samedi 23 février 2013
Chroniques portuaires
posté à 18h53, par
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Aujourd’hui retraité après une quarantaine d’années de service, l’aumônier des bateliers de Reims retrace l’évolution d’un métier artisanal au plus près de l’eau douce. Rencontre dans la campagne marnaise.
Cette chronique a été publiée dans le numéro 10 de la version papier d’Article11
Il ramasse ses souvenirs, ses histoires d’eau et de voyage, et compose à lui seul une autre Nuit rhénane1. Sans lune, sans femmes aux cheveux verts, le pensionnaire de la rue des fées conte sa « plongée », il y a quarante ans, dans les rivières habitées de l’Aisne et de la Marne. Depuis, il en a écouté, des chansons de Bateliers. Et béni bon nombre de moteurs.
« Aumônier des Gens du voyage. Des bateliers et des Forains ». Le titre semble le surprendre encore : « Vous comprenez, je n’y connaissais rien. » Vite, il s’agace. « Gens du voyage. On met tout le monde dans le même sac » : les industriels-forains qui enchaînent les ducasses2 et les bateliers sur leurs péniches. « Les premiers ne se marient guère et les seconds pratiquent plus intensément. »
Dans une Champagne creusée de canaux, « on regardait les bateliers depuis l’écluse, avec curiosité. Avec des cailloux, aussi ». Des gens d’ailleurs, ces mariniers, quand bien même ils se disaient du village voisin. « Rien n’était fait pour eux : on s’en fichait. D’autant que les canaux n’étaient pas entretenus. » En 1971, l’aumônier installe sa permanence dans le port Colbert, au centre de Reims, puis dans un café, tout contre la bourse d’affrètement. Des maux tirés du chenal, l’Entr’aide Sociale Batelière prend corps, palliant et colportant les difficultés d’une vie où le fret est horloge et l’embarcation, foyer.
« Je parle de la batellerie artisanale. » De celle qui a pratiquement disparu aujourd’hui, des gabarits Freyssinet3 de 38 mètres, quand mille bateaux se pressaient aux écluses. « Ils sont passés par la bricole », cette bricole qui permettait à un homme, la poitrine bridée, de tirer à lui seul l’embarquée depuis le chemin de halage. « À l’amorçage, il fallait se pencher, comme les coureurs du cent mètres et puis se laisser tomber dans un élan. » L’a t-il observée, cette technique ? « Non, je n’ai connu que le locotracteur », soit plusieurs péniches en enfilade tirées par traction mécanique, avant que le moteur ne viennent agiter les eaux calmes dans les années 1970. Bouleversement ? « Faut pas exagérer. » C’est lent, toujours, une petite péniche. Et ça se manœuvre avec finesse. Il souligne : « En finesse. » Insiste : « Franchement, amarrer un paquebot dans le port du Havre, c’est d’une simplicité déconcertante comparé à un passage d’écluse. » Car une péniche ne doit pas faire de vagues, au risque d’abîmer les berges. La batellerie est affaire d’attention, même si la concentration se relâche pendant les longues heures de passage de tunnel. Les péniches se retrouvent alors à la queuleuleu, tirées par un bateau-treuil4 : « C’est le moment des retrouvailles, des crêpes et de l’accordéon. » Le rire s’échappe ; le souvenir du type à l’accordéon l’enchante, il y revient plusieurs fois. Auprès de ses fidèles, il a dû s’amuser.
