Une période turbulente, quelques conneries – « des trucs de bouffon », comme il dit – ont suffi : un jour, ce jeune banlieusard presque rangé s’est retrouvé en taule. Routine carcérale ? Pas uniquement. Car il est gay. Derrière les barreaux, deux obsédantes pensées. La première : dissimuler son homosexualité à ses codétenus. La seconde : l’amour de sa vie, resté dehors. Il raconte...
Cet article a été publié dans le numéro 8 de la version papier d’Article11, imprimé en février 2012.
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Un chantier d’insertion, quelque part en banlieue parisienne. Des gueules cassées, mais pas que. Des parcours de vie qui se lisent sur les rides du visage et les précoces cheveux blancs. Quelques lascars de cité. Des gens qui pourraient être à la rue, en taule, en hôpital psychiatrique, mais qui là sont accueillis, bossent, ramènent un peu de sous pour le foyer ou la famille.
C’est l’heure du café d’après le repas, de la clope vite fumée sur le parking que les tours environnent. La responsable de la structure, l’éducateur que je suis, et un jeune de vingt-trois ans avec lequel nous travaillons en commun. Un vrai bonheur, ce môme, depuis un an qu’on le connaît. Souriant, serviable, on ne comprend pas trop comment il a pu, à une époque, faire ces conneries, un an de taule. Aujourd’hui, il est toujours suivi par un Juge de l’application des peines (JAP).
On s’éternise un peu, on parle de nos projets, on fume une deuxième clope. Il évoque sa détention.
« Oh moi, le problème, c’était pas ma détention en tant que telle, mais la poursuite de ma vie affective.
- Ah bon ?
- Ben oui, parce que, quand même, quand t’as vingt ans, que t’es arabe et gay, que t’es incarcéré, c’est pas facile à vivre... »
Mille questions qui plantent le crâne. Mais faire comme si de rien n’était, qu’il continue à parler.
« Ah oui, j’imagine... »
Mais non, même pas.
Et il explique. Le chef du bâtiment, au courant pour son orientation sexuelle, qui fait en sorte qu’il ait une cellule individuelle afin de pouvoir écrire paisiblement à son amoureux et de ne pas être obligé de planquer les lettres de celui-ci sous le matelas, les parloirs où les lèvres doivent jouer de ruse pour se trouver, l’amour surtout, à maintenir, à préserver.
Il raconterait bien son histoire en détail, mais il ne veut surtout pas être un modèle, ni un porte-parole. Il a encore quelques obligations envers la justice et la vie avec son chéri à construire, même s’ils peuvent se dire qu’ils ont passé le plus gros des épreuves. Alors oui, il veut bien parler, raconter, mais juste pour témoigner, parce qu’il a bien cherché des histoires de gays en prison mais n’en a jamais lu, parce que des homophobes comprendront peut-être que l’amour est universel, parce que n’importe qui devrait y trouver un peu de force pour surmonter quelque épreuve.
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« Je suis né ici, en banlieue, j’y ai fait mon collège. J’ai ensuite habité seul dans un studio pendant deux ans, et puis j’ai eu un appart.
Mon père est fonctionnaire, ma mère fait du bénévolat. Mes parents sont nés en France, mes grands-parents viennent d’Algérie. Je ne sais même pas s’ils sont arrivés avant ou après l’indépendance. Ce sont des choses dont on ne discute pas.
Au départ, je me croyais hétéro, j’étais même fou amoureux d’une fille. Une histoire compliquée : mon frère a été marié à la sœur de la fille en question. Quand il a divorcé, sa sœur n’a plus voulu me voir. Il avait consommé le mariage, pour partir trois mois plus tard ; je lui en ai voulu, c’est sûr. L’histoire a été d’autant plus complexe qu’il s’agissait d’une famille élevée dans la religion.
