La pensée de Jacques Ellul était isolée dans les années 1960. Malgré un léger regain d’intérêt, elle le reste aujourd’hui. Sans doute parce que le penseur bordelais fut l’un des premiers à remettre en cause l’idée de « progrès technique » et l’optimisme technophile à tout crin, un discours qui ne passait pas pendant les Trente Glorieuses.
Ce texte a été publié dans le numéro 10 de la version papier d’A11
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En 1966, Jacques Ellul s’énerve. Dès l’avant-guerre, il s’est demandé : « Si Marx vivait aujourd’hui, quel serait pour lui le facteur déterminant de la société ? » Sa réponse : « La Technique », c’est-à-dire ce qu’on appelle communément « progrès technique » mais qu’il se refuse à qualifier ainsi : s’il voit bien où est la technique, il ne trouve pas qu’elle apporte de vrais progrès. Après bien des difficultés, il a réussi à faire publier en 1954 son premier grand livre sur la question, La Technique ou l’enjeu du siècle, lequel n’a guère eu de succès en France ; alors qu’aux États-Unis, où Aldous Huxley l’a fait traduire et publier dix ans plus tard, il a connu un grand retentissement – plus de 100 000 exemplaires vendus – et y a été pris au sérieux, examiné, critiqué, étudié.
Ellul a d’autres raisons de s’énerver : à 54 ans, il est tricard un peu partout. Pas vraiment reconnu par ses pairs de l’université puisqu’il a préféré rester à Bordeaux plutôt que de « monter » à Paris ; absent des médias car il n’a jamais caché ses convictions anti-communistes et anti-sartriennes (à l’époque où Sartre et le PC dominent la pensée, ça ne pardonne pas), et s’est en prime payé le luxe de se proclamer anarchiste. Et quand deux ans auparavant, il a rencontré Guy Debord à Strasbourg pour lui proposer de travailler avec l’Internationale situationniste, Debord, qui avait dit tout le bien qu’il pensait de son livre Propagandes, a botté en touche – c’est qu’Ellul souffre d’une tare supplémentaire, il est croyant...
Surtout, ses livres sur la Technique ne lui ont valu en France qu’indifférence et haussements d’épaules : on s’est contenté de le traiter d’antiprogressiste et de rétrograde. Critiquer les bienfaits de la Technique en pleines Trente Glorieuses, ça ne passe pas… En 1966, Ellul prend donc la plume pour écrire Exégèse des nouveaux lieux communs1 , un pamphlet où, à la manière de Léon Bloy, il passe à la moulinette une bonne trentaine d’idées reçues – la plupart encore répandues aujourd’hui – qui font les beaux jours des enthousiastes du progrès, des amis de la croissance, de la relance, de l’excellence et de l’avenir radieux qui nous pend au nez à condition d’y croire.
- Peinture de Paul Rebeyrolles
Aujourd’hui encore, il suffit de tendre l’oreille… Quoi ? Des obscurantistes osent faucher des champs d’OGM ? Manifester contre les nano-technologies qui vont apporter le bonheur à l’humanité ? Mettre en garde contre la biologie de synthèse ? S’opposer à la fracturation hydraulique qui mettrait à disposition les gaz de schistes qui sauveront notre balance commerciale ? Refuser de pucer leurs brebis ? Ne pas accepter qu’on prélève leur ADN afin qu’ils figurent dans le grand fichier génétique si utile aux honnêtes gens ? Ils s’insurgent contre le vidéo-flicage, et les puces RFID qui rendront les villes « intelligentes », et aussi contre l’e-commerce, le livre numérique, le compteur électrique Linky qui permettra de « gérer les flux » ? Ils veulent sortir du nucléaire ? Ils crachent sur les bureaucrates verts qui, à coup d’éoliennes et de panneaux solaires, se chargent d’optimiser la croissance ? Mais ce sont des anti-tout, des ennemis de l’humanité !
Que ces affreux nihilistes soient extrêmement minoritaires ne calme guère les amis de la Technique, lesquels « ont besoin non pas de 98 % de l’opinion avec eux, mais de 100 % ; car toute réserve est un grief contre eux ; la technique est totalitaire ». Et, ajoute Ellul, « je soupçonne, au fond, dans cette attitude geignarde, l’affleurement d’une inquiétude, l’éclair d’un soupçon sur lequel ils accumulent les sacs de ciment et les souffles atomiques pour l’empêcher de brûler. ’’Après tout, si par hasard nous nous étions trompés ? Si par hasard nous conduisions l’humanité à sa fin ?’’ Je ne parle pas tant de la fin atomique que de la fin de la conscience, la fin de la liberté, la fin de l’individu, la fin de la création, la fin de l’homme simplement humain. Si par hasard, ils nous conduisaient vraiment à l’anonymat de cette fourmilière si souvent à tort annoncée ? Il faut bien prendre ses précautions. Il faut, dans l’ultime sursaut de lucidité, pouvoir dire que c’est tous ensemble que nous avons marché. Tous ensemble en plein accord. Et que l’avant-garde était la moins responsable et la plus exposée : ’’Plaignez-nous, plaignez-nous, bonnes gens. Nous avons eu bien du mal, et nous n’avions pas voulu cela…’’ ».
Pourquoi rappeler aujourd’hui cette observation d’Ellul ?
Parce qu’elle est toujours d’actualité.
Parce qu’après Fukushima, André-Claude Lacoste, le patron de l’Autorité de sûreté nucléaire, a reconnu publiquement qu’un accident nucléaire majeur était possible en France, et que désormais les nucléocrates s’évertuent à nous habituer à cette idée. La preuve, c’est qu’une « force de réaction rapide » a été mise en place pour réagir lorsqu’aura lieu l’accident : nous ne pourrons pas dire que nous n’avons pas été prévenus, puisque nous avons consenti collectivement, « c’est tous ensemble que nous avons marché ».
Parce que les partisans des gaz de schiste repassent à l’attaque, et se remettent à diaboliser leurs adversaires.
Parce que nous avons désormais un ministère du Redressement productif – et défense de rire.
Parce que les opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes sont toujours désignés comme une poignée d’irresponsables : vous n’allez pas essayer de nous rejouer le Larzac et priver le Grand Ouest d’un Grand Aéroport Digne De Ce Nom ?
Parce que la croissance à marche forcée est redevenue grâce à nos nouveaux gouvernants le mot d’ordre en France et en Europe, le credo ultime : voyons, c’est le seul moyen de sortir de la crise permanente dans lequel patauge le capitalisme depuis 2008 ! Et que quiconque ose remettre en question le salut par l’innovation, l’immatériel et le productivisme est vu comme un ennemi personnel des chômeurs et des pauvres gens.
Comme l’a noté récemment Anselm Jappe (dans la revue Réfractions, au printemps 2012), « la diffusion de propositions comme la décroissance, l’éco-socialisme, l’écologie radicale, le retour des mouvements paysans dans le monde entier, etc., indiquent, dans toute leur hétérogénéité et avec toutes leurs limites, qu’une certaine partie des mouvements de contestation actuels ne veut pas confier au progrès technique la tâche de nous acheminer vers une société émancipée. Et c’est une bonne nouvelle ». Pas pour tout le monde !
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N.d.R. : L’ami Jean-Luc Porquet est l’auteur d’un ouvrage essentiel sur l’œuvre de Jacques Ellul et ses résonances contemporaines : « Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu » (Le Cherche-midi, 2003 ; nouvelle édition actualisée publiée en 20122).
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Vignette et images illustrant cet article sont tirées de l’œuvre de Paul Rebeyrolles.