Une maison au fil de l’eau, un bateau souvent loué à l’armateur, et un couple à la barre. « C’est pas un métier d’homme, mais un métier d’homme et de femme. Les deux pilotaient, portaient les charges. » Une forte solidarité qu’émoussaient les tensions générées par une vie de labeur à deux, dans quelques mètres carrés sur fond plat. « Les problèmes de couples, on les entendait souvent, à l’Entr’aide Sociale. » Cette eau partout, toujours, gelée l’hiver, et les enfants qui, une fois venu l’âge d’aller à l’école, devenaient pensionnaires. « Les enfants, c’était le sujet épineux. On avait obtenu qu’ils puissent être pensionnaires à Reims, avec d’autres enfants de forains. » Mais, marins au long cours, les parents s’absentaient quelques fois plus d’un mois, enchaînant les cargaisons. « Il était difficile de refuser une offre, au vu de la précarité du métier », explique l’aumônier. « En mal de leur enfants, en mal de leurs parents. » En mal d’eau aussi : une fois les vacances arrivées, les enfants trépignaient d’attente pour retourner à la péniche. « L’eau, l’eau, l’eau ! » Histoires d’eau. Et cette jeune fille encore, qui avait obtenu une licence d’art par correspondance depuis le bateau. Ici, le prêtre nuance : « Il fallait récupérer les cours de l’université à l’écluse en même temps que le courrier, ce n’était pas bien pratique. »
« La bourse d’affrètement, c’est la vie des bateliers », titre en 1993 un journal local, peu avant l’été. À raison de trois jours par semaine, mariniers et courtiers se retrouvent alors pour la bouse d’affrètement. Sur quelques tableaux noirs, les courtiers inscrivent à la craie les chargements à effectuer pour le compte des affréteurs. Ce jour de 1993, dix-sept cargaisons sont enregistrées pour cent vingt-neuf bateaux présents, pour la plupart étrangers, répartis en fonction de l’ordre chronologique d’arrivée des péniches à Reims. Certains « passent » leur tour, le voyage n’est pas assez bien payé, tandis que les non-appelés attendent patiemment l’annonce de leur nom au micro, un autre jour. Les moissons commencent à peine dans la Marne, les affaires pourraient bientôt reprendre. Las, « la batellerie artisanale, au début des années 1990, c’est déjà la fin », souligne l’aumônier. L’offre de voyages se raréfie, les trains de marchandises prennent alors le pas sur le fluvial. Autour de Reims, les zones industrielles qui alimentaient les fonds plats ont enregistré un baisse d’activité dès les années 1980 : « Les usines ont pour la plupart été démontées et les silos à grain détruits. Il ne reste plus que la verrerie. Quant à ceux de la sucrerie, ils préfèrent utiliser le train suite à des démêlés syndicaux avec les bateliers. » S’étaient-ils organisés de manière à pallier le chômage technique ? « Non, reprend le prêtre, ils étaient trop pauvres et pas du tout politisés. Il y avait beaucoup de syndicats bateliers, sur des bases affinitaires, mais sans que ces derniers ne défendent un intérêt de corporation. La politique, ils s’en foutaient, ils ne votaient pas. »
L’aumônier dépeint avec quelque regrets le moment où les mariniers commencèrent à gagner l’à terre. Au début des années 1980, l’esprit batelier s’effilochait déjà, les familles dénouant peu à peu leurs attaches aux canaux qui ne les nourrissaient guère. « Quand ils ont commencé à garer leur voiture sur la péniche, la Saint-Nicolas5 n’a presque plus été célébrée parmi les bateliers. Ces derniers partaient rejoindre leurs familles dans les villages. » Mais c’est surtout avec l’arrivée des grands gabarits et des pousseurs, drainant des barges chargées de containers, que s’éteint progressivement la batellerie artisanale et familiale, remplacée par des « routiers de l’eau » formés à la technicisation du métier et travaillant par roulement. « Le fret a aujourd’hui repris sur les canaux, et les projets d’aménagement sont nombreux. Seine-Nord, par exemple, va prochainement relier les canaux français au réseau fluvial d’Europe du Nord. » Un autre type de métier, un autre rapport au territoire. « Ben non, les pousseurs ce n’est plus pareil, ce n’est plus les bateliers. Ils ne vont sûrement pas bénir les pousseurs », commente le prêtre.
Il peste un peu, l’aumônier, en parlant de ses ouailles : « Ils avaient une fierté, et ça les a coulé. ’Nous on est des hommes libre !’, qu’ils disaient. ’C’est pas assez payé, non je prends pas !’ Résultat, on a pris les camions. »
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Images tirées de l’Atlas de Trudaine pour la généralité de Châlons, XVIIIe siècle.
Les précédentes chroniques portuaires
Épisode 1 : Galice
Épisode 2 : Tanger
Épisode 3 : Gênes
Épisode 4 : Sète
Épisode 5 : Liverpool
Épisode 6 : Castellamare
1 Poème d’Apollinaire où pour décrire le sentiment amoureux mêlé à l’état d’ivresse, il emprunte aux légendes des fleuves de l’Est la figure de l’ondine, envoûtant de sa beauté le batelier qui la chante.
2 Fêtes de village dans le nord de la France et en Belgique, dans lesquelles les forains établissent temporairement leur métiers ou manèges
3 Norme régissant la dimension des écluses de certains canaux, mise en place par Charles de Freyssinet en 1879. Elle fixait à 39 mètres la longueur des sas.
4 Autrement dit système du « touage ».
5 Saint-Nicolas, grand saint patron des bateliers et protecteur des enfants, était ainsi doublement célébré parmi la communauté de marins.