ARTICLE11
 
 

mardi 25 janvier 2011

Politiques du son

posté à 22h06, par Juliette Volcler
18 commentaires

Espace sonore à vendre
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Il en va de l’espace sonore comme de tous les autres : il se conquiert, s’exploite, se contrôle - Far West audio sur lequel il s’agit de faire main basse. Et surtout, il se rentabilise. L’Audio Spotligh, technologie en développement permettant de cibler les destinataires de l’agression sonore, s’annonce ainsi comme un nouvel eldorado publicitaire. Présentation.

Cette chronique fait partie d’une série intitulée « Politiques du son ». Publiée dans le premier numéro d’Article11 papier, elle a depuis été suivie d’une seconde, « La CIA, de la privation sensorielle à la musique comme torture » - dans le numéro 2. D’autres suivront...

Vous flânez au rayon polars d’une librairie et soudain une voix vous chuchote à l’oreille : « Hey, vous, là ! Ne vous retournez pas ! Ça vous arrive de penser au meurtre ? Moi oui, tout le temps. Je suis payé pour ça. J’écris des best-sellers. » Autour, personne d’autre n’a entendu ces mots. La scène s’est passée en 2006 dans plusieurs magasins new-yorkais, à l’occasion d’une campagne publicitaire pour une série télévisée, Murder by the book. La chaîne Court TV avait employé les tous nouveaux Audio Spotlights développés par la société Holosonics : des haut-parleurs qui permettent de cibler précisément une personne ou une zone. Comment ? Un message audible est d’abord converti en ultrasons, dont les propriétés sont d’être inaudibles, de longue portée et très directionnels. Lorsque l’onde ultrasonique est diffusée par le haut-parleur, les distorsions qu’elle subit à la traversée de l’air restaurent les fréquences initiales du message, donc son audibilité. Quelques années auparavant, un système comparable, quoique moins en vogue, avait été mis au point : l’Hypersonic Sound System (HSS) de la société ATC, récemment renommée en fonction de son produit phare, LRAD Corp1.

L’invention est de fait une révolution dans le monde acoustique : dans une même voiture, deux personnes pourront écouter des musiques différentes, et dans des environnements calmes, un avis pourra être diffusé sans rompre le silence général. En France, la BNF a notamment acquis des Audio Spotlights dès 2001, et certains artistes ou musiciens s’intéressent de près à ses possibilités. La technologie ouvre de si belles perspectives qu’Holosonics a fait partie, en 2004, des vingt-cinq sociétés invitées à présenter leurs trouvailles au grand raout capitaliste du G8 en Géorgie. « Ajouter du son... tout en préservant le calme  », dit le slogan d’Holosonics : parfait programme pour une croissance publicitaire décomplexée. Car les principaux usagers de l’Audio Spotlight sont pour l’instant les magasins, qui y trouvent une nouvelle manière, plus efficace et démultipliable à l’envi, d’attirer le client : la publicité peut être diffusée sur l’espace de trottoir devant le magasin, elle peut sembler venir d’un produit en rayon, ou bien être émise depuis une distance de 200 mètres. L’Audio Spotlight accomplit un vieux rêve du «  marketing créatif » : s’immiscer directement dans les pensées du consommateur.

C’est du moins le fantasme qu’expriment les premiers annonceurs qui l’emploient. En réalité, il est à peu près certain que l’effet de surprise ne jouera que le temps de découverte de cette technologie, et qu’on parviendra sans trop de mal à faire la distinction entre une hallucination auditive et un son émis par une source qu’on ne voit pas. Mais ce que cette technologie va modifier de manière plus profonde, c’est notre rapport à l’écoute, à l’autre, et à l’espace public. L’environnement sonore, aujourd’hui comme il y a dix siècles, est collectif : la nature des sons a changé, mais notre manière de les recevoir est identique. Ce que cette technologie inaugure, c’est une conception fragmentée et fonctionnaliste de l’espace sonore : chaque son à sa place, et surtout à chaque place peut correspondre une ambiance, un message, un design. Sans possibilité pour le récepteur involontaire du son de l’anticiper (il est invisible) ou de s’en protéger (les oreilles ne choisissent pas ce qu’elles entendent).

Cette compartimentation de l’espace sonore permet par ailleurs de choisir les personnes qui entendront un son – et donc d’induire des comportements différents au sein d’un même espace. L’Audio Spotlight peut en effet être employé comme «  répulsif sonore contre les pigeons et les sans-abris », dixit Directionnal Sound, un de ses importateurs européens. Et l’armée états-unienne fait partie des clients d’Holosonics et de LRAD Corp, sans que plus d’informations soient disponibles sur les contrats qui les lient. Dans un article de 20022, un des usages militaires néanmoins évoqués était la possibilité « d’envoyer des sons fantômes qui rebondiraient sur « des rochers ou toute surface réfléchissante » pour tromper la personne et lui faire croire qu’il y a quelqu’un à côté ».