J’étais homophobe, à l’époque. Le jour où j’ai appris que mon frère avait quitté sa femme parce qu’il était gay, ça a été un vrai bouleversement. Personne n’était au courant, sauf ma mère. Elle a tout fait pour éviter le divorce et les déchirements qui l’accompagnent, elle a même proposé de l’argent... La réputation, ça tue une famille. Ça nous a tous tués, cette grosse connerie de mon frère... Parce que je suis désolé, mais prendre la virginité d’une meuf alors que tu sais que t’es gay... Non, j’aurais préféré qu’il se casse avant. On ne joue pas avec la vie des gens.
Mon frère est l’aîné, je suis le deuxième de six frères et sœurs. Mes parents sont toujours ensemble, mais ils ont failli se séparer à ce moment-là. Ils voyaient l’homosexualité comme le résultat d’une mauvaise éducation. Et se renvoyaient la balle, l’erreur. Un soir, je suis passé à la maison, et je leur ai expliqué que ce n’était pas un problème d’éducation, mais juste un penchant sexuel.
Mes conneries ont débuté ensuite. Tout a explosé ; tout, tout. Par exemple, avant, je me disais que j’attendrais le jour de mon mariage pour coucher avec une meuf... mais suite à l’histoire de mon frère, j’ai perdu toutes ces valeurs. Tout est parti. J’ai fait l’amour avec quatre filles.
C’est grâce à mon frère que j’ai fini par coucher avec un mec. Mais il a quand même fallu deux ans avant que je ne lui reparle, ce n’était pas possible autrement... Un jour, je me suis prêté au jeu d’aller boire un verre avec lui dans le Marais. Il m’a fait découvrir le quartier ; je restais sceptique, puisque je me sentais anti-gay et homophobe. Là, un de ses amis a débarqué, il m’a trouvé super mignon ; je suis parti direct en live, et je ne sais pas, il y a eu un petit moment de...
On a beau savoir, on a beau essayer de comprendre, on ne peut pas se mettre à la place d’une personne tant qu’on ne l’a pas vécu. Alors, je me suis dit : « Prête-toi au jeu. Essaie ! » Et j’ai essayé. Je me sentais quand même un peu réticent ; tu te dis que, putain, t’es avec un mec, quoi ! Toute ton éducation, toute ta religion, tous tes principes, tout tombe avec ce que tu te retrouves en train de faire là... Mais c’était si bon !
Au début, il faut dire ce qui est : le côté sexuel primait. Baiser pour baiser. Mais après avoir rencontré mon copain, je me suis vraiment tenu à carreau. Le truc, c’est que toutes les conneries « extra-légales » que j’avais faites avant sont ressorties une fois que mon couple s’est vraiment installé dans la longueur. Un mal pour un bien, sans doute. Grâce à ces événements, j’ai au moins eu la confirmation que mon copain tenait vraiment à moi, malgré les tentations... C’est là que tu te dis : heureusement, je n’ai pas fait que des conneries. Tu remercies, tout simplement. Et surtout, tu essaies de vivre.
Mes conneries, c’était des trucs de bouffon... Conduite sans permis, au début. C’est vite devenu tellement banal que j’ai eu envie de plus d’adrénaline, de sensations fortes. Alors, je suis allé chez le concessionnaire, j’ai piqué des voitures. Subtilement.
En règle générale, toute entreprise a un point d’accueil, où il y a des clefs et quelques trucs cachés. Il suffit que ce ne soit pas gardé, que tu fouines gentiment tout en présentant bien... Je jouais de l’apparence, du paraître, pour aboutir à mes fins. Ça marchait. J’aimais que ce soit finement réalisé, intelligemment, sans faire de mal aux gens. Et j’aimais aussi récupérer la voiture en question, évidemment. J’aurais pu les revendre, toutes celles que j’ai piquées, monter un biz’ de fou. Mais je les garais juste devant chez moi, parfois pendant un mois. Et à la fin, je ramenais les bagnoles.
