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mercredi 25 avril 2012

Chroniques portuaires

posté à 15h25, par Julia Zortea
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Rase-dock et cherche-mémoire : Tanner et les hommes du port de Gênes

Il se dit qu’Alain Tanner a davantage appris sur les cargos que dans les salles obscures. À 18 ans, en 1947, le futur cinéaste s’échappe de Genève et découvre Gênes, son port et ses dockers. 50 ans plus tard, il réalise « Les Hommes du port », documentaire-hommage à l’expérience autogestionnaire de ces derniers, unique trace auto-biographique du cinéaste au sein de sa production.

Cette chronique portuaire a été publiée dans le numéro 6 de la version papier d’Article11

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Une soixantaine de minutes, le temps d’un geste, celui d’un retour. Une cinquantaine d’années, le temps qu’il fallait au cinéaste Alain Tanner pour revenir – en 1994 – fouler le port de Gênes, lieu de la « rupture sans conflit » et de l’ « expérience capitale  »1. En 1947, haut de ses 18 printemps, le jeune Tanner quitte Genève pour « vérifier sur place l’impression des films néo-réalistes »2. Il y reviendra quatre années plus tard pour confirmer son désir du large, cloué au bureau d’une compagnie de navigation, attendant de pouvoir embarquer sur un cargo. « Marin mutique »3 parmi les voyageurs immobiles que sont les dockers de Gênes, Tanner expérimente, avant même de devenir écrivain de bord et d’enfin partir loin, la singularité de l’esprit du port et de sa communauté des gens de mer. Après une intrusion dans le « Free cinema  » anglais4, après s’être éloigné d’une manière de filmer subtilement politique et teintée d’ironie5, Tanner devient pleinement le cinéaste du lieu (Lisbonne, Cabo de Gata, Barcelone, Brooklyn). Point de départ, le lieu n’est que le support des questionnements de ses personnages intranquilles. « C’est trop petit dans la cabine et c’est trop grand dehors », dit le marin solitaire et fuyant de Dans la ville blanche (1982). Par son cinéma, Tanner interroge l’identité et la place des corps.

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Dans la ville blanche.

En 1994, un producteur propose à Arte une série de six films de fiction documentaire sur six grands ports. La consigne : chaque auteur doit entrer dans le port de son choix avec une accroche personnelle. Alain Tanner, pourtant pas habitué aux films de commande, répond présent, la Ligurie6 pour horizon. Le projet avorte, Tanner continue seul et signe Les hommes du port7, hommage aux camalli8 de la CULMV9, coopérative de dockers autogérée sur le déclin. Une soixantaine de minutes, donc, pour un double geste mémoriel donnant la parole à ceux qui par leur métier, leur attache et leur détermination politique incarnent une réponse aux questionnements de Tanner sur l’identité. Fascination de l’homme seul face à la force du collectif. Fascination du vieux monsieur pour ce qu’il aurait voulu mais n’aurait pu être. Célébration mélancolique d’un monde chaviré, enfin : le bel canto autogestionnaire se joue alors en mode diminué et les bars à matafs de la Via Pré ont tout bonnement disparu. Entre histoire, mémoire et mythe, le documentaire de Tanner s’emploie à capter l’expérience enthousiaste des insoumis d’hier au travers de leurs paroles, de leurs objets et de leurs gestes.

Première séquence d’un vaste mouvement brouillant la «  bonne identité  » ouvrière10 : résistants antifascistes anarchistes et militants souvent affiliés au Parti communiste italien s’unissent au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour reconstruire le port de Gênes, détruit par les bombardements alliés. Dans le lieu réparé, ces derniers s’organisent afin d’en préserver la maîtrise et fondent la Compagnie, coopérative de production regroupant tous les métiers ouvriers du port, « chose sacrée  »11 redoutée des armateurs. Sans patron ni actionnaire, organisés en assemblées et propriétaires de leurs machines, les dockers – environ 9 000 jusque dans les années 1980 – élisent leurs représentants pour une période de deux ans, avant le retour aux quais de ces derniers. « Être docker c’est une façon de vivre », raconte celui qui à 18 ans remplace de droit son manutentionnaire de père, décédé dans un accident de travail. Une façon de vivre qui se mérite : pas évident d’intégrer les rangs de la corporation où l’on se refile le boulot de père en fils. « Je n’ai travaillé qu’un jour en sept mois », explique celui qui s’est pourtant présenté quotidiennement à la chiamata12 avant de mettre « 17 ans et demi pour devenir membre associé de la Compagnie  ». Une patience née de l’envie de participer à cette « culture d’homme libre et de solidarité » où, à partir d’un salaire minimum (garantissant le chômage technique) et d’une certaine quantité de travail à fournir, chacun peut s’évader dans son «  carré de ciel »13. Le travail de la terre pour ce docker-paysan, la biologie pour ce grutier, la sculpture inspirée de Brancusi pour cet autre. « Quarante ans d’université », résume un retraité. Pas de romantisme ouvrier mais, commente Tanner, un rapport au travail qui pousse à l’extraversion. Laquelle bute contre les assignations et le partage des rôles : « En ville, on dit qu’ils sont privilégiés, trop payés, grandes gueules. (…) On ne dit pas, mais l’on pense qu’il n’est pas bon d’associer l’intelligence avec la vie ouvrière. » En somme et pour beaucoup, le trallalero14 suffirait à définir la culture des hommes du port de Gênes.