Nul doute que certains usages de cette technologie seront appréciés : ils offrent les mêmes avantages que les casques en terme d’isolation, et représentent une évolution comparable à celle de la stéréo pour ce qui est du relief acoustique. Nul doute, aussi, que d’un point de vue capitaliste et sécuritaire, l’enjeu sera de taille : les États et les commerces pourront traiter l’espace sonore comme une ressource inépuisable, le rendre efficace et rentable, privatisé, hygiénisé. Nul doute, alors, qu’il s’agira de penser ce que nous voulons, nous, comme espace public – que nos rêveries ne soient pas hachées par des interruptions publicitaires et que nos balades ne deviennent pas audioguidées.



1 Le Long Range Acoustic Device est un haut-parleur directionnel utilisé par l’armée et la police. Sur la position micro, il permet de diffuser un ordre sur tout un quartier d’un coup - en position alerte, il émet une haute fréquence à une intensité qui rend impossible tout maintien dans sa zone de diffusion.

2 « Point-’n’-Shoot Sound Makes Waves  », John Gartner (wired.com, 02/21/02)


COMMENTAIRES

 


  • mercredi 26 janvier 2011 à 10h02, par Eve

    Je crois que je vais vomir... Bon j’ai appris à ne pas voir la pub dehors, a l’ignorer sur le Web, a faire abstraction des affreux messages RATP mais jusqu’ou puis-je créer ainsi des blancs dans ma perception du réél pour échapper à la propagande ? Je pense à cette installation de Bruce Nauman : « get out of my head »...
    Ce qui m’intrigue c’est que l’on parle depuis des années de l’affinage du ciblage, or je continue à croiser des tonnes de messages alors que n’ayant pas un rond je ne suis pas du tout dans la cible. Je ne suis pas un consommateur et je veille à n’en pas être un. Je crois surtout qu’il s’agit de toujours trouver un nouveau moyen de bombarder un « message », de démultiplier ceux-ci. C’est une obsession. Ou une forme de déviance.
    Merci en tout cas pour l’info, mais je le répète : je crois que je vais vomir...

    • jeudi 27 janvier 2011 à 09h06, par juliette

      Oui, ça va poser de vraies questions en terme de réappropriation de l’espace public... et le ciblage, je suis également sceptique là-dessus : on est davantage dans une colonisation des imaginaires comme dirait Edouard Glissant - ça fonctionne de manière massive, comme par asphyxie. Mais allez, on établira des nouvelles cartographies urbaines pour repérer les zones où les dérives mentales sont possibles...



  • mercredi 26 janvier 2011 à 14h32, par AffreuxSale

    En même temps, qu’une bande de p’tites bites cherchent à nous violer les oreilles, ça se tient. Morphologiquement s’entend.

    Voir en ligne : http://affreuxsalebeteetmechant.20m...



  • mercredi 26 janvier 2011 à 15h14, par HN

    Ah ben voilà, j’étais pas fou donc... C’était pas dans ma tête !! _ ;-)

    Blague à part, ces news qui annoncent le rattrapage de la science fiction par la réalité me font un peu flipper quand même. Voilà, les pubs holographiques ciblées du film « Minority Report » existent quasiment désormais...

    Je cours acheter des planches en bois, des clous et je me barricade de suite !!

    Cdlmt

    • jeudi 27 janvier 2011 à 09h10, par juliette

      Sûr que c’est dans la continuité d’un rapport schizophrénique à la réalité (qui soit dit en passant ne sera certainement pas agréable aux personnes qui souffrent déjà d’hallucinations auditives...). La toute première pub était émise sur un trottoir newyorkais depuis une source difficile à trouver : le haut d’un building... Voir Capitalism & Schizophonia par exemple.



  • mercredi 26 janvier 2011 à 20h25, par audionuma

    Ça sert aussi pour des installations (musées, expo) ce système.

    • mercredi 26 janvier 2011 à 21h14, par un-e anonyme

      Ah ouais, du coup c’est trop bien en fait ! ça excuse tout.

      • jeudi 27 janvier 2011 à 08h56, par juliette

        Oui c’est employé en bibliothèques : je l’indique dans l’article, la Bibliothèque Nationale de France en utilise même depuis quelques années - certains artistes font même des installations tout à fait intéressantes avec ces haut-parleurs.

        Mais c’est toute l’ambiguité des technologies au croisement du contrôle et de la communication (téléphones portables), ou de la consommation et du divertissement (comme cet Audiospotlight) : certains usages seront certainement considérés comme « bénéfiques », mais ils permettent de faire passer sans débat d’autres usages qui le seront bien moins...

