lundi 23 janvier 2012
Politiques du son
posté à 10h34, par
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La musicologue Suzanne G. Cusick a largement documenté l’usage par l’armée états-unienne de la musique comme moyen de torture dans la « guerre contre le terrorisme »1. Phénomène nouveau, dit-elle : on bombarde à plein volume et pendant des jours d’affilée dans les cellules des morceaux de rap, de metal ou de pop.
Cette chronique est parue dans le numéro 2 de la version papier d’Article112.
On peut tracer la généalogie de l’usage de la musique pour briser les terroristes présumés, une forme de torture par saturation donc, dans ce qui semble a priori son exact opposé : la privation sensorielle. À la fin des années 1940, la CIA tout juste née développe un vaste programme de contrôle mental, afin de ne pas se laisser distancer par l’expertise soviétique dans le domaine des extractions de confessions3. Plusieurs millions de dollars sont employés à comprendre les mécanismes de la conscience et à maîtriser les « modifications du comportement » : c’est le projet MKUltra, auquel sont associés la Grande-Bretagne et le Canada. Les premières expérimentations se font au moyen de LSD et d’hypnose, mais s’orientent bientôt sur les effets de la privation sensorielle.
En 1954, un psychologue canadien de l’Université de McGill, le Dr Donald O. Hebb, publie un premier rapport d’expérience : vingt-deux de ses étudiants ont été payés de manière très incitative pour « rester allongés dans un caisson 24h sur 24 », tous leurs sens bloqués : lunettes opacifiantes, isolation sonique, gants épais. La plupart des étudiants abandonnent au bout de deux à trois jours : ils ne parviennent plus à développer une pensée cohérente. Hebb parle de l’expérience comme d’un « succès ». En 1955-56, au National Institute of Mental Health (NIMH), le Dr John C. Lilly immerge deux volontaires dans un caisson rempli d’eau, ce qui leur occasionne, après quelques heures seulement, des hallucinations. Comprenant plus tard que la CIA n’avait pas l’intention d’utiliser ses recherches « dans un sens positif », Lilly démissionne du NIMH.
À la même époque, le Dr D. Ewen Cameron, président de l’American Psychiatric Association et théoricien sans scrupules du « Psychic driving » (« le pilotage psychique »), est à la tête du Allan Memorial, la section psychiatrique de l’Université de McGill. Il y développe une recherche sur « les effets sur le comportement humain de la répétition de signaux verbaux », qui permet, dit-il, de « briser l’individu comme après un long interrogatoire ». Entre 1957 et 1963, une centaine de patients admis là pour des problèmes psychologiques deviennent ainsi les cobayes involontaires du « Sous-projet 68 » de MKUltra, une méthode de « déstructuration » mêlant coma artificiel, électrochocs, et port d’un casque (ou hauts-parleurs placés sous l’oreiller du patient) pendant vingt-et-un jours avec une cassette répétant en boucle des phrases comme « ma mère me déteste » ou des enregistrements de séances avec le psychiatre4.
En 1963, un rapport dénonce les problèmes éthiques soulevés par ces recherches, Hebb parle de « l’imbécilité criminelle » de Cameron, et MKUltra, aux résultats par ailleurs mitigés, est officiellement stoppé. Mais la CIA en diffuse la même année les expériences via le Manuel Kubark, qui définit les méthodes d’interrogatoire de l’Agence. La propagation de ces pratiques se poursuit ensuite via deux canaux : l’un est connu de longue date, c’est le Projet X, qui de 1966 à 1991, répand les techniques contre-insurrectionnelles de la CIA auprès des tortionnaires d’Amérique du sud et centrale, à travers une nouvelle série de manuels et via l’École des Amériques.
L’autre canal a été mis au jour plus récemment, par une journaliste du New Yorker, Jane Mayer5 : en 2005, elle relève la présence à Guantánamo et dans d’autres prisons secrètes de la CIA de « BSCT », les Behavioral Science Consultation Teams (« équipes de consultants en sciences comportementales »). Ces psychologues et psychiatres ne sont pas là pour aider les détenus, mais pour conseiller les militaires sur les techniques d’interrogatoire, et pour ce faire ils mettent à profit, en le détournant, l’entraînement qu’ils ont reçu via le programme SERE (Survival, Evasion, Resistance and Escape6). Mis en place à l’issue de la guerre de Corée pour préparer le personnel états-unien au risque de capture dans des pays « non-démocratiques », SERE forme ces derniers à résister à la torture. Mais certains l’envisagent comme un apprentissage : les techniques les plus brutales employées à Guantánamo proviennent de là, notamment la simulation de noyade ou « la pression par le bruit », consistant à bombarder le détenu de musique, de pleurs de bébés ou de miaulements de chats.
Lors du débat suscité par ces découvertes, au milieu des arguments minimisant l’effet de la « torture blanche » ou la justifiant « pour les terroristes », le Sénateur républicain McCain, peu susceptible de pensées subversives7, mais qui avait lui-même subi la torture au Vietnam, s’oppose à ces pratiques : « Il ne s’agit pas de savoir qui ils sont, mais qui nous sommes. »8. Excellente question.
1 Voir « Music as tweapon/Music as torture », Transcultural Music Review, 2006
2 Et elle a fait partie du travail préparatoire de l’essai Le Son comme arme, les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011).
3 Sur le Projet MKUltra, les références proviennent de l’ouvrage très fourni d’Alfred W. McCoy, A question of torture - CIA interrogation, from the Cold War to the War on Terror (Holt, 2006)
4 John Marks, The Search for the Manchurian Candidate (Times Books, 1979)
5 Jane Mayer, « The experiment », The New Yorker, 11 juillet 2005
6 « Survie, évasion, résistance, fuite »
7 McCain est opposé à l’avortement, favorable à la peine de mort, et partisan du renforcement de la lutte contre « l’immigration illégale ».
8 Déclaration au Sénat lors de la session du 25 juillet 2005