Combien de fois j’ai croisé la BAC ! Le « paraître » m’a toujours sauvé. Je peux le confirmer, quand t’es en casquette mode wesh-wesh, tu te fais péter, mais pas quand t’es en costume cravate. Le jour où j’ai finalement été contrôlé, j’avais trois potes avec moi dans une Mégane CC, et ils étaient en mode casquette... Une voiture de la BAC est arrivée, les flics nous ont braqués, nous ont fait sortir, nous ont emmenés au poste. Quand je suis arrivé au commissariat, un mec m’a dit : « Toi, tu me rappelles quelque chose... » Il a ramené un dossier avec ma photo dessus ; elle venait d’une caméra vidéo située au siège d’une grosse boîte. C’était à coté de chez moi, j’y avais piqué une voiture.
Pour cette affaire-là, j’ai été déféré immédiatement. Ils m’ont mis du sursis avec mise à l’épreuve, en comparution immédiate. J’ai été voir le SPIP1 pour faire un dossier d’aménagement de peine, j’avais le choix entre des jours amende ou le port d’un bracelet électronique. J’attendais la confirmation, mais je l’ai jamais eue. En février 2010, le commissariat m’a convoqué à nouveau, me reprochant d’avoir manqué un rendez-vous du SPIP. Pour preuve, un recommandé avec une signature. Sauf que ce n’était pas la mienne ! Ils m’ont finalement laissé partir.
Au mois de juillet, rebelote : convocation. Mais cette fois pour une notification de jugement, datant de février. Je ne voulais pas y aller, mais je leur ai quand même passé un coup de fil. Ils disaient vouloir m’entendre dans leurs locaux, ils m’ont baratiné. J’ai finalement accepté de passer, un mercredi à 19 heures. Juste avant, je ne sais pas pourquoi, j’ai refilé ma carte bleue, mon téléphone, tout, à mon copain. Je pensais encore ressortir.
Sauf qu’ils m’ont gardé. Le jeudi matin, j’ai appris que la substitut du procureur voulait me voir ; ils m’ont déféré. Mon copain a ramené mes papiers de logement, mon contrat en CDI - j’avais un bon poste de coursier dans une grande banque. Mais la substitut s’en foutait, ça se voyait qu’elle avait déjà pris sa décision. Je lui ai dit :
« Mais là je perds tout ! Mon CDI, mon logement...
- Ben, fallait y penser avant ! »Je ne m’étais pas rendu à la convocation qui m’avait été envoyée, point. Elle n’a pas cherché à en comprendre davantage. Rien. »
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Une maison d’arrêt, comme tant d’autres en banlieue parisienne depuis que Paris conserve la Santé. Classes populaires, classes dangereuses. Les matons pourraient être de l’autre côté des barreaux s’ils ne gagnaient leurs 1 378 euros nets mensuels.
Le privilège de l’éducateur est d’être traité comme les avocats lorsqu’il va voir les jeunes pour préparer leur sortie. Parloir différent de celui des familles, pas de limite de temps. Possibilité de rentrer avec des documents, d’être dans une cabine isolée sans le regard perpétuel d’un surveillant.
La prison a été construite sur le modèle du partenariat public-privé au début des années 1990. À l’État, la garde. À Sodexho, Veolia, ou Bouygues, les murs, la bouffe, le nettoyage, le linge, de quoi se faire des thunes sur le dos du détenu. Ici, l’investisseur privé préfère payer une amende à l’État et mettre des grillages resserrés aux fenêtres des détenus – ce qui est interdit – plutôt que de payer des équipes à ramasser les yoyos2 tombés par terre. Des barquettes, du pain rassis, des monceaux de paquets de clopes, des sacs plastique ; et l’odeur, qui s’ajoute à celle de la taule, tabac froid incrusté dans les murs dont la peinture vient pourtant d’être refaite.
Et les cris des gars aux fenêtres, le bruit des portes qui claquent, celui des trousseaux de clefs aux mains des surveillants. Le bruit de la taule, morbide et vivant.