        Cela fait penser, de manière plus lointaine, à ce rapport (je ne trouve plus la référence) où il était préconisé de mettre en place des instruments biométriques ludiques, afin de faire accepter la biométrie dans son ensemble au bon peuple.

        • vendredi 28 janvier 2011 à 10h28, par HN

          Comme d’habitude, ce système pourrait être formidable pour les mal/non voyants, dans les bibliothèques, dans la rue pour guider ces personnes.
          Mais pour deux ou trois applications de ce genre dans qqs villes/établissements « avant-gardistes », combien va-t-on se payer de pubs à la con dans les grandes agglomérations ??
          Toujours pareil. C’est cette foutue gangrène qui incite à tout vouloir vendre/acheter qui va encore saloper cette trouvaille.

          Cdlmt

          • vendredi 28 janvier 2011 à 20h30, par un-e anonyme

            Le rapport en question, c’est le livre bleu du Gixel, qui définit des stratégies d’acceptabilité pour la biométrie, la videosurveillance et autres dispositifs de contrôle. Il fut à une époque accessible sur le site officiel, puis dénoncé et donc retiré de la vue du public, mais on peut le retrouver ici.



  • jeudi 27 janvier 2011 à 10h06, par fred « du boulot »

    Salut

    les bons mots de Jean-Claude Kaufman, « sociologue », directeur de recherche au CNRS : « Il ne faut pas
    confondre identité avec identification »

    Un doc sponsorisé par Orange

    à la fin de la plaquette tu as une pub pour... SAFRAN....

    amitiés

    • jeudi 27 janvier 2011 à 10h33, par juliette

      oui, bien vu... "Inviter le visiteur à tester lui-même des dispositifs biométriques interactifs et ludiques
      pour qu’il se forge sa propre opinion."
      splendide...

      en fait il y avait eu un autre document qui avait circulé il y a quelques années - je ne sais plus par quelle officine « scientifique »



  • jeudi 27 janvier 2011 à 10h17, par un-e anonyme

    Mais, heu...

    On est déjà dans un espace sonore morcelé, et pas depuis hier... Par des appareils portables par les individus : chacun son son avec Le walkman, le balladeur numérique, le téléphone cellulaire (un peu comme le fourgon...)... Et même les boules Quies...

    Donc la seule nouveauté ici, c’est l’appropriation d’une part de cet espace à des fins publicitaires ou défensives, pas trop son « morcellement » chacun dans sa bulle...

    Et encore, cette appropriation n’est pas elle-même une nouveauté... C’est plutôt sa résolution fine qui serait nouvelle...

    Ainsi par exemple les supermarchés ne se privent pas pour utiliser le rythme des musiques qu’ils diffusent pour adapter le rythme des acheteurs dans les rayons... Et autres « chaines de radio maison » qui vantent les produits en rayon...

    • jeudi 27 janvier 2011 à 10h29, par juliette

      Oui, tout à fait d’accord sur le fait que le morcellement est déjà là depuis un bout de temps. Mais la vraie différence est que les outils que vous citez (walkman, le balladeur numérique, le téléphone cellulaire) créent un espace sonore individuel (ou dans un petit rayon mouvant autour d’une personne). Là,ce dont il s’agit, c’est d’une privatisation de l’espace sonore public. Et d’une privatisation non pas au sens d’une individualisation, mais au sens d’un partage marchand de l’espace collectif.

      Deuxième chose : la muzak existe déjà, et donne en effet une « identité sonore » à chaque magasin - mais elle s’annonce en tant que telle. C’est assez différent à mon sens, lorsqu’on passe devant un magasin, d’entendre les flots de musique qui en sortent - ou d’avoir tout à coup une publicité qu’on ne pouvait pas anticiper qui nous saute à l’oreille...



  • vendredi 4 février 2011 à 11h51, par l’autre Juliette

    Salut Juliette,
    Dans la série politique du son, as-tu écouté l’épisode de RadioLab (in English of course) sur le mythe de l’effondrement des murs de Jéricho ?
    L’autre Juliette,
    Radiophoniquement,
    Juliette

    Voir en ligne : The Walls of Jericho

    • vendredi 4 février 2011 à 12h11, par juliette

      héhé salut l’autre Juliette ! et bien vu : c’est assez drôle parce que Woody Norris, qui intervient sur le programme, est un des concepteurs de l’HSS, l’autre technologie permettant de diffuser du son audible par la conjugaison d’ultrasons (batailles d’image entre lui et Joseph Pompei, le « jeune génie » qui bosse pour la société concurrente Holosonics)

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