samedi 18 mai 2013
Politiques du son
posté à 18h21, par
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Troisième partie d’une biographie subjective commencée ici et initialement publiée par la revue Geste : où l’on découvre la seconde Guerre Mondiale comme théâtre de singuliers effets sonores et où l’on assiste aux débuts de la psychoacoustique.
Le premier épisode est à lire ICI et le second ICI. Le quatrième (et ultime) sera publié lundi 20 mai.
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Harold Burris-Meyer se battait acoustiquement pour son pays non seulement à l’arrière, mais bientôt aussi sur le front, en Europe, où il obtint le grade de capitaine de corvette dans la Marine. Il évoque ses faits de guerre sonore dans un papier co-écrit avec Vincent Mallory en 1959 : au début des années 1940, son équipe au Stevens Institute avait été contactée par le Comité national de la recherche militaire qui voulait savoir « si dans le fatras de rumeurs, demi-mensonges et mythes [sur les effets du son sur l’homme], il pouvait y avoir quelque chose d’utilisable pour gagner la guerre »1. L’équipe s’attela d’abord à produire des études plus précises sur la propagation du son dans l’air selon les conditions atmosphériques et géographiques, pendant que Bell Labs mettait au point la première sirène offrant une intensité convenable, c’est-à-dire assourdissante (150 dB à 10 mètres) : « C’est avec cette sirène et ces études de terrain que commença la première recherche de grande ampleur sur les effets du son sur l’homme. » Tous les sons possiblement utiles furent analysés et testés. « Ils se répartissaient en deux catégories : (a) les sons qui produisaient un effet par stimulus physiologique direct ; (b) les sons qui produisaient un effet par association. » Premier objectif : vérifier les rumeurs sur des armes acoustiques qui existeraient déjà. « L’une des plus persistantes était la rumeur des bouteilles » : il paraissait que les Allemands jetaient des bouteilles depuis leurs avions de combat et que le son émis par ces dernières dans leur chute « était si déconcertant que les batteries antiaériennes en devenaient inutiles. Dans certains cas, les unités abandonnaient leurs armes en fuyant. » Ni une ni deux, Burris-Meyer et ses collègues collectèrent des bouteilles – « des petites bouteilles, des grandes bouteilles, des dames-jeannes, des bouteilles de bière, des bouteilles de parfum, des bouteilles de whisky, et même des bouteilles de lait » – et les jetèrent de diverses altitudes. Conclusion : « Les bouteilles qui tombent font le même bruit que des briques qui tombent », et c’était la seule crainte d’en prendre une sur la tête qui faisait courir les expérimentateurs au sol. D’autres rumeurs, une fois mises à l’épreuve, engendrèrent la même déception : susciter des troubles de la vision au moyen d’une tonalité aigüe ou crissante ? « Un peu de poussière sur le pare-brise pose plus de problèmes de vue que n’importe quel son qui n’exploserait pas d’abord les oreilles du sujet. » Employer la fatigue auditive comme instrument de combat ? « Pour épuiser quelqu’un, nous vous suggérons plutôt d’investir dans un tapis-roulant. L’équipement sera moins cher, et tout aussi fatiguant. »
À travers ces échecs, quelque chose s’inventait néanmoins, quelque chose qui allait bientôt devenir très à la mode : « Un jour, le Dr Forbes a dit, pour décrire ce que nous faisions : ’’C’est de la psychoacoustique.’’ Nos experts ont aimé le terme. » Burris-Meyer, lui, préférait appeler ça « les effets BJ ». Il disait que c’était à Hallowell Davis qu’on devait l’expression, mais tous les autres racontaient la même histoire : les huiles du Ministère de la guerre ayant demandé à Burris-Meyer, lors d’une conférence, l’objet exact de ses recherches, il avait expliqué qu’il s’agissait simplement de trouver des sons « qui flanqueraient les chocottes à l’ennemi »2 – les chocottes, en anglais, « to scare the be-jesus ». Les initiales BJ étaient restées et avaient même nommé l’unité des Beach Jumpers, qui appliquerait bientôt lesdits effets sonores sur le front européen. Deuxième objectif, donc, après les rumeurs : trouver les sons qui auraient le meilleur « facteur BJ », ceux qui « feraient passer à leurs auditeurs le pire moment possible par décibel et par seconde d’exposition ». L’équipe se mit alors à tester l’impact « des trompes, des sifflets, des bébés qui hurlent et des marteaux pneumatiques. Le spectre des fréquences allait des infrasons aux ultrasons, et l’amplitude, du seuil d’audibilité à l’explosion. Nous avons donné la migraine aux gens et engendré beaucoup de plaintes de la part des habitants du quartier (…). Les experts tombèrent d’accord sur le fait que nous avions trouvé là quelque chose d’honorablement effroyable. » Un membre de l’équipe, le Dr Landis, se mit à rechercher les effets du son sur la production d’erreurs dans le travail intellectuel et trouva que, même à bas niveau, les sons de la « série BJ » parvenaient à déconcentrer, agacer ou insupporter de manière satisfaisante les sujets les plus résistants. Mais en fin de compte, « quoique nous ayions mis la main sur des sons qui mettaient les hommes d’humeur à battre leur femme, nous ne leur avions encore trouvé aucune autre application. »3