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« On m’a emmené en fourgon à la maison d’arrêt. Aux arrivants3, t’as la télé, tu es dans une cellule propre, mais le choc, c’est que t’y es sans y être. Tu es quelque part mais tu ne réalises pas. Ils te prennent les empreintes et ils te remettent un euro. Un euro, c’est pour appeler à la cabine. La première chose que j’ai faite, c’est téléphoner à mon copain. J’ai fondu en larmes, il pleurait aussi. Je l’entendais pleurer, j’essayais de le calmer. Mais un euro, c’est rien ; ça passe à une vitesse... Si j’avais su, j’aurais tiré tout l’argent de ma paie avant de passer au commissariat. Mais là, c’était imprévu, je n’avais rien, même pas de clopes... T’es une merde, t’es rien, tu peux rien faire.
J’étais arrivé en costume. Et je me suis retrouvé à poil aux arrivants, parce que tu n’as pas le droit d’être en costard là-bas. Le costume, c’est uniquement pour les dirigeants... On m’a refilé des vêtements jaunes, et voilà. L’horreur. Y’avait un mec de dix-huit ans qui était content d’être là ! Mais quoi, t’es sérieux, je lui demandais, t’as compris la vie ? « Oui, mais je vais voir mes potes ! » Tu vas surtout être abonné ici toute ta vie...
Je ne suis pas resté longtemps aux arrivants, ils m’ont ensuite mis en cellule pendant deux mois avec un renoi. Sympa et tranquille, le mec. Mais je ne pouvais m’empêcher d’avoir peur qu’on lise mon courrier, j’y pensais tout le temps, je ne voulais pas que mon homosexualité soit connue. Ça allait encore avec mon premier codétenu : j’avais totalement confiance en lui, et je savais très bien qu’il n’aurait jamais lu mes trucs. Mais lui est parti dans un autre bâtiment, avec les mecs de sa cité. Et on m’a refilé un autre codétenu, qui n’est resté que deux semaines.
Je voyais bien que ça n’allait pas arrêter, ce passage permanent. Alors, j’ai lancé des démarches avec le SPIP et avec mon chef de bâtiment pour être seul dans une cellule. Au chef, je lui ai sorti : « Ma sortie, c’est janvier 2012 ; d’ici là, tu ne vas pas me ramener tous les indigents de la maison d’arrêt. Je ne vais pas m’amuser à payer la télé et les cantines de nourritures à tout le monde. Si t’as une longue peine, tu me mets avec lui, mais il faut arrêter de me refiler des arrivants qui restent deux semaines avant de se barrer. Je ne suis pas un check-point ! Soit tu me mets une personne fixe, soit tu me mets tout seul. »
Il m’a répondu : « Je vais te mettre quelqu’un qui pourra subvenir à ses besoins lui-même. » Ce n’était pas vraiment ça le problème, mais il ne voulait pas l’entendre. Et un nouveau mec est arrivé, un renoi de 24 ans. De premier abord, il était comme tout le monde ; mais le soir, il me regardait bizarrement. Je ne le sentais vraiment pas, j’avais peur que ça parte en cacahuète. Je suis peut-être gay, mais je ne suis pas une salope : s’il faut se taper, j’y vais. J’en ai parlé à mon responsable SPIP, lui savait pour ma situation, mon orientation sexuelle. Il m’a dit « Je te propose d’aller voir ton chef de bâtiment. Tu discutes avec lui, tu lui expliques que tu es homosexuel. Il est bien, il ne te jugera pas... » C’est ce que j’ai fait. Le soir-même, il a jeté la personne qui était avec moi. Et il m’a déménagé ensuite en cellule individuelle. »
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« Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pour quoi les Cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pleurer le jour »
Il existe bien peu de témoignages, à part celui de Jean Genet dans Le Condamné à mort et dans Le Journal du voleur, pour parler de l’homosexualité en prison. Officiellement, elle n’existe pas. Mais des capotes sont en permanence disponibles au service médical.
Quelques textes de sociologie, au détour d’un chapitre sur l’étude de la poursuite d’une hétérosexualité normée en détention4, qui s’interrogent plus sur le fait de changer de pratiques sexuelles à l’épreuve de la prison que sur une homosexualité préexistante.
