vendredi 21 janvier 2011
La France-des-Cavernes
posté à 18h16, par
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Chroniques d’un éducateur de rue dans un quartier populaire de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, l’on parle de voisins plus que de gosses, de Vallès et de femmes, de deuils et de révoltes, des restes de la banlieue rouge, de la Pologne et du Chili en passant par le Viêt Nam ; et puis surtout, de cette saine conviction que - à la fin - les patrons paieront ! Un jour. Bientôt.
La cinquantaine, toujours son impeccable chemisier à fines rayures bleues, le chignon grisonnant et le sourire discret.
Un petit pavillon de banlieue, un peu à l’écart des big barres HLM, un pavillon quelconque avec des roses dans la descente du garage et une haie de thuyas.
Jamais un mot plus haut que l’autre, à peine si je me souviens l’avoir entendue se plaindre lors de la mort de sa mère, voici un an, d’un cancer à la con, après autant d’agonie.
Notre pavillon, à côté, local où l’on reçoit les jeunes, rue tranquille où tous nos voisins savent, depuis le temps, les éclats de voix et ceux, plus rares, des carreaux.
Et puisqu’il n’y a pas que les barres HLM qui cachent la souffrance, il y a aussi les voisines d’en face, la vieille fille et sa mère, elle aussi à l’agonie. Les prolos d’à-côté qui passent leur temps à traficoter des carcasses de bagnoles en essayant de couvrir le son de la meuleuse par celui de TF1. La Polonaise, ou l’Ukrainienne - on ne sait pas trop -, qui retape sa baraque depuis trois ans avec le berger allemand qui garde violemment l’entrée, et puis la baraque du marinier dont je voudrais tant croire qu’il soit mort noyé.
Et puis elle, donc, la cinquantaine, qui vit encore avec son père, un réfugié politique vietnamien d’au moins soixante-quinze ans et qui parle ce si beau français de l’ancienne Indochine.
C’est plus lui qu’on connaît, à vrai dire. Ses petits pas et puis sa canne qui se brandit pour dire bonjour, les odeurs de cuisine dans la cour, ce qu’on imagine de l’immense bibliothèque à travers les rideaux. Son rituel « Alors, comment ça va la jeunesse ? » à chaque fois qu’il nous voit. Depuis cinq ans, je ne sais s’il demande de mes nouvelles ou de celles des mômes avec lesquels on bosse. Ma réponse hésite à chaque fois.
Je fume une clope sur le trottoir. Il me fait la morale depuis sa fenêtre, puis referme, c’est vrai qu’il fait un peu froid. Deuxième clope. Sa fille arrive au bout de la rue, elle semble avoir envie de s’attarder, ce qui est plutôt rare. Échange de quelques banalités, on parle du papa qui a un peu de mal à faire son deuil et qui se laisse un peu aller, le froid de ce décembre, les mômes avec lesquels on bosse ; le boulot. D’un coup, elle se fige.
« Cent onze licenciements.
- ...
- La semaine prochaine.
- ...
- Et ils nous l’ont appris aujourd’hui.
- Oh putain... Et vous savez qui ils virent ?
- Non.
- Et... Comment ça se fait ?
- Décision des actionnaires. 15 % de bénéfices de plus en un an et décision des actionnaires.
- Et y aurait une solution ? »
Un temps. Son regard devient froid, tranchant.
« Révolution ! »
Sa force. Celle de son père contenue, qui hébergeait ici des résistants chiliens fuyant Pinochet, celle de sa mère venant de mourir.
« On pense à séquestrer le PDG. »
Elle, son statut de cadre et sa cinquantaine bien mise, crispant son poing.
Je repense à Vallès, à la fin de L’Insurgé.
« Quand les femmes s’en mêlent, quand la ménagère pousse son homme, quand elle arrache le drapeau noir qui flotte sur la marmite pour le planter entre deux pavés, c’est que le soleil se lèvera sur une ville en révolte. »