveillance, délation, etc. Le danger terroriste est, comme la grippe, diffus, omniprésent, increvable, invisible et montré tous les jours à la télévision. »
« À la suite de l’attentat du 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, qui a relancé le débat sur la liberté d’expression, les élèves de la promotion 2015-2016 de l’École nationale d’administration (ENA) ont choisi de se donner comme nom celui de George Orwell. » – Le Monde, 17/01/2015, « Les élèves de l’ENA baptisent leur promotion du nom de George Orwell »
Ils font sans doute partie de ceux qui ne l’ont pas lu, mais le citent comme garantie de bonne conscience. Il convient donc de rappeler ce que raconte Orwell dans son roman 1984 :
Le monde de 1984 est divisé en grands blocs ennemis, qui sont dans un état de guerre permanent, sans jamais s’affronter frontalement. Ils guerroient indirectement sur des territoires périphériques, régulièrement ravagés (en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie, etc.). Ces combats lointains et la barbarie des ennemis sont donnés quotidiennement en spectacle aux citoyens grâce à des médias attisant la peur et la haine. De temps en temps, une bombe tombe sur le sol national, ce qui maintient le sentiment de guerre. Mais fondamentalement :
« La guerre est menée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets, et l’objet de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher des conquêtes territoriales, mais de garder la structure de la société intacte.1 » (p. 283)
La guerre contre les ennemis barbares est « une simple imposture » (p. 282) utilisée pour produire un sentiment d’unité, là où la société est en réalité divisée en groupes sociaux luttant pour des intérêts opposés. Cet état de guerre maintient la population dans l’angoisse, la haine, une humeur de panique et de lynchage, une excitation permanente, qui est l’état d’esprit nécessaire au fonctionnement du système totalitaire. C’est, en somme, la politique par la Terreur, au sens de 1792 : un moyen de gouvernement employé par l’État, et non pas une méthode militaire mise en œuvre par des groupuscules extrémistes.
Dans la Terreur de 1984, la nation est menacée de l’intérieur, car l’ennemi étranger a des agents secrets partout, notamment parmi les dissidents politiques. Il faut donc se méfier de tout le monde et fliquer au maximum la vie civile : fichage, vidéo-surveillance, délation, etc. Le danger terroriste est, comme la grippe, diffus, omniprésent, increvable, invisible et montré tous les jours à la télévision. C’est une « conspiration ». Le premier et principal conspirationniste, c’est l’État dans sa guerre contre le terrorisme.
L’État terroriste décrit par Orwell joue de ces menaces. Il se présente comme un rempart contre la barbarie, le seul garant de la « sécurité », au prix de la restriction des libertés. D’où le slogan « la liberté, c’est l’esclavage » (p. 373). Traduit en langage énarque, tel que repris par l’article du Monde :
« Fortement marqués par les attentats récents, les élèves avaient à cœur de réaffirmer leur attachement à la liberté d’expression et, de manière plus générale, aux libertés qu’il appartient avant tout aux pouvoirs publics de protéger », indique ce texte, qui souligne que l’œuvre de cet écrivain « appelle à une conciliation vigilante entre la préservation des libertés et les exigences liées à la sécurité des citoyens ».
La terreur est une situation émotionnelle, une situation où l’émotion devient impérative. 1984 décrit clairement comment la force « submergeante » des émotions – peur, haine et adoration – est utilisée pour noyer la faculté de juger et obliger à choisir son camp parmi ceux, factices, définis par le pouvoir. La politique de la terreur a largement recours aux mouvements émotionnels de masse, dans les médias (les « Deux Minutes de la Haine », etc.) comme dans les manifestations. Il n’y a plus de recul ni de réflexion possible, mais seulement l’adhésion ou le refus, l’appartenance ou l’hostilité. Le mouvement jesuischarliste aura été est un bon exemple de ces « moments d’irrésistible émotion » et de cet « étouffement délibéré de la conscience » (p. 30).
Pour empêcher toute critique réelle, le système totalitaire orwellien entretient et met en scène une dissidence de pacotille, une fausse critique politique manipulée par la Police de la Pensée. Ceux qui doutent des vérités dominantes sont poussés à adhérer à ces opinions piégées et préfabriquées, conduisant à des formes de révolte stériles, voire réellement terroristes, encouragées par des agents-provocateurs. C’est en même temps un épouvantail et une caricature, employé par les chiens de garde de l’orthodoxie pour discréditer toute velléité d’opposition. Depuis 2001, c’est notamment au conspirationnisme qu’a été confié ce rôle.
Enfin, la célèbre novlangue de 1984 ne consiste pas seulement à tordre le sens des mots à des fins politiques, mais à réduire le sens, à diminuer la quantité de pensée exprimable. Les mots ne doivent plus servir à raisonner, mais à occuper l’esprit par un bavardage rapide, ininterrompu, insensé – le quackspeak ou « parler comme un canard » (p. 434), du genre France Info ou BFM TV –, et fondamentalement à exprimer son adhésion à l’opinion dominante. « Je suis Charlie » en est la parfaite expression. D’autant plus qu’elle est issue de la pensée-clic favorisée par les nouveaux médias, vrais rénovateurs de la langue.
Dans 1984, Orwell décrivait des recettes de gouvernement qu’il voyait triompher partout à la faveur de la Deuxième Guerre mondiale, aussi bien dans le « Monde Libre » que dans les États totalitaires. La lecture de ce livre reste subversive aujourd’hui, car elle incite à constater que ces vieilles recettes sont toujours en usage. Se revendiquer d’Orwell, c’est aller vers le délit d’opinion, puisque c’est appeler à critiquer « l’union nationale » aujourd’hui exigée grâce au jesuischarlisme. Attention à vous, élèves énarques, vous flirtez avec l’apologie du terrorisme !
Mais l’ENA nous rassure : « Les élèves entendent quant à eux exercer leurs futures missions avec engagement, discernement et humilité. » Peut-être ces futurs cadres zélés de la gouvernance ont-ils trop bien lu Orwell : comme un manuel de doublepensée. Un peu comme l’Okhrana, police secrète du Tsar de Russie, avait trop bien lu le Dialogue aux enfers entre Machiavel & Montesquieu de Maurice Joly (1864), lorsqu’elle s’en en est inspirée pour rédiger Les protocoles des sages de Sion.
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L’auteur de cet article, Pierre Bourlier, a publié en 2008 un livre intitulé Au cœur de 1984 (Verbig éditions). Il est également l’auteur d’un article sur le sens commun chez Orwell, « Notre communauté viscérale » (dans Notes & Morceaux Choisis n°11, éditions La Lenteur, 2014).