Les parloirs sexuels, tout le monde les connaît. En maison centrale et en centre de détention, on ne compte plus les bébés nés de ces moments laissés à l’appréciation et aux yeux fermés des surveillants.
À ce jour, seuls 18 des 191 établissements pénitentiaires français disposent d’Unités de visite familiale, meublés de type F3 permettant aux détenus de recevoir leurs proches pour une durée allant de six à quarante-huit heures, et ce sans surveillance.
Et sinon, il y a le rituel du premier samedi du mois.
Les loups sont de sortie. 23 heures 55, ça commence à hurler aux fenêtres. Le porno de Canal + va commencer. Puis le silence se fait. Comme le décrit si bien Jean-Marc Rouillan dans l’une de ses chroniques carcérales5 : « L’air vibre d’un orage sécuritaire. L’air manque. La pourriture empuantit les cervelles. Dans les cellotes, la côte d’alerte est atteinte. Sarko lave plus bleu marine et l’UMP nous joue l’amour d’été avec le FN. Dans le noir, les taulards zappent sur un film de cul. Pornographie pour pornographie, autant qu’elle soit bandante. »
Pour les gays, on en sait peu, on n’en sait rien. C’est sans doute que, comme pour les pointeurs6, le risque est trop grand de parler dans cet univers ultra-machiste qu’est la prison.
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« J’ai dû attendre trois mois avant d’avoir mon premier parloir, le temps que la police fasse une enquête de moralité, tout ça... Les parloirs, c’était chaud, quand même ! Parce que mon mec ne fait pas du tout hétéro : j’avais peur de la réaction des autres détenus. Quand je me retrouvais dans la petite salle d’attente, avec d’autres prisonniers, avant d’aller au parloir, je disais que c’était mon beau-frère. J’expliquais : « Mon beau-frère vient parce que ma copine n’a pas pu venir. » Ça pouvait passer. Pendant le parloir, je restais sur mes gardes, mais j’appréciais le moment, parce qu’il était unique. Et puis, c’était bien en même temps, parce qu’il y avait l’interdit de la chose. Il fallait se cacher, il ne fallait pas se faire capter. Ces minutes-là, je les savourais. Tout avait un autre sens. Se préparer, se faire beau pour lui. Et voler des baisers.
Ce qui m’a surtout aidé à tenir, ce sont les courriers et l’écrit. J’ai envoyé des dizaines de lettres, tous les jours. Et tous les jours, il m’écrivait ; c’est-à-dire que tous les midis, j’attendais ses mots. La dame en charge du courrier le déposait à peu près à l’heure de bouffer.
Il faut savoir qu’en détention, tout ton courrier est censé être lu par un membre de l’Administration pénitentiaire. Ça m’inquiétait. Alors j’ai voulu savoir comment ça se passait, qui lisait le courrier, si c’était des surveillants ou quelqu’un d’autre. Et un jour, en sortant de formation, j’ai vu une dame en blouse grise, métisse, vachement belle, élégante, elle transportait un bac et plein de courrier dedans. Je suis allée la voir : « Ouais, excusez-moi, j’ai pas reçu mon courrier... » Elle m’a demandé mon nom, puis m’a sorti direct mon numéro de cellule. C’est là que j’ai capté que… Enfin, qu’elle savait que j’étais gay. Elle m’a dit : « Ne t’inquiète pas, c’est mon travail. » Et moi : « Vous n’allez rien dire ? Surtout, vous ne dites rien ! » Elle m’a rassuré, à nouveau, « Ne t’inquiète pas, c’est mon travail », avec un grand sourire, super aimable. Ça m’a fait du bien, parce que je me suis dit : finalement, c’est une dame qui lit mes courriers… Je préférais.
On s’écrivait tous les jours, je regrette un peu cette époque-là. C’est vrai que les écrits restent. Une correspondance comme ça, c’est beau et spécial. Tu vis autrement la chose, tu perçois tout différemment.
