Il en va de l’espace sonore comme de tous les autres : il se conquiert, s’exploite, se contrôle - Far West audio sur lequel il s’agit de faire main basse. Et surtout, il se rentabilise. L’Audio Spotligh, technologie en développement permettant de cibler les destinataires de l’agression sonore, s’annonce ainsi comme un nouvel eldorado publicitaire. Présentation.
Vous flânez au rayon polars d’une librairie et soudain une voix vous chuchote à l’oreille : « Hey, vous, là ! Ne vous retournez pas ! Ça vous arrive de penser au meurtre ? Moi oui, tout le temps. Je suis payé pour ça. J’écris des best-sellers. » Autour, personne d’autre n’a entendu ces mots. La scène s’est passée en 2006 dans plusieurs magasins new-yorkais, à l’occasion d’une campagne publicitaire pour une série télévisée, Murder by the book. La chaîne Court TV avait employé les tous nouveaux Audio Spotlights développés par la société Holosonics : des haut-parleurs qui permettent de cibler précisément une personne ou une zone. Comment ? Un message audible est d’abord converti en ultrasons, dont les propriétés sont d’être inaudibles, de longue portée et très directionnels. Lorsque l’onde ultrasonique est diffusée par le haut-parleur, les distorsions qu’elle subit à la traversée de l’air restaurent les fréquences initiales du message, donc son audibilité. Quelques années auparavant, un système comparable, quoique moins en vogue, avait été mis au point : l’Hypersonic Sound System (HSS) de la société ATC, récemment renommée en fonction de son produit phare, LRAD Corp1.
L’invention est de fait une révolution dans le monde acoustique : dans une même voiture, deux personnes pourront écouter des musiques différentes, et dans des environnements calmes, un avis pourra être diffusé sans rompre le silence général. En France, la BNF a notamment acquis des Audio Spotlights dès 2001, et certains artistes ou musiciens s’intéressent de près à ses possibilités. La technologie ouvre de si belles perspectives qu’Holosonics a fait partie, en 2004, des vingt-cinq sociétés invitées à présenter leurs trouvailles au grand raout capitaliste du G8 en Géorgie. « Ajouter du son... tout en préservant le calme », dit le slogan d’Holosonics : parfait programme pour une croissance publicitaire décomplexée. Car les principaux usagers de l’Audio Spotlight sont pour l’instant les magasins, qui y trouvent une nouvelle manière, plus efficace et démultipliable à l’envi, d’attirer le client : la publicité peut être diffusée sur l’espace de trottoir devant le magasin, elle peut sembler venir d’un produit en rayon, ou bien être émise depuis une distance de 200 mètres. L’Audio Spotlight accomplit un vieux rêve du « marketing créatif » : s’immiscer directement dans les pensées du consommateur.
C’est du moins le fantasme qu’expriment les premiers annonceurs qui l’emploient. En réalité, il est à peu près certain que l’effet de surprise ne jouera que le temps de découverte de cette technologie, et qu’on parviendra sans trop de mal à faire la distinction entre une hallucination auditive et un son émis par une source qu’on ne voit pas. Mais ce que cette technologie va modifier de manière plus profonde, c’est notre rapport à l’écoute, à l’autre, et à l’espace public. L’environnement sonore, aujourd’hui comme il y a dix siècles, est collectif : la nature des sons a changé, mais notre manière de les recevoir est identique. Ce que cette technologie inaugure, c’est une conception fragmentée et fonctionnaliste de l’espace sonore : chaque son à sa place, et surtout à chaque place peut correspondre une ambiance, un message, un design. Sans possibilité pour le récepteur involontaire du son de l’anticiper (il est invisible) ou de s’en protéger (les oreilles ne choisissent pas ce qu’elles entendent).
Cette compartimentation de l’espace sonore permet par ailleurs de choisir les personnes qui entendront un son – et donc d’induire des comportements différents au sein d’un même espace. L’Audio Spotlight peut en effet être employé comme « répulsif sonore contre les pigeons et les sans-abris », dixit Directionnal Sound, un de ses importateurs européens. Et l’armée états-unienne fait partie des clients d’Holosonics et de LRAD Corp, sans que plus d’informations soient disponibles sur les contrats qui les lient. Dans un article de 20022, un des usages militaires néanmoins évoqués était la possibilité « d’envoyer des sons fantômes qui rebondiraient sur « des rochers ou toute surface réfléchissante » pour tromper la personne et lui faire croire qu’il y a quelqu’un à côté ».
Nul doute que certains usages de cette technologie seront appréciés : ils offrent les mêmes avantages que les casques en terme d’isolation, et représentent une évolution comparable à celle de la stéréo pour ce qui est du relief acoustique. Nul doute, aussi, que d’un point de vue capitaliste et sécuritaire, l’enjeu sera de taille : les États et les commerces pourront traiter l’espace sonore comme une ressource inépuisable, le rendre efficace et rentable, privatisé, hygiénisé. Nul doute, alors, qu’il s’agira de penser ce que nous voulons, nous, comme espace public – que nos rêveries ne soient pas hachées par des interruptions publicitaires et que nos balades ne deviennent pas audioguidées.
1 Le Long Range Acoustic Device est un haut-parleur directionnel utilisé par l’armée et la police. Sur la position micro, il permet de diffuser un ordre sur tout un quartier d’un coup - en position alerte, il émet une haute fréquence à une intensité qui rend impossible tout maintien dans sa zone de diffusion.
2 « Point-’n’-Shoot Sound Makes Waves », John Gartner (wired.com, 02/21/02)