Fort heureusement, il restait bien d’autres possibilités à explorer. Il avait été constaté – cette fois ce n’était pas une rumeur – que lorsque les Stukas allemands attaquaient en piqué, toutes sirènes hurlantes, le son à lui seul terrorisait civils et militaires au sol. Des « bombes sifflantes » furent fabriquées, mais elles n’obtinrent pas tout à fait l’effet attendu : « La victime désignée était très contente que la bombe soit munie d’un sifflet, parce qu’elle pouvait alors déterminer assez précisément où elle allait tomber, et courir se mettre à l’abri. » Il fut sagement décidé de modifier l’objectif et d’apprendre plutôt à diffuser du son depuis un avion – ce fut le Projet Polly, qu’Harold Burris-Meyer dirigea. Après quelques essais mitigés, où le bruit du moteur couvrait presqu’entièrement le message, on parvint à un résultat appréciable : les haut-parleurs furent montés sur l’emplacement des mitrailleuses et leur portée ajustée à un kilomètre et demi. On pouvait maintenant adresser des encouragements à la reddition depuis les airs, et si l’on avait beaucoup de choses à dire au petit peuple au sol, il suffisait de faire faire des cercles à l’avion. Burris-Meyer conclut sans détour : « Trois avions ainsi équipés furent envoyés dans le Pacifique sud. (…) Ils obtinrent plus de capitulations japonaises que n’importe quelle autre technique. »4 L’usage d’avions ou d’hélicoptères pour mener des missions d’information ou de harcèlement au moyen de musique et de sons irritants devint, à compter de la guerre du Vietnam, l’une des principales tactiques de guerre des États-Unis – mais l’on se souvient mieux, dans cette histoire, d’Apocalypse Now que du fervent ingénieur-illusionniste Harold Burris-Meyer.
La psychoacoustique trouva bientôt une autre utilité : puisque l’équipe du Stevens Institute avait réussi à inventer les « sons BJ », elle saurait bien « développer un programme composé de sons signifiants et non-signifiants pouvant être utilisés pour conduire des tests psychologiques ». Le projet « Battle noise » (bruits de la bataille), piloté par la Marine, visait à repérer rapidement les appelés un peu trop sensibles des nerfs soit, estimait-elle, environ 5 % d’entre eux : « Faire passer à chacun un examen psychiatrique complet aurait pris des heures. (…) On pouvait faire économiser du temps au psychiatre en lui remettant directement entre les mains ceux qui sembleraient en avoir besoin. (…) Il fut décidé de placer les sujets dans un état de stress aussi proche que possible de celui du combat par des moyens auditifs. Les laboratoires Bell imaginèrent l’appareil ; Western Electric le construisit ; Cardinell et Burris-Meyer mirent au point le programme sonore, qui fut quelque peu modifié ensuite par Edward Plum de chez Walt Disney à la demande de personnes dont on ne connaît malheureusement pas le nom. L’appareil s’avéra être le plus gros sound system jamais développé. » Le programme sonore reproduisait avec réalisme une attaque aérienne sur un transporteur, « et quand 2000 recrues y furent exposées, un nombre appréciable d’entre elles montrèrent qu’elles ne pouvaient pas le supporter. Certains s’effondraient en larmes, fuyaient, ou attiraient sur eux de diverses façons l’attention de l’homme en blouse blanche. » Ce premier succès de « Battle noise » eut un tel retentissement qu’immédiatement « une féroce bataille juridictionnelle s’engagea entre les psychologues (…) et pendant qu’ils s’étripaient sur qui était le propriétaire du gadget, qui devait le faire fonctionner, en assurer la maintenance ou obtenir des crédits pour cela, l’appareil restait inutile et silencieux. » La Marine, raconte Burris-Meyer, en profita pour s’en saisir et pour mener avec des tests de tolérance aux bruits d’avion dans l’objectif, cette fois, de protéger le personnel militaire – « le projet de l’employer pour faire des tests psychologiques fut enterré »5.