J’ai gardé toutes les lettres, bien sûr. Je viens d’acheter un grand classeur et je vais essayer d’en faire un beau truc, parce que c’est quand même une étape assez importante dans une vie. On est bien ensemble, on continue ensemble. Et je veux me souvenir, me rappeler qu’il y a eu cette période-là, qu’on a survécu au pire. Ensemble.
Mais je ne disais pas non plus tout à mon copain. Je savais qu’il n’était pas dans une situation facile, notamment financière, vu qu’il était juste apprenti et qu’il m’envoyait des mandats. Et j’essayais de faire la part des choses en me disant que si ma situation était très difficile, la sienne devait l’être encore plus. Je relativisais, lui expliquais que tout allait bien, même si son absence me pesait. Ne pas le voir et le savoir dehors, c’était dur. Mais je ne lui montrais pas, je l’appelais pour le rassurer. Et je l’ai fait encore davantage quand j’ai réussi à me procurer un portable, avec un forfait illimité. Je pouvais le garder longtemps en ligne, c’était bien.
En prison, il ne faut surtout pas se laisser abattre. T’en vois certains, ils restent recroquevillés dans leur cellule. Moi, je ne voulais pas niquer ma vie. Alors j’ai essayé d’utiliser ce temps perdu pour faire quelque chose. Pour me reposer et faire le point sur moi, psychologiquement. Pour revoir mes priorités, mes objectifs, et surtout dessiner mon chemin. Pour faire attention aux gens, tout en faisant abstraction de leur connerie. C’était mon point d’honneur.
C’est pour ça que maintenant je peux me montrer très colérique : je ne supporte pas qu’on me dicte ce que j’ai à faire. Je ne le supporte plus. Ma seule liberté c’est de vivre pleinement ce dont j’ai envie. »
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Sauf que la liberté, à la sortie, c’est une conditionnelle assortie d’un bracelet électronique avec des heures de sortie correspondant aux heures de travail indiquées par le futur employeur. Au moindre retard, c’est le retour au cachot.
Le patron, entre-temps, a fait faillite. Il fallait trouver d’urgence un autre poste ; ce sera le chantier d’insertion évoqué plus haut. Mais les heures ne coïncident plus ; c’est de haute lutte et après plusieurs entretiens que le Juge de l’application des peines accepte de laisser notre jeune dehors.
Il valide avec le Trésor public ses échéanciers pour rembourser les parties civiles, s’inscrit à la Mission locale pour entrer en formation et trouver des financements, continue à voir régulièrement ses éducateurs.
On lui enlève enfin le bracelet, deux mois de bonheur et de vraie liberté ; seulement voilà que deux vieilles peines sorties d’on ne sait où lui retombent sur le râble. Seize mois. Découragement.
Bien sûr, se dire que le plus dur est passé, que tout va bien au taf, que ces foutues peines vont pouvoir être aménagées, sans doute en un nouveau bracelet. Et un énième rendez-vous avec le JAP. C’est reparti pour au moins un an.
Ne rien lâcher. Ne pas se résigner.
Et la seule question qui vaille...
Oui, ils sont toujours ensemble.
1 Service pénitentiaire d’insertion et de probation. Cette division du ministère de la Justice a pour fonction de favoriser la réinsertion des personnes placées sous main de justice.
2 Système artisanal fait d’une corde liée à un sac plastique lesté qui permet aux détenus de s’échanger divers produits via les fenêtres de leurs cellules.
3 Quartier de la prison réservé aux personnes venant d’être incarcérées, avant leur affectation dans un bâtiment.
4 Sexualité et prison, désert affectif et désirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, éditions Max Milo, 2009.
5 Cachot bouillant, in CQFD, juillet 2005.
6 Personnes accusées de délinquance sexuelle. À lire, l’article « Numéro d’écrou 29.349 DCD », publié dans le numéro 5 d’Article11 (juillet-août-septembre 2011).