jeudi 11 décembre 2008
Le Cri du Gonze
posté à 09h30, par
43 commentaires
Il y a ceux qui écrivent le drame d’un continent comme ils le feraient d’un roman tragique, histoire sombre mais passionnante de l’exploitation de ceux d’en bas et de leur mise au pas. Et il y a ceux qui parent leurs discours creux et convenus des ores médiatiques et du flonflon publicitaire. Disons, d’un côté Galeano, de l’autre BHL : entre les deux, on a choisi. Et vous aussi…
"L’atmosphère générale est au désespoir. Seul un changement de perspective historique peut permettre d’éclairer nos ténèbres. Souvenons-nous que nous avons bien souvent été surpris au cours du XXe siècle. Surpris par l’apparition soudaine d’un mouvement populaire, par le brusque renversement des tyrannies, par l’étonnante renaissance de flammes que l’on croyait éteintes.
Nous devons retrouver cette tradition qui, d’une révolution à l’autre, s’est faite rare dans l’Europe qui l’a vu naître : ne pas quitter le rang des déshérités et ne jamais servir les maîtres ! "
Je vais être franc avec vous :
Ce billet n’est pas ce qu’il devait être. En cours de route, il a dévié, pris la tangente, pour finalement amerrir là où il n’était pas attendu.
Au départ, ce devait être un compte-rendu de lecture précis et détaillé consacré à un livre qui m’a profondément marqué : « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine ». L’oeuvre d’un intellectuel uruguayen, Eduardo Galeano. Et surtout le bouquin essentiel pour qui voudrait se plonger dans l’histoire tumultueuse de l’Amérique Latine à partir du moment ou les puissances occidentales (Espagne et Portugal d’abord, puis Angleterre et évidemment Etats-Unis) s’avisèrent du fait que, non seulement les civilisations du coin (Incas, Aztéques, Mayas…) possédaient des trésors faramineux, mais que la terre là bas regorgeait de richesses. L’histoire effarante du pillage systématique d’un continent.
Comme le mildiou sur une récolte, l’homme blanc déferla sur l’Amérique Latine, et durant cinq siècles l’écrasa sous son joug de fer au nom de sa prétendue supériorité. Sous la plume d’un indien Nahuatl des environs de 1550 évoquant les troupes de Cortès, cela donne :
« Comme le feraient des singes, ils soulèvent l’or, ils s’assoient avec des gestes qui miment leur jubilation, on dirait que leurs cœurs sont rajeunis et illuminés. Il est évident que c’est ce qu’ils désirent avidement. Tout leur corps se dilate à cette idée, ils montrent à cet égard un appétit furieux. Ils convoitent l’or comme des porcs affamés. »
Et sous celle d’Eduardo Galeano :
« La division internationale du travail fait que quelques pays se consacrent à gagner, d’autres à perdre. Notre partie du monde, appelée aujourd’hui Amérique latine, s’est prématurément consacrée à perdre depuis les temps lointains où les Européens de la Renaissance s’élancèrent sur les océans pour lui rentrer les dents dans la gorge. »
Au final, un tableau précis de cinq siècles d’impérialisme occidental, un livre plus que nécessaire dont le seul défaut est d’avoir été réactualisé pour la dernière fois en 1978.
Mais voilà, si j’envisage encore de terminer ce billet (un jour, promis), il s’avère que l’ampleur du sujet traité ainsi que mon respect profond pour l’ouvrage en question sont incompatibles avec ma petite forme en ce matin chilien brumeux. En clair, plus je scribouille sur le sujet, moins j’ai l’impression de servir sa cause. Il y a des jours comme ça...
Par contre, pour qui s’intéresse aux problématiques liées au travail d’historien, il y a une chose qui saute aux yeux, et qui à mon avis mérite d’être relevée : c’est qu’Eduardo Galeano fait partie de ces (trop) rares intellectuels contemporains qui refusent de se conformer au moule de l’histoire officielle, celle qui s’enseigne dans les écoles et règne dans les médias.