Harold Burris-Meyer racontait par le menu, dans son papier de 1959, ses expériences dans « les bons et les mauvais usages de la psychoacoustique », mais il passait sous silence celle qui eut sans doute l’impact militaire le plus spectaculaire et qui deviendra la plus célèbre : les leurres sonores employés lors de la Seconde Guerre mondiale. Et pour cause : pendant cinquante ans, l’armée ordonna aux soldats engagés dans cette mission de la garder secrète. La division 17 du Comité national de la recherche militaire, dans le cadre de l’étude « sur les effets du son sur l’homme », inventa la Ghost Army (l’armée fantôme) dont le rôle fut de mettre en scène, dans la dernière année de la guerre, de faux mouvements de troupe afin de dérouter les Allemands. Chars gonflables, décors peints, mannequins, fausses transmissions radio, camions équipés de sonos, le spectacle du combat était rejoué dans ses moindres détails par un régiment recruté dans les écoles d’art de New York et les studios d’Hollywood. Burris-Meyer et Harvey Fletcher, directeur de la recherche acoustique chez Bell Labs, s’occupaient de l’aspect sonore depuis l’enregistrement jusqu’à la diffusion, en passant par la construction d’appareils spécifiques. Nom de code de ces derniers : « Heater » (radiateur). Il y eut le « Air Heater », qui servit dans le projet Polly, le « Gas Heater », qui produisait des bruits de moteur, le « Water Heater » – « une torpille qui devait aller jusqu’à une position donnée, rester là un certain temps et diffuser un programme sonore adapté à la situation »6 – et le « Junior Heater », qui fut testé avec succès au sol lors de la vraie-fausse (on s’enfonçait dans les emboîtements magiques : la mise en scène d’un leurre à l’entraînement) « bataille de Sandy Hook ».
Burris-Meyer s’était plus spécifiquement concentré sur « la transmission d’enregistrements de débarquements amphibies, par exemple les cliquetis de câbles d’ancre, les bruits de moteur de bateau arrivant sur la plage, et les crissements des chenilles des tanks débarquant des navires ». Il avait beaucoup travaillé sur l’effet Doppler, cette perception particulière par l’oreille humaine du son d’un véhicule en mouvement, qui à elle seule pouvait démasquer l’illusion ou au contraire la rendre tout à fait crédible. Plus jeune, Burris-Meyer avait voulu donner aux spectateurs confortablement installés le grand frisson qui leur manquait, susciter une émotion réelle face à une représentation – maintenant c’était la même chose, à ceci près que la représentation ne s’annonçait plus comme telle, qu’on n’avait pas payé pour ça et qu’on risquait vraiment sa peau. Burris-Meyer et ses collègues modifiaient les évènements historiques en y disséminant trompes-l’oeil et trompes-l’oreille. Tout ceci impliquait une grande qualité de retransmission des basses et des aigus, et une grande précision acoustique7 – si grandes et si neuves, dit Philip Gerard, auteur d’un livre sur l’armée fantôme, que « ce genre de haut-parleur deviendra populaire dans la société civile après la guerre à travers les chaînes hi-fi et les moniteurs de studio grâce à cette vertu nouvelle et fondamentale qu’ils avaient : la présence. […] La présence, c’est ce qui fait que votre chien aboie en entendant des voix étranges sortir de votre système stéréo, mais ne réagit pas aux mêmes voix diffusées via les haut-parleurs d’une petite télévision. »8 De la guerre on retournait au divertissement, le cycle d’Harold Burris-Meyer était bouclé.
1 Harold Burris-Meyer, Vincent Mallory, « Psycho-Acoustics, Applied and Misapplied », The Journal of the Acoustical Society of America, vol. 32, n°12, décembre 1960 (reçu le 21 avril 1959). Toutes les citations de ce paragraphe proviennent de ce papier.
2 John B. Dwyer, Seaborne Deception : The History of U.S. Navy Beach Jumpers, Greenwood, 1992, p. 16.
3 Harold Burris-Meyer, Vincent Mallory, « Psycho-Acoustics... », op. cit..
4 Ibid..
5 Ibid..
6 Thaddeus Holt, op. cit., p. 87.
7 John B. Dwyer, op. cit., p. 16.
8 Philip Gerard, Secret Soldiers : How a Troupe of American Artists, Designers, and Sonic Wizards Won Wolrd War II’s Battles of Deception Against the Germans, Plume, pp. 160-107.