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Manifestement pourtant, les dockers de la Compagnie font partie de ces hommes qui, pour reprendre les mots de Cyril Beghin, « sont moins à la tâche qu’à la présence »15. À l’époque où la compagnie est à son apogée, ils participent au blocage de Gênes, en opposition au Mouvement Social Italien (parti néo-fasciste venu y tenir son congrès en 1960), et aux conflits sociaux de la région. Ils refusent de décharger les cargaisons d’armes, mais se déplacent avec leurs machines quand le barrage de Vajont s’écroule ou quand le sol sicilien tremble outre-mesure. Fuyant les manipulations, ils disent s’être battus contre tous, « communistes comme grands patrons », ce que la suite de l’histoire nuance. À la fin des années 1960, l’introduction du container dans le fret maritime et la mécanisation manutentionnaire bouleversent l’organisation des ouvriers des ports : la durée d’un chargement se compte en heures plutôt qu’en journées, le besoin en main d’œuvre se réduit. Au beau langage des signes, admirablement filmé par Tanner, se substitue le grésillement des talkies-walkies. Les équipes se désagrègent. Et puis, comme ailleurs, la privatisation des docks initiée par Berlusconi au début des années 1990 met fin au monopole de la Compagnie qui ne dispose plus, au moment du tournage, que de trois docks autogérés et de 900 ouvriers. Alain Tanner ne s’arrête que peu sur la décomposition de la coopérative, sur ses vaines luttes pour le maintien de son activité. Il mentionne tout au plus : Les Hommes du port n’est pas un travail d’archivage, la caméra n’est pas compatissante. Tanner s’attarde sur le beau de l’affaire.

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Les hommes du port.

De l’absence de suite, du flou de la mémoire et des discours naît la puissance du mythe. Sauf si l’on regarde dans les creux. Au nom de la Compagnie est aujourd’hui apposé celui du représentant l’ayant présidée pendant 26 ans jusqu’à très récemment, Paride Batini, un proche des autorités portuaires et du président social-démocrate de la Ligurie. Deux années, certes reconductibles, c’était pourtant la durée de mandat d’un consul ; l’autogestion produit de temps à autre ses managers. En 2008, des dockers sociétaires ont été suspendus par la Compagnie suite à la création du Fronte del porto, organisé depuis le centre social Zapata et opposé à la hiérarchie interne de la coopérative. Il faudrait retourner à Gênes pour une autre fiction.

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Bonus portuaire

Cette vidéo essentiellement composée de montages est l’œuvre des croustillants Manu X & ZeroS.
Musique (live) : Wellington 1084.

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Les précédentes chroniques portuaires

Episode 1 : Galice
Episode 2 : Tanger



1 Ciné-mélange, Alain Tanner, Fiction & Cie, Seuil, 2007.

2 Mouvement littéraire et cinématographique italien apparu dans les années 1940 cherchant à montrer la vie sans fard et le caractère non-figé du quotidien.

3 Selon Frédéric Bas, dans Tanner ou l’optimisme, à lire ICI.

4 Courant cinématographique britannique novateur et contestataire de la période 1955-1965.

5 Entre autres : Charles mort ou vif (1969), La Salamandre (1971), Jonas aura vingt-cinq ans en l’an 2000 (1976).

6 Région située au nord-ouest de l’Italie, dont la capitale régionale est Gênes.

7 Chez Trigon-film.

8 Dockers, en Ligurie.

9 Compagnia unica fra i lavoratori delle merce varie del porto di Ginova : Compagnie unique des travailleurs du port de Gênes.

10 Au sujet de la capacité des individus, ici les ouvriers, à se démarquer de leur assignation identitaire, voir Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier (1981), Hachette, 2008.

11 Cette citation, ainsi que les suivantes, sont tirées de Les Hommes du port.

12 « L’appel », lieu où les ouvriers sont enrôlés à la journée en fonction des arrivées des navires.

13 Jacques Rancière, op. cit.

14 Chant traditionnel polyphonique des dockers génois.

15 Cyril Béghin, Dans la bataille, sur le chantier, revue Vertigo, n°31, 2007.


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