Son livre, s’il est documenté et précis, est tout sauf un travail universitaire et conventionnel. Galeano écrit avec ses tripes, avec sa souffrance. Il a vu son pays, l’Uruguay, dévasté par l’ingérence des Etats-Unis et gouverné par des fantoches tortionnaires. Il a vu le peuple qu’il côtoyait et aimait torturé et enfermé, l’ensemble d’un continent livré aux appétits de puissances économiques totalement indifférentes aux sorts des êtres humains.
Alors, quand il a fallu livrer un compte-rendu de cet esclavage qui cachait son nom, de dresser le tableau de ces cinq siècles d’horreur motivées par la soif de l’or, Galeano n’a pas seulement listé les faits historiques et fait étalage de ses connaissances sur le sujet. Non : il a pris parti, s’est impliqué dans son sujet. Cette longue litanie de douleurs et de morts qui ne semble pas avoir de fin, Galeano la conte avec une colère qui ne se cache pas.
Car, comme Howard Zinn, autre grand historien dissident, Eduardo Galeano se méfie de l’histoire officielle. Et comme Zinn1, il se penche en priorité sur l’histoire des opprimés, de « ceux d’en bas ».
Seule différence : Quand Zinn retrace l´histoire du syndicalisme américain, de la condition ouvrière dans les grandes villes de Californie, ou de la lutte pour les droits civiques des populations noires du Sud des Etats-Unis, Galeano convoque la figure des mineurs boliviens, des ouvriers des champs de pétrole vénézuéliens ou des dernières communautés d’indiens Mapuche résistant encore et toujours à l’envahisseur. Si le cadre géographique et humain change, le but reste le même, chez l’un comme chez l’autre : redonner au peuple la place qu’il mérite dans l’histoire : la première…
Autre similitude entre les deux historiens : la clarté de leurs livres et la finesse de leurs styles. Car pour raconter cette histoire populaire, la désembourber de sa version officielle, il est essentiel de se débarrasser du sabir universitaire et du langage hermétique habituel. Ce que Galeano explique, en conclusion de l’ouvrage :
« Je sais qu’il a pu paraître sacrilège que ce manuel de divulgation parle d’économie politique sur le ton d’un roman d’amour ou de piraterie (...). Je soupçonne l’ennui de servir ainsi, trop souvent, à bénir l’ordre établi, en confirmant que le savoir est un privilège des élites. »
Et donc, ce que d’aucuns raconteraient en autant de grands mots creux, Galeano le traite sur le ton du roman, insufflant vie à son récit. Certains le lui reprochent, sûrement les mêmes qui reprochent à Zinn son approche trop « humaine » de la science
historique. Ou qui vilipendent Noam Chomsky ou Alain Badiou pour leurs prises de position frontales respectives (l’un contre l’impérialisme ricain, l’autre contre le vent de « réaction » soufflant de par chez nous).
Chez Galeano comme chez eux, le traitement de l’histoire est synonyme d’engagement2 : il s’agit de mettre les mains là où les plumes conventionnelles (qu’elles soient médiatiques ou universitaires) ne vont pas. A cette « Trahison des Clercs »3 dont parlait déjà Julien Benda en 1927, rares sont ceux que l’on peut poser en contre-exemples. Ils n’en sont que plus précieux.
1 Dont il te faut absolument, si ce n’est déja fait, acquérir l’intégralité de ses livres traduits, publiés par Agone.
2 Pour Galeano, cet engagement se paya d’un exil forcé en Espagne, les dictatures uruguyaennes et argentines ayant mis sa tête à pris après la parution du livre
3 Ici, je voulais déverser quelques couches de fiel sur la figure de l’intellectuel français à paillettes, dans la plus belle tradition BHL/Finki/Fog ultra-vide et puis finalement je me ravise. A quoi bon répéter ce que tout le monde sait ?